Essai

Fake news et régimes de vérité : lire Pierre Bayard en pensant au cinéma

Journaliste

Dans Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ?, Pierre Bayard fait l’éloge de la fable, ou plutôt de la fabulation, en prenant pour exemples des histoires qui, tout inexactes soient-elles, ont eu des effets positifs. Écrit avec une virtuosité qui mêle en un tourbillon Sigmund Freud et Orson Welles, Hannah Arendt et Anaïs Nin, un survivant polonais du Goulag et la victime d’un fait divers à New York, l’essai ne cesse de brouiller les genres, les modes d’énonciations, les dispositifs de référence et de véridiction. Un regret toutefois : l’auteur présuppose une opposition binaire entre régime de vérité et régime de fausseté, à laquelle semble pourtant échapper le cinéma…

Il y eut d’abord un soupir de soulagement à la parution de Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ? de Pierre Bayard (Éditions de Minuit). Avec l’auteur érudit et pince-sans-rire de Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? (Éditions de Minuit, 2007) se profilait la possibilité de déplacer et d’interroger un débat devenu étouffant, ou à tout le moins trop réducteur, qui porte néanmoins sur un sujet de première importance. Il s’agissait en effet – il s’agit toujours – de la possibilité de faire face à l’instrumentalisation des réseaux sociaux et des médias par des propagandistes ennemis de la démocratie en utilisant ce qui est désigné, par leurs adversaires, comme fake news – et à l’occasion revendiqué par ceux qui les mettent en œuvre comme « vérités alternatives ».

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Contre ce phénomène aux effets concrets considérables, qui tuent, détruisent et ruinent des hommes, des femmes, des enfants, des animaux et des plantes, des milieux vivants et des collectivités dans le monde entier, la principale ligne de défense mise en place jusqu’à présent a été le travail de scientifiques et de journalistes.

Au-delà de tout ce qui les différencie, ces deux corporations fonctionnent en présupposant qu’il existe une réalité factuelle identifiable et descriptible à laquelle peut s’appliquer un discours véridique. Une immense littérature aussi bien que l’expérience quotidienne témoignent pourtant que, si la vérité est un horizon vers lequel chacun.e, à commencer par les membres de ces deux communautés qui en font en quelque sorte profession, devrait tendre, cet horizon est assurément susceptible d’être approché, sans jamais être atteint.

L’immense corpus des STS (Science and Technology Studies) a amplement documenté comment les certitudes scientifiques comportent, et même exigent, la possibilité d’être remises en question par de nouvelles découvertes et dépendent de multiples facteurs sociaux, techniques, etc. De même, d’après le b.a.-ba du journalisme, il convient de tendre vers l’objectivité, alors même qu’on ne saurait être exempt de biais, d’angles d’approches particuliers, d’ailleurs tout à fait souhaitables au nom de la diversité de points de vue, des regards, des sensibilités, des compréhensions du monde.

On assiste depuis quelques années à l’essor, ô combien souhaitable, de la vérification des faits (fact checking en globish), vérification qui était supposée être la base du journalisme et connaît une nouvelle vogue en réponse à la diffusion massive des fake news. Mais cet essor bute d’emblée sur deux obstacles : son absence de prise sur qui porte foi aux autres récits, aux dites « vérités alternatives », et son incapacité à prendre en compte les limites intrinsèques, vis-à-vis de cet idéal de vérité factuelle, du journalisme et de la science. C’est là que nous avions bien besoin d’un excellent connaisseur des procédures du récit et des manières dont il construit, consciemment ou pas, des représentations, ce qu’est assurément Pierre Bayard. Après l’avoir lu, vient le sentiment que nous en avons toujours autant besoin, et que Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ? n’aide finalement guère à sortir de la double impasse qu’on vient d’évoquer.

Pierre Bayard entreprend d’illustrer les vertus de la fable, ou plutôt de la fabulation.

Le livre annonce clairement son projet. Il s’agit de « montrer que non seulement la fable est aussi ancienne que l’être humain, mais que sa pratique, qui lui est consubstantielle, mérite d’être reconnue et encouragée, tant elle est utile au progrès collectif comme à l’équilibre personnel de ceux qui y recourent. » Qui a un peu lu Bayard se défiera de cette clarté, comme il faut se défier de ce que montre avec ostentation un prestidigitateur, cet auteur s’étant fait une spécialité, souvent très stimulante, des démonstrations à double-fond et des envols d’improbables colombes littéraires sorties des manches de son érudition. Alambiquée, notamment du fait de l’étrange incise « qui lui est consubstantielle », l’affirmation dit en fait une banalité, du moins tant qu’on accepte cette généralité de « la » fable.

Au cours du livre, on aura droit en lieu et place à « la » fiction ou à « l’invention littéraire », évoquée y compris dans des contextes qui n’ont rien à voir avec la littérature, sauf à prétendre que tout énoncé (journalistique, scientifique, juridique, techniques, etc.) relève de la littérature, ce qui demanderait quelque argumentation. Le premier biais, déterminant dans les développements de l’ouvrage, consiste à entretenir la confusion entre toutes formes d’énoncés, soit la même chose que ce que font les producteurs de fake news, et avant eux les marchands décomplexés d’infotainment et de docudramas sans conscience.

Pierre Bayard entreprend d’illustrer les vertus de la fable, ou plutôt de la fabulation qui n’est pourtant pas la même chose – fabulation délibérée ou non, consciente ou pas –, en une série de brefs chapitres, tous construits sur le même schéma rhétorique. Il commence par résumer une histoire telle qu’elle fut narrée et crue, puis décrit en quoi cette histoire ne correspond pas à « la réalité des faits » dont elle prétendait rendre compte, pour dans un troisième temps essayer de démontrer que, toute éloignée des faits qu’ait été ladite histoire, elle a eu des effets bénéfiques, à un titre ou à un autre.

Dans ce scénario apparaît un personnage négatif, surnommé « le chicaneur », celui ou celle ou ceux qui se sont avisés d’aller vérifier les faits et ont cru bénéfique de montrer combien le récit s’écartait de leur déroulement effectif. Loin d’apparaître comme les justiciers ayant rétabli le déroulement d’actes incontestablement falsifiés, ces personnages qui sont autant d’avatars des fact checkers actuels apparaissent simultanément comme des balourds qui croient que la factualité des événements est ce qu’il y a de plus important, comme des rabat-joie qui détruisent les plaisirs nombreux et les bénéfices divers que l’affabulation apporte, selon les cas, à ceux qui les commettent, à ceux qui, en ayant pris connaissance, y apportent foi, voire à l’humanité tout entière lorsque de ces fictions, fables, erreurs, légendes urbaines ou mensonges délibérés (Bayard couvre toute la lyre) ont éventuellement été tirés des éléments de compréhension du monde ou d’une meilleure capacité de l’habiter.

On pourra s’étonner qu’après avoir ainsi réhabilité et loué l’escroquerie littéraire et éditoriale de Survivre avec les loups, dont l’auteure s’était présentée comme une survivante de la Shoah, l’écart gigantesque entre le voyage effectué par Steinbeck à travers les États-Unis et le récit qu’il en a publié, l’invention par Chateaubriand d’une rencontre avec George Washington, la fausse correspondance publiée par Saint-John Perse dans l’édition de ses Œuvres complètes à la Pléiade, une fabulatrice ne trouve soudain plus grâce à ses yeux. Bayard tombe en revanche à bras raccourcis sur Maria Antonietta Macciocchi, auteure du fantasmatique De la Chine qui a dressé un portrait idyllique de l’Empire de Mao aux temps de la Révolution culturelle – au point que Pierre Bayard dédie l’ensemble de son livre à la mémoire de Simon Leys, le « chicaneur » qui, à l’époque, dénonça l’aveuglement de la voyageuse italienne. Mais c’est que celle-ci, femme politique, n’était ni ne prétendait être écrivain, qualité qui en revanche autoriserait à raconter n’importe quoi.

Écrite avec une virtuosité qui enchaîne en un tourbillon Sigmund Freud et Orson Welles, Hannah Arendt et Anaïs Nin, un survivant polonais du Goulag et la victime d’un fait divers à New York, la composition ne cesse de brouiller les genres, les modes d’énonciations, les dispositifs de référence et de véridiction, l’argumentation recèle un si grand nombre de biais et de glissements qu’on ne doute pas qu’ils font partie de la stratégie déployée, et que leur auteur attend avec un sourire narquois quiconque se mêlerait d’en dresser la liste, au nom d’une rigueur intellectuelle à laquelle il entend précisément opposer les vertus de la déstabilisation. Dans le beau portrait de Pierre Bayard composé par Philippe Lançon du temps de L’Affaire du Chien des Baskerville (Éditions de Minuit, 2008) pour Libération en 2008 se dessinait déjà cette posture fondée sur l’esquive et le second degré.

Il devient alors difficile et, plus grave dans l’esprit de l’ouvrage, rabat-joie, d’opposer à la composition rhétorique de Bayard des arguments aussi évidents que le fait que les fake news dont il est aujourd’hui question ne sont pas le fait d’écrivains un peu trop imaginatifs ou les errements de petits escrocs des médias fabriquant des scoops dans leur grenier, mais une immense machine déployée par des États parmi les plus puissants du monde, et incarnés par plusieurs des principaux dirigeants de la planète. Lisant Pierre Bayard, on songe par moment à l’admirable film d’Anand Patwardhan Vivek (Reason), qui documente la manière dont, aujourd’hui, les contes et légendes propagées par les hindouistes extrémistes au pouvoir en Inde, sous protection du premier ministre Modi, mènent à l’assassinat en pleine rue de professeurs, d’avocats, de médecins et d’organisateurs associatifs. Pour ne prendre que cet exemple. Pas la joie, effectivement.

Lorsque le livre de Pierre Bayard se termine par un appel aux pouvoirs publics à généraliser la place de la fiction dans l’enseignement universitaire, on entend, avec amusement ou pas, une sorte de plaidoyer corporatif pour développer la branche académique dans laquelle il exerce, revendication qui néglige d’ailleurs l’existence, mais de manière autrement construite, de l’exploration des vertus fictionnelles pour comprendre et décrire la réalité, telle celle que mène par exemple Fabrizio Terranova à l’ERG (École de recherche Graphique) de Bruxelles avec son Master de narration spéculative. Ou tant d’autres pratiques pédagogiques actuelles appuyées sur le reenactment et autres mises en fiction. Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ? se clôt sur un double salto, d’abord en comparant le fait de raconter des histoires au port d’armes, qui « devrait être inscrit dans la Constitution », ensuite lorsque l’auteur se distingue du « narrateur-personnage » auquel est laissée « la responsabilité » des thèses qui viennent d’être défendues.

L’approche de Bayard repose sur une conception binaire, qui oppose régime de vérité et régime de fausseté, et il se trouve que le cinéma est un environnement qui a permis de longue date d’échapper à cette alternative.

Ce maniement de l’ironie et de l’esquive inspire surtout le regret qu’au passage ait été entièrement perdue la promesse d’une réflexion qu’appelle bien pourtant la seule revendication du « fait vrai ». Or la lecture du livre aura pu à de nombreuses reprises susciter la possibilité de mettre en regard ce qui y est dit et une autre approche, qui concerne le cinéma. En effet, l’approche de Bayard repose sur une conception binaire, qui oppose régime de vérité et régime de fausseté, et il se trouve que le cinéma est un environnement qui a permis de longue date d’échapper à cette alternative et aux apories auxquelles elle conduit.

Cela concerne la distinction entre documentaire et fiction, mais pas seulement. Depuis très longtemps, au moins depuis les polémiques qui ont accompagné à sa sortie le documentaire de Robert Flaherty Nanouk l’Esquimau en 1922, quiconque réfléchit au cinéma est coutumier de l’approche selon laquelle il n’existe jamais de séparation franche, encore moins d’opposition, entre fiction et documentaire.

André Bazin en a mis en évidence les multiples traductions, en particulier par certains choix concernant les acteurs, le montage ou la profondeur de champ, pour éviter les accrocs malvenus à ce qu’il appela un jour la « robe sans couture du réel ». Et à sa suite les jeunes critiques des Cahiers du cinéma devenus cinéastes de la Nouvelle Vague en ont déployé les expressions, Godard en tête, lui qui a si souvent répété que tout documentaire est une fiction et tout film de fiction un documentaire, formule choc qui peut sans dommage se nuancer en « tout documentaire comporte une part de fiction et tout film de fiction comporte une part de documentaire ». Ce qui ne s’applique pas si aisément aux énoncés verbaux et permet dès lors de sortir de l’opposition binaire que ceux-ci semblent reconduire.

Mais le salutaire déplacement que permet le passage par le cinéma ne concerne pas seulement la porosité de la limite (limite qui n’en disparaît pas pour autant) entre documentaire et fiction. Elle fonctionne également au sein de ce qu’on a l’habitude de nommer film de fiction. Comment ne pas penser ici à la fameuse réplique de L’Homme qui tua Liberty Valance de John Ford, « When the legend becomes fact, print the legend », et d’ailleurs à tout le film, qui sait faire place aux faits (le cowboy a tué le méchant) et à la légende (l’homme de loi a vaincu la sauvagerie) comme construction complexe, paradoxale et effective de la communauté nationale ? Mais il ne s’agit pas ici seulement de certains films, qui feraient de cette question leur sujet. Il s’agit du dispositif cinématographique dans son ensemble, et des interactions entre réalité et imaginaire qu’il est en mesure d’activer, ce que chaque film fait plus ou moins, et selon des modalités très variables.

Par un étrange détour, un argument mobilisé par Pierre Bayard entre en résonnance directe avec une des méditations les plus approfondies concernant le cinéma sous ces aspects. Un peu embarrassé par la séparation qu’il a lui-même instituée, ou du moins reconduite, entre vérité et fable, Bayard convoque à un moment ce qu’il nomme un « espace intermédiaire, dans lequel cohabitent la conviction et le doute ». Cette notion renvoie clairement (même s’il n’est pas cité) au fameux chapitre « Je sais bien mais quand même » des Clefs pour l’imaginaire d’un des éminents confrères psychanalystes de Pierre Bayard, Octave Mannoni. Chapitre et formule auxquels se réfère un de ceux qui a le plus finement accompagné ces entrelacs de réalité et de construction que permet le cinéma, y compris, dans le meilleur des cas, avec des ressources critiques incorporées dans le film lui-même : Jean-Louis Comolli[1]. Il est celui qui a sans doute le plus clairement formulé combien le cinéma, tout le cinéma, a pour matière la réalité en sachant que celle-ci n’est jamais donnée, n’est jamais vraiment là.

Il ne s’agit pas de dire ici que la littérature, ou même l’ensemble des productions verbales seraient condamnées à la dichotomie « vérité ou mensonge », termes éventuellement rhabillés en « factualité ou fiction ». Le langage verbal, écrit ou parlé, voire posté ou twitté, recèle bien davantage de ressources et de puissances réflexives. Il s’agit de dire que, pour remettre en question ce calamiteux partage des eaux entre la limpidité factuelle et la fange fictionnelle, le cinéma offre un terrain mieux structuré que l’invocation des privilèges d’une littérature qui, fort heureusement, a souvent valu mieux que les usages que lui revendique ou feint de lui revendiquer Pierre Bayard. Puisque le cinéma sait mieux, fait mieux ce que les mots disent pourtant, mais sans s’entendre eux-mêmes : tout simplement que les faits sont faits (autrement dit : fabriqués).

Tant pis si l’on semble, à son tour, prêcher pour sa paroisse. Les enjeux réels du combat contre les formes contemporaines de manipulation de la vérité par des pouvoirs aux immenses moyens, formes qui n’ont rien à voir avec les exemples mobilisés par le livre, méritent qu’on aille chercher les ressources, y compris de complexité et de réflexivité, là où elles se trouvent.

Pierre Bayard, Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ?, Éditions de Minuit, novembre 2020, 176 pages.


[1] La réflexion approfondie, à propos du cinéma, autour de la formule « Je sais bien mais quand même » figure dans Corps et cadre (Éditions Verdier), mais la thématique parcourt toute la méditation de cet auteur.

Jean-Michel Frodon

Journaliste, Critique de cinéma et professeur associé à Sciences Po

Notes

[1] La réflexion approfondie, à propos du cinéma, autour de la formule « Je sais bien mais quand même » figure dans Corps et cadre (Éditions Verdier), mais la thématique parcourt toute la méditation de cet auteur.