Documentaire

On ne naît pas petite fille, on le devient – sur Petite fille de Sébastien Lifshitz

Journaliste

Prolongeant son exploration des marges sexuelles et identitaires, depuis Wilde Side ou Bambi, mais aussi son approche de la jeunesse, avec son récent film Adolescentes, le cinéaste Sébastien Lifshitz concentre son attention dans Petite fille sur l’expérience d’une enfant de sept ans, touchée par le dysphorie de genre. Le récit d’une transformation vécue à la fois comme une évidence intérieure, une transgression des normes et une lutte pour reconnaître le droit à devenir fille, à défaut de naître fille.

« Qu’est-ce que je vais devenir si je ne peux pas être une fille ? » C’est à cette question de son jeune fils en panique, verbalisée avant même l’âge de raison, que doit répondre une mère affrontant la souffrance d’un enfant troublé par son genre. Que veut dire devenir une fille quand on est né dans le corps d’un garçon, et qu’à l’âge de sept ans, cette transformation se vit comme une évidence intérieure que rien, en dépit des normes sociales écrasantes, ne peut entraver ?

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Attentif au sujet des transexuels, et plus globalement des choix de vie à la marge des normes sociales et sexuelles dans tous ses films, fictions (Presque rien, Wild Side), ou documentaires (Les invisibles, Bambi, Les vies de Thérèse…), Sébastien Lifshitz creuse son grand sujet (quasi totémique à travers sa critique des tabous) dans son nouveau documentaire, Petite fille.

La cohérence de son parcours de cinéaste, ouvert depuis vingt ans aux récits et aux visages d’individus revendiquant leur liberté sexuelle contre un ordre moral dominant, se déploie ici pleinement, en développant une approche empathique et une écoute toujours aussi vives. Mais il en renouvelle en même temps le cadre, puisque la marge qu’il consigne se joue cette fois dans le moment séminal de l’enfance, et non plus dans celui de l’âge mûr, incarné par les personnages de ses anciens films (Thérèse, Bambi…). La petite fille qu’il filme ici, Sasha, sept ans, est aussi loin de l’âge des deux héroïnes (Emma et Anaïs) de son précédent documentaire, Adolescentes (sorti en septembre en salles), filmées durant cinq années, de treize ans à dix-huit ans.

Nouveau dans son paysage esthétique, ce retour vers la petite enfance est d’autant plus beau qu’il semble prolonger, jusque dans la concrétisation d’une boucle temporelle et générationnelle, la raison même qu’il a de filmer : faire face à des êtres pris dans les tourments de leur identité et tenus de lutter, toute leur vie, pour se faire reconnaître, entre vitalité pure et douleur tue. Des premiers aux derniers jours.

Le film avance à la manière d’une guerre déclarée contre les regards extérieurs, les normes scolaires, les rejets sociaux.

Pour expliquer l’origine de son nouveau film, Sébastien Lifshitz avoue avoir été interpellé en 2013 sur le tournage de son documentaire sur la transexuelle Bambi, lorsque celle-ci lui confia qu’elle avait ressenti dès l’âge de trois ans son identité féminine, comprenant ainsi que « la question de l’identité était totalement séparée des questions de sexualité qui apparaissent à l’adolescence, au moment où le corps change ». D’où son envie de raconter l’histoire d’un enfant qui vivrait ce même trouble identitaire. L’origine d’un monde inversé. La fin d’un mâle assigné. Ou une façon de dire, à la manière de Simone de Beauvoir : on ne naît pas petite fille, on le devient.

C’est donc autant en terrain vierge (l’enfance) qu’en terrain familier (le trouble dans le genre) que Sébastien Lifshitz s’aventure dans Petite fille, grand film qui procède moins de la volonté de dévoiler les secrets d’un désir que de celle d’écouter les voies de son accomplissement. Plus que le portrait achevé d’un petit garçon devenu petite fille, le film se concentre sur une forme de bataille, menée par une famille soudée, unie derrière la mère, pour accompagner Sasha là où ses sens la guident.

De ce point de vue, Petite fille évacue le sujet de l’interrogation sur la nature d’un désir parfois perçu comme une étrangeté, voire comme une pathologie. Comme l’explique une pédopsychiatre de l’hôpital Robert Debré à la mère de Sasha, la dysphorie de genre, c’est-à-dire cette inadéquation entre son sexe assigné et son identité de genre, existe comme un état de fait, et n’a pas besoin de facteurs explicatifs pour la justifier ou la disqualifier. Elle existe, point ; sans qu’on sache très bien comprendre son origine. Karine, mère courage, se rassure ainsi à l’écoute du médecin qui la déculpabilise. Car, reconnaissant qu’elle avait souhaité avoir une fille durant sa grossesse et qu’elle a aussi fait le choix d’un prénom mixte, Sasha, elle crut longtemps à sa responsabilité inconsciente dans le trouble de son fils, comme une faute originelle logée dans les limbes de sa propre vie intime.

Effaçant enfin les soupçons qu’elle avait sur elle-même, Karine s’affirme alors sous les yeux de Sasha et du cinéaste complice comme une puissance d’énergie militante engagée contre la transphobie, sous laquelle vibre la cause d’une mère : défendre la différence de son enfant, le protéger contre les attaques quotidiennes, contre les moqueries de cour d’école, contre les humiliations des adultes cassants. « C’est son combat, mais c’est aussi le mien, le combat de ma vie », confie-t-elle à Sébastien Lifshitz.

Partant donc du postulat d’une absence de responsabilité parentale et d’un état de fait physiologique et mental, étayé par les sensations répétées de Sasha depuis l’âge de 3 ans, le film avance à la manière d’une guerre déclarée contre les regards extérieurs, les normes scolaires, les rejets sociaux, bref contre l’ordre social fermé à la possibilité d’envisager qu’une petite fille puisse se sentir « coincée dans le corps d’un garçon », comme l’exprime le frère bienveillant. Outre d’enregistrer les mots et les silences d’une souffrance à géométrie variable, rentrée, à fleur de peau ou explosive, comme lorsque Sasha se met à pleurer dans le bureau de la psychiatre en rappelant ce qu’elle subit à l’école, la beauté du film résulte de la douceur d’une famille entière qui ne lâche rien au nom de l’idée d’une enfance heureuse, sinon de l’humanité toute entière, qu’elle se fait. Une douceur acharnée.

Ce que Lifshitz traduit admirablement par ses images habitées et le montage de tous les instants partagés au plus près du clan familial, c’est combien la bataille ne vaut que par la douceur qui la conditionne. Si Karine est sans cesse prête à affronter tous ceux qui ne veulent pas aider et comprendre sa fille (le directeur d’école obtus, la professeur de danse humiliante, le camarade de classe…), c’est au nom d’un amour filial et d’une revendication pour le droit à la différence. Deux espaces sociaux concentrent l’attention du cinéaste au cœur de cette épreuve de force : l’école, dont le directeur (qui reste hors-champ) veut faire entrer Sasha « dans le droit chemin », et l’école de danse, où les professeurs maintiennent la petite fille dans la peau d’un garçon (« bonhomme »), en lui faisant porter un costume rouge, lorsque les filles portent des robes bleues. Avant de l’exclure manu militari, en lui fermant un jour la porte au nez.

Perdue tel un poisson solitaire, sautillant derrière un banc de filles, Sasha traduit par la fragilité tenace de ses gestes infra-féminins, un peu maladroits mais prêts à s’affiner, sa quête absolue d’un corps qui lui appartient mais qu’on lui refuse. Et qu’elle doit s’approprier pour attester son existence. En l’empêchant de poursuivre son envol au cœur de son ballet rêvé, « on lui vole son enfance », regrette sa mère.

Grâce à son art de la proximité distanciée, à la délicatesse de son regard, attentif sans jamais être intrusif, Sébastien Lifshitz fait de Petite fille un film éblouissant et renversant sur l’enfance.

De bout en bout, le film balance entre le sentiment d’une évidence et le rappel de la loi naturelle, entre l’appel d’un corps et l’absence d’un écho, comme la marque d’une impossibilité sociale de comprendre les enjeux d’une histoire particulière. Découvrant tout au long du film Sasha dans sa vie quotidienne (à la maison, chez le docteur…), jusqu’à la révélation des photos du temps de la petite enfance (où la silhouette d’un garçon est plus claire), nous découvrons moins une fille accomplie qu’un enfant se rêvant fille ; autant dire une fille en puissance. La puissance de cette puissance potentielle est l’objet du film, qui a l’intelligence de ne rien proclamer sinon la croyance dans la souveraineté d’un enfant au plus près de son désir, au plus près de ceux qui l’accompagnent sur le seul chemin qui vaille : celui qui le mène là où il se sent exister, fût-ce au prix d’un renversement identitaire et d’une déconstruction de critères fixistes.

Ce trouble dans le genre de Sasha se reflète dans le trouble du genre du film lui-même. Comme si la dureté des normes, les douleurs et les pleurs d’un enfant, souvent éprouvants pour le téléspectateur, à la fois ému et scandalisé, étaient neutralisés par le plus vaste et plus fort élan d’affection et de tolérance familiale. Ce mélange de rugosité et de délicatesse transpirent dans tous les plans, traversés par le double sentiment de colère et de tristesse de l’enfant, que le cinéaste traduit dans la grammaire même de ses images, traversées par cette dualité affective.

Autant que les mouvements et les expressions du visage de Sasha, filmée en train de jouer, de s’habiller, de danser, comme livrée au mystère de sa vie intérieure, Petite fille s’attarde sur les gestes qui la relient à sa mère. Des gestes d’attention précieux (une incarnation du care, en quelque sorte) qui renvoient autant à un sens de l’écoute qu’à des conseils avisés, à une façon de protéger un corps autant que de le laisser souverain, offert à sa propre autonomie. Si Sébastien Lifshitz filme en effet « à hauteur d’enfant », pour « adopter le plus possible le point de vue de Sasha », dit-il, il filme tout autant à « hauteur de maman », cherchant surtout à saisir la force d’un lien entre un désir et une espérance, un devenir et une sagesse, un élan et une protection.

Grâce à son art de la proximité distanciée, à la délicatesse de son regard, attentif sans jamais être intrusif, à sa façon de faire vibrer au cœur du film une tension narrative tout en s’ajustant aux surgissements du réel, Sébastien Lifshitz fait de Petite fille un film éblouissant et renversant sur l’enfance, comprise ici comme cet âge où tout se sait à défaut de se faire, où la conscience de soi passe par le langage du corps plutôt que par la soumission aux normes, naturelles et sociales.

Cet attachement viscéral à la voix tremblée d’un enfant coincé dans une enveloppe corporelle rejoint toutes les voix oubliées et invisibilisées qui peuplent le cinéma de Sébastien Lifshitz. Un cinéma qui nous rappelle que les marges, même les plus extravagantes, portent en elles la vision intensifiée d’une humanité déchirée, au service de laquelle les images peuvent se mettre, comme une mère accompagne son enfant sur le chemin de sa révélation. Il n’y a rien de plus beau dans la vie que ce geste d’accompagnement, dont Petite fille pousse la grandeur jusqu’à l’incandescence.

Petite fille, documentaire réalisé par Sébastien Lifshitz, sera diffusé sur Arte le mercredi 2 décembre à 20h50.


Jean-Marie Durand

Journaliste, Éditeur associé à AOC

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