Littérature

« On était souvent gentils, je crois » – sur Hervelino de Mathieu Lindon

Critique Littéraire

Récit autobiographique des deux années qu’ils ont passées à Rome, à la Villa Médicis, entre 1987 et 1989, Hervelino raconte l’amitié qui liait Mathieu Lindon à l’écrivain et photographe Hervé Guibert, qui mourra 15 mois après leur retour. Le livre déborde de pensées sur l’écriture, la méchanceté, le courage, l’amitié, la jalousie, la mort, l’argent, le confort matériel, la capacité ou l’incapacité à être heureux et à se réjouir. Si la plaisanterie et le pas de côté le dominent, Hervelino est autant mélancolique que formidablement vivant.

« Léger » et « légèreté » sont des mots qui reviennent souvent dans Hervelino, « mais les histoires les plus légères de cette période ne le sont pas quand même », tempère Mathieu Lindon, car « Hervé était la mort en action dans la Villa ». Hervelino raconte l’amitié qui liait Mathieu Lindon à l’auteur de La mort propagande. Et pour que le récit ait un angle, parce que leur amitié a duré treize ans et qu’il faut faire des choix, Lindon limite son récit aux années qu’ils ont passées, à Rome, à la colle et à la Villa Médicis entre 1987 et 1989. Quinze mois après leur retour en France, Guibert est mort.

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« Écrire sur Rome, c’est passer sur tout ce sur quoi je n’ose pas écrire parce que c’est trop compliqué de m’approprier Hervé et que c’est toujours faire ça qu’écrire. » Guibert allait apprendre sa séropositivité peu de temps après son arrivée dans cette institution en tant que pensionnaire. La bourse et le gite y étaient valables deux ans. Lindon a accompagné Guibert à Rome dès la première année, puis, en devenant pensionnaire à son tour, est resté à la Villa et y a hébergé Guibert. Il a pu ainsi prolonger son séjour. Guibert maigrissait tandis que Lindon grossissait.

À Rome, dans ces circonstances, vivre et mourir, « ça se mêlait et ça se démêlait ». Ce mouvement de rotation est le principe esthétique du livre de Mathieu Lindon. Il l’applique avec sa délicatesse, sa légèreté de plume habituelle. La joie y vient après la peine. La chronologie dans Hervelino n’est pas linéaire, les années aussi font du roulé-boulé mais la mort, celle de Foucault, celle de Jérôme Lindon et celle de Guibert, arrive à sa place et en son temps, c’est-à-dire à la fin du texte. La vie parisienne perce et élargit la parenthèse romaine avec notamment le récit de la rencontre de Lindon et de Guibert chez Michel Foucault, rue de Vaugirard, un soir d’été en 1978. La scène est racontée dans les premières pages et donne le ton du livre entier, à savoir le trait d’esprit plein d’affection, parfois méchant, mais sans volonté de blesser. À Guibert, seul dans un coin, Lindon, timide mais joueur, demande : « Vous êtes puni, Hervé Guibert ? » Et Lindon ajoute, pour nous, lecteur : « Nos noms comptaient, ceux qu’on avait et ceux qu’on se donnait. »

Outre les surnoms dont ils s’affublaient, il y avait entre eux le nom et la figure de l’éditeur Jérôme Lindon, avec lequel Guibert s’est d’abord entendu, puis fâché, sans que cela ne change rien à la relation de Mathieu Lindon avec Hervé Guibert ni à sa relation avec son père. Lindon et Guibert, deux « garnements », avaient en commun leur jeunesse – une trentaine d’années –, l’homosexualité, la littérature, l’écriture, et une « bêtise joyeuse » : « Je raconte comme si on était des teignes mais on était souvent gentils, je crois, et pas seulement l’un pour l’autre ».

Hervelino déborde de pensées sur l’écriture, la méchanceté, le courage, l’amitié, la jalousie, la mort, l’argent, le confort matériel, la capacité ou l’incapacité à être heureux et à se réjouir. Il est un beau désordre ordonné par la faiblesse qui gagne Guibert. Il est un va-et-vient d’humeurs. Si la plaisanterie et le pas de côté le dominent, Hervelino est autant mélancolique que formidablement vivant. Guibert « était dans l’état où il était mais Rome c’était encore les vacances », les vacances romaines.

Lindon dresse un portrait de l’écrivain et photographe à partir de ce qui le sépare ou le rapproche de lui.

Que faisaient Lindon et Guibert, à part écrire ? Ils sortaient en boîte, lisaient, allaient chaque jour chez un disquaire, « Disco Boom dont le nom avait tout pour nous plaire, un magasin de la via del Tritone ». Leur plaisir était de sonner à la porte de l’un ou de l’autre, de se téléphoner par la ligne intérieure de la « Villa », dont Hervelino est aussi le portrait. Ils partageaient des repas dans de bons restaurants que Guibert avait le talent de dénicher, comptaient les marches de l’escalier de la Piazza di Spagna, disaient du mal de quelques pensionnaires ou du Secrétaire général (un fat) de l’Académie de France à Rome, l’autre nom de la Villa. Ils organisaient des apéritifs en servant du Bracchetto « un vin pétillant qui nous plaisait ». Si bien que, d’une amie à eux qui sortit de sa réserve habituelle après en avoir bu, Guibert a ce mot, délicieux : « Elle était un peu bracchetta ! »

Que ne faisaient-ils pas ? L’amour. Lindon écrit à plusieurs reprises que Guibert ne fut jamais son amant, bien que lui, Lindon, l’ait désiré en le rencontrant. Puis le désir s’est calmé. Cela ne les empêchait pas de passer toutes leurs soirées ensemble : « On n’en pouvait plus de nous et de nos repas perpétuels. Mais on tenait bon : jamais on ne s’est engueulés au point de déjeuner ou dîner l’un sans l’autre. » Ils se voyaient tellement qu’il leur arrivait de lire le journal en déjeunant ou en dînant, parce qu’ils s’étaient momentanément tout raconté.

Certaines précisions sur les contours et les frontières de leur intimité sont intéressantes en ceci qu’elles ne suscitent pas facilement l’identification : elles sont à eux, rien qu’à eux. À Paris, par exemple, Lindon et Guibert ne dînaient jamais l’un chez l’autre, comme si cela aurait été trop, pour eux qui n’étaient pas amants. Mathieu Lindon écrit aussi que ni lui, ni Guibert n’ont vu l’autre dans un lit, le corps sous les draps. Lindon n’a pas non plus regardé Guibert sur son lit de mort, bien qu’il se soit rendu à l’hôpital Antoine-Béclère de Clamart à l’annonce de son décès. Il leur est arrivé, en revanche, de lire côte à côte sur le lit de Lindon, à Paris, parce qu’il n’y avait pas de chaise dans l’appartement.

« Hervelino est-il ressuscitable ? », se demande Mathieu Lindon. Il dresse un portrait de l’écrivain et photographe à partir de ce qui le sépare ou le rapproche de lui. Là encore, « ça se mêle et ça se démêle ». C’est « pour décrire une relation, propager une idée de l’amitié qui a toujours ses chercheurs » que Mathieu Lindon écrit Hervelino, pas pour commenter son travail. Guibert aime les jolies étoffes, il en prend soin ; Lindon s’en moque. Guibert est susceptible de rompre radicalement avec quelqu’un qui se montre trop curieux de sa maladie et de son amaigrissement ; Lindon en est surpris.

Dans ses romans, Guibert décrit de façon féroce ceux qu’il aime, mais il épargne curieusement deux femmes qui faisaient partie de l’administration de la Villa : « Ne les aimait-il pas suffisamment pour être odieux dans le roman ? », s’étonne Lindon, gêné par la « démagogie » de Guibert, lui qui était si peu démagogue, mais transgressif et provocateur. Il « avait la manie de corriger tout et tout le monde » et « il avait toujours vécu à sa manière, il mourrait à sa manière. Ça allait être un courage de vivre et ça allait être un courage de mourir. »

Hervelino est une déclaration d’amour remplie d’inquiétudes.

Ce qui frappe un lecteur d’Hervelino, par les temps qui courent, c’est l’insolence et la liberté que s’autorisaient Mathieu Lindon, Hervé Guibert, et leur entourage. Ils ne revendiquent aucune attache, exceptée celle qui les lie à leurs amis. Ils ne brandissent aucune identité, aucun combat, ne défendent aucune cause si ce n’est leur survie. Ils ne se battent contre aucun ennemi. Mathieu Lindon n’explique rien à travers les origines sociales de Guibert, ni à travers les siennes, bien qu’il mentionne, en ce qui le concerne, « la littérature débordant dans mon éducation ». Ils ne mettent rien sur le dos de la société. Ils sont libres et responsables. C’était les années quatre-vingt.

Une autre facette de l’auteur d’À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, rédigé à la Villa, apparaît dans les dernières pages d’Hervelino. Mathieu Lindon y reproduit les dédicaces qu’Hervé Guibert lui a écrites et les commente. À l’intransigeance qui émane d’abord de Guibert succèdent une grande tendresse, des déclarations d’amour en veux-tu, en voilà, néanmoins très simples : « J’ai envie de te faire une dédicace si gentille que j’ai peur de ne pas être à la hauteur ». Ou encore : « Le sentiment que j’ai pour toi, qui ne cesse de croître, depuis que je te connais, est un de mes principaux réconforts, j’espère que tu le sens ». C’est bouleversant de lire ces adresses à la fin d’un texte qui charrie de l’affection mais aussi beaucoup de tensions, parce que la mort approche, et parce que c’était eux.

Hervelino est une déclaration d’amour remplie d’inquiétudes. Angoissé et complexe, tel apparaît Mathieu Lindon dans l’autoportrait qu’est aussi ce livre. « Hervelino : ça ne m’évoque pas tant Hervé que nous deux ». Puisque le livre obéit au principe de la circulation et du couple, faisons un sort à l’autre membre du duo, Mathieu Lindon. Il a atteint la soixantaine, il réfléchit à la vieillesse et au fait que ni Foucault, ni Guibert n’avaient atteint son âge. Il aime raconter des histoires : « Un charme ou un inconvénient de ma conversation en provient ». Il écrit d’une façon alambiquée qui nécessite parfois plusieurs lectures. Ce n’est pas un défaut, c’est au contraire un charme, l’une des raisons pour lesquelles nous aimons lire Mathieu Lindon.

Il se sent moins doué pour la joie que Guibert : « Profiter de la vie : je n’aurais pas demandé mieux mais il me semblait que je ne savais pas le faire », regrette-t-il. Mais il ajoute, à propos d’Hervé Guibert : « Il a changé ma vie ». Maintenant, Lindon sait être « content ». À la Villa, il lit avec passion Thomas Bernhard, qui meurt en 1989, deux ans avant Guibert. Il aime Novembre, de Gustave Flaubert. Il est drôle et il lui est difficile, confie-t-il, d’entrer en contact « avec qui que ce soit ». L’une des plus jolies dédicaces de Guibert se termine par ces mots simples et doux : « Mathieu je t’embrasse. »

Mathieu Lindon, Hervelino, P.O.L., janvier 2021, 176 pages.


Virginie Bloch-Lainé

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