Cinéma

Variations sur l’amour – sur le cycle Arte Emmanuel Mouret et Les Choses qu’on dit, les Choses qu’on fait

Critique

Jusqu’au mois de juin, arte.tv consacre une rétrospective à Emmanuel Mouret. C’est l’occasion de découvrir un réalisateur qui, depuis ses débuts, ne cesse de s’interroger sur le désir et les sentiments – de manière plus ou moins heureuse mais toujours intéressante. À cet égard, son dernier film, Ce que l’on dit, ce que l’on fait, qui vient de sortir en DVD, est sans doute sa plus grande réussite. Sans pour autant atteindre au chef d’œuvre, le film déploie une certaine puissance émotionnelle et montre une pluralité de conceptions de l’amour.

Sur arte.tv, depuis mi-décembre et jusqu’à mi-juin une rétrospective permet de voir cinq films d’Emmanuel Mouret, réalisateur d’origine marseillaise qui s’est formé à la Femis. Sort en même temps, ces jours-ci, son dernier film en DVD. Admettons-le en préambule : on ne peut s’empêcher de penser que le cinéma de Mouret a quelque chose de bourgeois, du moins exhale-t-il un parfum bourgeois, tant sur le plan scénaristique (il ne cherche jamais à attaquer l’ordre social ou à le bousculer) que stylistique (l’écriture filmique demeure assez « sage », rien de bien « punk » n’affleure). Thématiser le désir et les sentiments, cela ne rime pas forcément avec l’évacuation du monde social, de ses configurations et de ses obstacles.

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Mouret l’assume, en tout cas, qui déclare ne pas goûter au naturalisme et au réalisme social, celui qui, comme il le dit, privilégie la caméra à l’épaule et le gros plan. Dans l’ouvrage Entretiens d’un rêveur en cinéaste de Maryline Alligier, il énonce clairement cette tendance à travers l’un de ses modèles ou « pères » de cinéma (selon ses mots) : « Woody Allen a dit qu’il n’aimait pas trop la drogue, que le soir il aimait bien se coucher pas trop tard et qu’il aimait bien manger, ce qui l’amenait à conclure qu’il devait être certainement un cinéaste bourgeois. » (p. 148). Mais on aurait tort pour autant de se priver de la compagnie de ses films (de certains d’entre eux du moins) ; Woody Allen, de pratiquer un cinéma qui n’est pas contestataire ou subversif, n’en est-il pas moins l’auteur de chefs d’œuvre absolus comme Annie Hall ou Match Point ?

Deuxième long-métrage de Mouret après Laissons Lucie faire ! (2000), Vénus et Fleur (2004) est déjà l’un de ses plus réussis, en tout cas l’un de ses plus vivifiants. À Marseille, une jeune fille, Fleur, accueille dans la maison de famille dont elle dispose pour les vacances une jeune femme prénommée Vénus, venue de Russie. La pétulance et la spontanéité de cette dernière tranchent avec le caractère réservé de Fleur. Les deux protagonistes cherchent l’amour. Carburant d’abord au registre comique, avec des répliques drolatiques et des situations cocasses très bien senties, le film oscille entre un cadre et des dialogues réalistes et une fantaisie qui relève davantage du fantasme, comme lorsque sur la plage, les deux jeunes filles désespèrent de trouver un garçon, sinon l’homme de leur vie, allant jusqu’à user de stratagèmes outranciers – comme ce ballon de plage qu’elles envoient prétendument « par accident » sur des jeunes hommes à leur goût. Du reste l’influence de Rohmer se fait déjà sentir, qui sous l’apparente légèreté des amours d’été laisse bruisser une certaine morale.

Mine de rien Mouret offre ici, notamment par des dialogues toujours vivants, jamais trop didactiques, une réflexion intéressante sur la difficulté à assumer ou à apprécier sa personnalité, son caractère. Ainsi, Fleur rêverait d’être comme sa nouvelle amie, extravertie, sémillante, extériorisant son être au monde. À la plage, elle se réjouit d’être devenue tout à coup comme son amie russe – du moins le croit-elle – vive et impétueuse. Sauf que la suite du film montre, non sans espièglerie, qu’il n’en est rien, mais au fond suggère que c’est très bien comme ça. Car Vénus va révéler d’abord que le garçon dont elle va s’éprendre – un ami du frère de Fleur, Bonheur, au physique entre Vincent Lacoste et Gaspard Proust – lui plaît en partie pour ce qu’elle perçoit de différent, en particulier sa simplicité et sa timidité. Deuxième étape : après avoir cédé à la drague très directe, voire lourde du voisin, elle avoue à Fleur ne pas supporter son propre caractère, cette manière « de se rendre intéressante à tout prix », ajoutant même que sa spontanéité serait factice, en quelque sorte travaillée, recherchée pour être aimée.

Changement d’adresse (2006) confirme le talent de Mouret, déployant une dramaturgie plus recherchée qui force l’admiration. Premier film de la rétrospective où Mouret joue l’un des rôles principaux – cela avait déjà été le cas dans ses deux premiers films Promène-toi toute nue et Laissons Lucie faire ! –, on découvre ainsi ce personnage burlesque timide et maladroit, doux et naïf, qu’on retrouvera dans plusieurs de ses long-métrages suivants. C’est aussi son premier film tourné à Paris, et la première collaboration avec Frédérique Bel, véritable révélation, aussi gracieuse que touchante, cocasse que désarmante, dont on regrette du coup qu’elle n’ait pas été plus présente sur grand écran, en particulier dans le cinéma d’auteur.

David (Mouret) emménage chez Anne (Frédérique Bel), jusqu’alors étrangers l’un à l’autre. Celle-ci est éprise d’un universitaire qu’elle croise régulièrement dans l’imprimerie qu’elle possède, tandis que David tombe amoureux d’une de ses élèves encore lycéenne (il enseigne le chor). David et Anne semblent bien faits l’un pour l’autre, synchrones qu’ils sont dans leur idéalisation de l’amour. Julia (Fanny Valette) et Julien (Danny Brillant), rencontré par hasard, sont eux bien davantage guidés par leurs instincts, leurs pulsions, leur corps. Si on devine aisément comment le récit se termine, le film n’est pas sans réserver quelques surprises, qui mine de rien bousculent voire dissolvent certaines idées reçues, et permettent de relancer habilement la narration.

Il s’agit encore une fois d’une interrogation sur l’amour : d’où s’origine-t-il ? Qu’est-il ? Peut-il durer ?

Comprenant toujours une bonne dose d’humour, Un baiser s’il vous plaît (2007) est cependant empreint d’une plus grande gravité. Émilie (Julie Gayet) rencontre Gabriel (Michaël Cohen) un soir. Ils se plaisent mais sont pris, veulent s’embrasser avant de se quitter définitivement, mais Émilie craint ce qui s’est passé chez des gens qu’elle connaît : une femme mariée et son meilleur ami qu’un baiser a tout fait basculer… Il s’agit encore une fois d’une interrogation sur l’amour : d’où s’origine-t-il ? Qu’est-il ? Peut-il durer ? Le film ne délivre jamais de réponse définitive, comme le dit Mouret « le mot amour pour moi est protéiforme, changeant. On ne sait pas ce que c’est ! Cela relève du désir, tantôt de la volonté, tantôt de l’imitation et plein de choses encore. Ce qui m’intéresse sont toutes les circonvolutions que recèle ce mot. »

Nicolas (Mouret) et Julie (Virginie Ledoyen) ne comprennent le tour amoureux que prendra leur amitié qu’à la faveur d’un baiser. Le titre du film est ici judicieux, la demande d’un baiser de Nicolas à Julie étant l’élément autour duquel s’enroule et se déploie le récit. Mais le film vaut également pour son dispositif scénaristique de récits enchâssés racontés par plusieurs personnages, narrations qui irriguent d’autant plus le désir entre eux. Bien que dans un rôle secondaire, Frédérique Bel est encore une fois remarquable, à la fois drôle et émouvante.

Fais-moi plaisir ! (2009) est en revanche une grande déception. Ariane (Frédérique Bel), compagne de Jean-Jacques (Mouret, dont le jeu finit par lasser ici), pousse celui-ci à coucher avec une femme (Judith Godrèche) qu’il a abordée pour, paradoxalement, sauver leur couple. Difficile de ne pas voir la référence à The Party, le chef d’œuvre de Blake Edwards, dans une grande partie du film qui se déroule dans une fête fastueuse, mais il faut bien admettre que le film fait bien pâle figure face à l’une des plus hilarantes comédies qui soient. Si Bel est toujours aussi excellente, et si on rit parfois franchement dans la proposition burlesque à laquelle s’essaie courageusement Mouret (le gag du marqueur par exemple), le film laisse l’impression d’être vain. Des pistes sont ouvertes dont la résolution s’avère peu satisfaisante, laissant un goût d’inachevé. Les personnages demeurent inconsistants et si l’idée de départ semblait bonne, à savoir partir d’un stratagème de séduction à l’efficace permanente (peu crédible mais pourquoi pas), son rôle de catalyseur n’opère pas vraiment, laissant le film à bout de souffle assez rapidement.

Pas désagréable donc, mais déceptif au regard de l’œuvre de Mouret jusqu’alors, et de l’audace de l’ouverture du film, long plan sur des pieds dépassant d’un lit. On notera quand même la prestation assez remarquable de Déborah François, avec sa présence vive mais un peu timide de la girl next door, confirmant le talent qu’elle promettait chez les frères Dardenne (L’Enfant, 2005).

Caprice (2015), après L’art d’aimer (2011) et Une autre vie (2013), déçoit aussi un peu, mais pour de toutes autres raisons. Un instituteur timide et amateur de théâtre (Mouret) parvient, à sa grande surprise, à séduire une actrice célèbre et renommée, Alicia (Virginie Efira). Mais un obstacle à cette histoire d’amour apparaît : Caprice (Anaïs Demoustier), une fille plus jeune et plus modeste, sur laquelle il tombe trop souvent pour qu’ils ne se posent pas de question. Le film interroge encore une fois la nature et les origines de l’amour. L’instituteur nourrit une admiration sans bornes pour Alicia, mais est-ce pour autant de l’amour ? Il y a quelque chose, comme il le dit lui-même, d’onirique dans son rapport à Alicia, elle-même ayant, il faut le dire, un aspect assez éthéré. Auquel s’oppose Caprice, autrement terrienne, un peu garçon manqué avec son blouson teddy américain, mais surtout d’une vitalité débordante qu’Anaïs Demoustier, toujours géniale, parvient à insuffler.

Pourquoi ou comment son amour pour cet instituteur a priori médiocre, sans charme particulier, a bien pu éclore ? Le film propose ici plusieurs pistes. D’abord le tropisme des signes, qui voit dans les nombreuses coïncidences de rencontre avec Clément une manière de destin. Mais la sensibilité de Clément exerce aussi un charme certain sur la jeune femme, dès leur première scène ensemble, où elle le surprend, devant une pièce où joue Alicia, le visage mouillé de larmes. Ce motif reviendra à plusieurs reprises. Enfin, selon elle, cet amour serait né d’une déclaration d’amour. La nuit où il trompa Alicia, il lui aurait dit « je t’aime », ce qui l’aurait bouleversé au point d’opérer tel un catalyseur, précipitant en elle la naissance de sentiments.

Alicia, quant à elle, demeure le personnage le plus mystérieux du film. Arborant toujours une sorte de grâce éthérée moins distanciée qu’émerveillée, elle se dit charmée par la douceur de Clément, sa gentillesse dont elle infère – sans doute trop rapidement – qu’il ne pourrait jamais la blesser… Pourtant, Clément l’offensera en la trompant, bien que sa confession honnête sans trop d’hésitation ait été à son avantage. Car oui, le film irrite un peu par la façon qu’il a de justifier un peu facilement des comportements relevant d’une certaine domination masculine. En effet, tout se passe comme si cette tromperie était dédouanée par cette confession, mais surtout par l’aménité du personnage, et sa timidité dont l’impossibilité de dire “non” semble être le corollaire. C’est donc surtout parce qu’il est incapable de refuser quelque chose qu’il aurait cédé aux avances de Caprice, le pauvre !

De même que la part de sociologie dans les choix amoureux est ici balayée et mise uniquement sur le compte de la colère… Caprice reproche à Clément de ne pas quitter Alicia en raison de l’attrait de sa célébrité et surtout du confort matériel afférent, piste intéressante que le film ne développera pourtant plus jamais. Malgré tout, Mouret n’est pas sans talent, et il nous livre une fin particulièrement réussie – rachetant presque les défauts du film. La mélancolie prend un goût doux-amer où s’échangent regrets et joie, passage du temps et étonnement. On notera enfin quelques tentatives stylistiques heureuses, comme cette lecture de lettre en regard caméra (avec surimpression) aux accents truffaldiens.

Sans pour autant atteindre au chef d’œuvre, Ce que l’on dit, ce que l’on fait déploie une certaine puissance émotionnelle et montre une pluralité de conceptions de l’amour.

Mais outre la rétrospective du cinéaste sur Arte jusqu’en juin, est sorti début février en DVD son dernier film Ce que l’on dit, ce que l’on fait, sans doute son plus réussi. Sans pour autant atteindre au chef d’œuvre, le film déploie une certaine puissance émotionnelle et montre une pluralité de conceptions de l’amour. Après une rupture amoureuse, Maxim (Niels Schneider), traducteur qui se rêve écrivain, se retrouve seul chez Daphné (Camélia Jordana), la compagne de son cousin François (Vincent Macaigne), absent quelques jours. Jusqu’alors parfaits inconnus l’un pour l’autre, ils décident de se raconter mutuellement leurs déboires sentimentaux. D’un côté, Maxim qui sort d’une liaison avec Sandra (Jena Thiam), en couple avec son ami et collègue Gaspard (Guillaume Gouix). De l’autre, Daphné éprise du documentariste de renom (Louis-Do de Lancquesaing) avec qui elle collabore comme monteuse, sans que ses sentiments soient réciproques. À ces deux récits principaux, s’agrègeront quelques autres histoires racontées en flashbacks.

Le film est d’une certaine manière une somme pour son auteur, distillant des références à certains de ses films précédents, de façon mineure le double take ému de Camélia Jordana vers Louis-Do de Lancquesaing en larmes devant l’écran de cinéma, écho direct à celui de Demoustier vers Mouret dans Caprice, ou la création par un personnage d’un dispositif mensonger (engageant un ou plusieurs inconnus) pour duper un être aimé (certes de façon vengeresse dans Mademoiselle de Joncquières, et hospitalière ici, dans un geste bienveillant qui trompe cependant le spectateur pour un temps !), ou de façon plus structurelle l’enchâssement des récits comme autant de parenthèses, qui d’après Mouret s’inspirerait largement d’un de ses livres de chevet, Jacques le Fataliste et son maître de Diderot. Cette structure narrative déplie ici un dispositif d’alternances de narrations par flashbacks qui fonctionne parfaitement, Mouret atteignant à cet égard une maîtrise inédite dans son œuvre.

Mais au plaisir des échos, des retrouvailles et des subtiles variations se greffe un vrai renouvellement. Et ce d’abord, de façon évidente, par son casting. Certes, Joey Starr dans un mélodrame (Une autre vie) ou de façon plus convaincante encore Edouard Baer dans un film en costumes (Mademoiselle de Joncquières) avaient de quoi surprendre, mais sachons gré au cinéaste d’avoir su faire des choix d’acteurs judicieux. Si l’actrice belge Jenna Thiam n’est pas toujours juste (alors qu’elle l’était tellement dans Les Revenants ou dans Mes Provinciales), notamment dans les scènes de colère, Macaigne est toujours aussi formidable, mais surtout dans les rôles principaux Camélia Jordana est époustouflante, jamais on ne l’avait vu aussi émouvante, et Schneider surprend dans ce rôle à contre-emploi – alors qu’on pouvait avoir parfois des réserves sur son jeu jusqu’alors. Celui qui s’était fait connaître chez Xavier Dolan incarne ici, en effet, un personnage assez pusillanime et mal à l’aise en société, tranchant avec ses rôles de bellâtre sûr de lui ou de monstre séduisant ; il semble s’être moulé, de façon très convaincante, sur le jeu de Mouret lui-même (la diction quelque peu hésitante, mais aussi ses mains, dont il semble parfois embarrassé) – comme certains acteurs le font parfois avec leur metteur en scène.

On a entendu que le film serait fortement influencé par la théorie du désir mimétique de René Girard, selon laquelle grosso modo on ne désire jamais quelqu’un pour lui-même, mais seulement dans une imitation du désir d’un autre pour cette personne. Certes, le philosophe y est cité à plusieurs reprises à travers un documentaire dont Daphné a participé au montage. Mais un peu comme Resnais avec Mon oncle d’Amérique (sans l’inventivité formelle), les choses ne sont pas si simples, et l’illustration à laquelle le film pourrait sembler se cantonner est court-circuitée de l’intérieur par des courants contraires.

En effet, le désir de Maxim pour Sandra procède-t-il vraiment de celui de son meilleur ami pour cette dernière ? On serait prompt à dire oui, puisque c’est au moment où il se met en couple avec Sandra que Maxim semble au plus fort de son désir pour elle. Mais en même temps ne la désirait-il pas avant, et n’y a-t-il pas une (assez) longue scène qui évoque ce passé où Maxim se disait épris de la jeune femme ? Plus encore, lorsque Daphné divulgue ses problèmes de cœur à Maxim, n’insiste-t-elle pas longuement sur la non-réciprocité de son amour et même de son attirance pour le fameux documentariste ? Cela ne l’empêche pas pour autant d’avoir du désir pour elle…

Il y a, en fait, quelque chose d’un peu retors : la théorie du désir mimétique – ou sa vulgate – est doublée par une autre théorie de Girard (visiblement) beaucoup moins célèbre, qu’il présente dans le documentaire qui lui est consacré : « Le véritable amour ne se soucie que du bonheur de l’autre, il ne se soucie pas de posséder. » Ce qui fait écho à un autre moment du film où le penseur affirmait que la joie humaine procède du don de soi. Or le film s’avère, dans l’ensemble, beaucoup plus proche de cette idée-là. Pour Louise, l’ex-compagne (Emilie Dequenne) de François, le visionnage du documentaire est une révélation, et plutôt que la vengeance, elle choisira la mansuétude et une sorte de sacrifice – bien que, de façon nietzschéenne cette fois-ci, elle sache que c’est aussi une façon de sortir la tête haute et de « re-booster » son ego.

Encore une fois, Mouret se penche donc sur le mystère de l’amour, ses acceptions ou conceptions possibles. Ainsi, Daphné finit par tomber amoureuse de François, lors même qu’il la laissait de marbre lors de leurs premiers rendez-vous – elle couchait avec lui de façon presque indifférente, ou seulement en raison de sa gentillesse. C’est seulement lorsqu’il doit s’absenter deux semaines que ses sentiments apparaissent, comme par magie.

Quant à Sandra, elle se pose comme réfractaire à l’amour, il ne serait qu’une illusion, et de citer un célèbre aphorisme de La Rochefoucauld : « Il y a des gens qui ne seraient jamais tombé amoureux s’ils n’avaient jamais entendus parler de l’amour ». Mais Mouret semble ici ironique, car Sandra semble bien tomber amoureuse de Gaspard, et ce de façon fulgurante.

Concernant l’écriture cinématographique, Mouret n’a jamais été un grand inventeur de formes, et n’en sera probablement jamais un, mais force est de constater un souci croissant de ce côté-là. Ainsi, l’art du plan-séquence et du plan long acquiert ici une maîtrise et une fluidité remarquable, le côté laborieux ou démonstratif qui lestait parfois Mademoiselle de Joncquières s’étant largement estompé. Le réalisateur sait aussi utiliser le surcadrage, comme dans cette scène où dans un plan d’ensemble Maxime et François sont encerclés par un élément du décor naturel, comme s’ils étaient contraints, enserrés par des forces qui les dépassent. Les quelques panoramiques descendants, souvent assez amples, renforcent cette idée qu’ils sont comme assujettis à un ordre ou une volonté plus forte qu’eux. De plus, une vraie expressivité chromatique se déploie ici : que ce soit pour accentuer le teint pâle d’Emilie Dequenne, en l’habillant tout de beige et de blanc, façon de suggérer la difficulté de l’aveu qu’elle doit faire alors, ou en accordant les couleurs des vêtements de deux personnages pour exprimer ou préfigurer le désir qui les lie (à deux reprises, avec des duos différents), ou plus généralement dans l’art de composer le cadre.

Mouret parvient également à nourrir un certain suspense du désir à travers des rimes formelles ou des échos dans la mise en scène, notamment entre les deux personnages principaux, saisis dans un même cadrage de dos ou montrés se réveillant en pleine nuit et regardant leur montre sur la table de chevet, ou encore plus classiquement par la juxtaposition de travellings avant sur un personnage. Enfin, si l’emploi de la musique classique vire parfois à la compilation de standards (le Clair de lune de Debussy, les Gnossiennes de Satie, etc.), la musique originale signée Giovanni Mirabassi fonctionne très bien.

Mouret n’est donc pas encore à la hauteur de ses maîtres, que ce soit Lubitsch (survivance de certains personnages féminins comme Cluny Brown, bien notée dans la revue Positif), Woody Allen (à son meilleur) ou Rohmer (l’introspection lettrée pour tenter d’élucider ses sentiments ; le titre semble presque un hommage au propos de son œuvre selon lequel notre corps souvent trahit notre pensée, révélant l’écart entre les mots et les actes), mais il s’en rapproche progressivement : Mademoiselle de Joncquières était déjà une vraie réussite, celui-ci est encore plus beau, qui, mû par de nombreuses influences, n’en tient pas moins sa propre note, ténue mais précieuse.

Le site Internet d’Arte (arte.tv) diffuse cinq films d’Emmanuel Mouret jusqu’en juin 2021. Son dernier film, Ce que l’on dit, ce que l’on fait, est disponible en DVD.


Aurélien Gras

Critique, Doctorant en études cinématographiques

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