Littérature

Marie NDiaye et les sortilèges – à propos de La vengeance m’appartient

Écrivain

Marie Ndiaye n’est jamais tout à fait là où on l’attendait, là où on la croyait : chacun de ses livres déplace le théâtre d’ombres qui les constitue tous. Publication majeure de cette rentrée littéraire d’hiver, La vengeance m’appartient suit une logique puissante et aussi véridique que peuvent l’être les sortilèges. Par sa simplicité, ce nouveau roman laisse mieux que jamais discerner les arcanes majeurs d’un art que l’on peut dire divinatoire : il dévoile ce qui est, cette sauvagerie ancestrale à l’œuvre sous le manteau des apparences socialisées dans la réalité commune.

Immédiatement reconnaissable à sa manière d’avancer aux lisières de l’obscurité, ses phrases tantôt claquant des talons dans une démarche qui voudrait donner l’illusion d’une belle assurance, tantôt se posant à pas d’agneau dans la ouate d’une étrangeté à l’odeur de loup, Marie NDiaye n’est jamais tout à fait là où on l’attendait, là où on la croyait.

publicité

Chacun de ses livres, depuis le premier (Quant au riche avenir, paru chez Minuit en 1985, elle avait dix-sept ans), déplace le théâtre d’ombres qui les constitue tous, comme s’il pouvait tourner sous nos yeux sinon autour de nous et continuer à le faire durant la lecture – à moins qu’il soit préférable de choisir la métaphore de la lanterne magique faisant trembler les murs en déréalisant ce qu’elle représente et qui est pourtant solidement ancré dans une réalité socialement, culturellement, politiquement identifiable dans ce nouveau livre comme dans le précédent (La Cheffe, roman d’une cuisinière, 2016).

D’un côté l’autre du rideau de ses mots et des images qui s’y projettent (tant ici le dire rejoint son étymologie, qui signifie « montrer par la parole », et certainement pas expliciter, justifier, intellectualiser), on la devine plus qu’on ne saurait la convoquer, ou l’assigner, animant de l’intérieur des personnages principaux qui paraissent là minuscules, ici d’une taille de géant dans d’incessantes confrontations aux corps étrangers que sont les autres, ces derniers pouvant s’amincir au risque de disparaître ou gonfler de colère et d’importance sous l’effet d’un méchant sortilège dont nul n’est le maître.

Toujours ces acteurs principaux en restent happés à leur insu par le vertige de l’interprétation, non seulement du monde et des autres, mais de leur propre mode de pensée : ce mode de pensée, pour être d’une logique intense, entretient un très léger décalage avec la perception, et ce décalage est le terrain de jeu de la romancière ; d’écart infime en écart imperceptible, l’aventure semble se poursuivre


[1] Max Blecher, Aventures dans l’irréalité immédiate, première traduction aux Lettres nouvelles/Denoël, 1973, repris aux éditions de l’Ogre en 2015 dans une traduction d’Elena Guritanu.

Bertrand Leclair

Écrivain, Critique littéraire

Rayonnages

Littérature

Notes

[1] Max Blecher, Aventures dans l’irréalité immédiate, première traduction aux Lettres nouvelles/Denoël, 1973, repris aux éditions de l’Ogre en 2015 dans une traduction d’Elena Guritanu.