Gifler l’époque – à propos de quelques films présentés à la 71e Berlinale
Du 20 février au 1er mars 2020, la 70e édition de la Berlinale fut le dernier grand festival de cinéma du « monde d’avant ». Accueillir, pour une dizaine de jours, des cinéastes, professionnels et journalistes du monde entier, les inviter à découvrir plus d’une centaine de films, dans un large circuit de salles, voilà ce qui était encore la routine pour l’un des trois grands festivals de catégorie A (avec Cannes et Venise).
Avec cette particularité qu’à Berlin, le public n’est pas limité à ce petit monde travaillant dans ou autour du cinéma, mais s’élargit à la population d’une grande capitale européenne. D’où l’assurance de salles pleines (le parc de salles de Berlin restant historiquement et architecturalement l’un des plus variés d’Europe), aux quatre coins de la ville, et parfois de succulents courts circuits de programmation. Plusieurs documentaires autoproduits du Forum (section parallèle « de recherche ») ont ainsi pu connaître l’honneur de l’écran Imax du Sony Center de la Potzdamer Platz. C’est aussi la gloire d’un festival de cinéma, que de mettre les petits plats dans les grands et de procéder à un relatif rééquilibrage des extrêmes de production.
Qu’elle paraît bien lointaine, cette organisation ! En 2021, devant l’impossibilité de maintenir une édition physique aux dates habituelles, la Berlinale fait un choix original en scindant l’évènement en deux. Une première partie de l’édition « en distanciel », du 1er au 5 mars 2021, avec présentation des films en ligne pour les journalistes et professionnels, et proclamation du palmarès, puis un deuxième temps plus festif, du 9 au 20 juin prochain, avec projections dans les cinémas de la ville et invitations des cinéastes, permettant – on l’espère – de renouer avec la ferveur évaporée.
Cette 71e édition de la Berlinale n’est pas le premier festival de cinéma à se tenir en ligne, mais il est le plus important. Sa multitude de sections parallèles, en plus de la Compétition, fait émarger au programme plus d’une centaine de films présentés en ligne, dans ce laps réduit de cinq jours. Que reste-t-il du gigantisme d’une telle manifestation, une fois passé par le chas de l’écran domestique, avec internet à portée de clic, et la diabolique tentation de faire usage de la touche « avance rapide » du lecteur vidéo, permettant de multiplier la vitesse d’un film par 8 et ainsi d’enquiller les titres ? C’est là qu’on se souvient avec nostalgie de l’hilarité de la salle du Berlinale Palast, 2000 spectateurs, devant Effacer l’historique. Comment un tel film aurait passé l’épreuve de la domestication ?
Un grand festival de cinéma fait événement à lui seul. Il vient surtout à point nommé redonner du baume au cœur à une industrie à l’arrêt. Les films les plus marquants de l’édition précédente ne sont toujours pas sortis chez nous. On ne sait quand l’Ours d’Or 2020 Le Diable n’existe pas, de l’Iranien Mohamed Rasoulof (initialement programmé en décembre dernier), et la vache du western écologique First Cow de Kelly Reichardt (initialement prévue pour accompagner une rétrospective de la cinéaste au Centre Pompidou au début de cette année) seront visibles sur nos écrans. Quant aux films de 2021….
Mais cette Berlinale fait événement à un autre niveau. Voilà enfin le premier festival à présenter des films tournés en 2020, donc portant incidemment en eux la trace de l’ère pandémique. S’il paraît bien naïf de vouloir d’emblée apposer un label « cinéma de l’ère Covid » à cette édition, il est aussi légitime de se demander si le cinéma peut continuer à faire comme si de rien n’était.
Il n’y a nulle obligation pour un cinéaste à courir après son époque. Mais quand il filme ce qu’il connaît, son regard peut s’élargir par cercles concentriques et dresser le portrait d’un moment particulier de la société. Prenons Albatros de Xavier Beauvois, film pas totalement abouti (surtout dans son dernier acte qui piétine assez) mais le plus intéressant du cinéaste depuis Des Hommes et des dieux. Le portrait d’un capitaine de gendarmerie, rempart citoyen et zélé dans la région d’Étretat. Une vie professionnelle et personnelle assez exemplaires jusqu’à l’irruption d’un drame qui va entraîner à la fois sa chute et une possible reconstruction.
L’art de Beauvois tient surtout dans une direction d’acteurs pleine d’humanité où, hormis le rôle principal tenu par Jérémie Rénier, une grande partie de la distribution est constituée de comédiens non professionnels (puisque la compagne et la fille du cinéaste jouent sa petite famille et les gendarmes du coin ses collègues). L’apparition de Beauvois lui-même dans un inattendu caméo d’alcoolique, peut laisser penser qu’il pousse l’auto-exposition jusqu’à ses propres failles, mais l’essentiel du film n’est pas là. Il est dans ce portrait d’un bout de France, presque de carte postale (la Normandie, son grand air, ses falaises, ses chaumières, son aiguille creuse), plus secrètement pays de naufragés. Sans que le mot ne soit jamais prononcé, on ne peut s’empêcher de voir là un instantané d’une France « post-Gilets Jaunes », prenant acte aussi bien de l’accumulation des détresses, de la survenue irraisonnée de la violence, que de la défiance vis-à-vis de l’autorité publique, entrelacs qui dépasse jusqu’aux volontés les plus empathiques.
Sans courir après l’époque, donc, on ne peut s’empêcher de guetter les signes de modification. La première incidence est plutôt visible dans les conditions de production, avec l’apparition d’un nouveau poste de « référent Covid » dans certains génériques. Et plus largement dans la célérité de production de trois films de la compétition (sur quinze), projets concrétisés à l’allure de sprints : Introduction de Hong Sang Soo, Petite Maman de Céline Sciamma et l’Ours d’Or 2021 Bad Luck Banging or Loony Porn du Roumain Radu Jude. Et si le Covid pouvait jouer un rôle d’accélérateur ? Quoi que l’on pense du résultat de ces trois films, on peut déjà saluer l’attitude de ces trois cinéastes, pour qui la période actuelle n’a pas été celle d’un moment de recul ou de réflexion, mais au contraire de remise en actes de leur pratique avec les moyens du bord.
Introduction d’Hong Sang Soo, récompensé de l’Ours d’argent du meilleur scénario (ce qui est assez ironique dans la mesure où le cinéaste n’écrit plus de continuité dialoguée avant tournage depuis bien longtemps) ne déroge pas à la méthode du cinéaste. Le rythme d’un long-métrage par an est plutôt une moyenne basse pour lui et Covid ou pas, la légèreté de sa méthode et sa rapidité d’exécution demeurent intangibles. Ce nouveau titre compte quelques scènes tournées à Berlin (où l’on croit reconnaître les bords du Landwehrcanal, au sud de Tiergarten), sans doute dans les jours alentour de la présentation de La femme qui s’est enfuie, l’année dernière dans ce même festival.
Le film, incroyablement ramassé, capture quelques moments décisifs dans l’éducation sentimentale et professionnelle d’un jeune homme qui eut un temps des velléités d’acteur. Le film a l’élégance de dessiner, en creux, l’histoire d’un échec sur tous les plans, sans que cette amère introduction dans la vie adulte apparaisse non plus particulièrement plombante. Plutôt une façon de savoir montrer les atermoiements de l’amour, de la vocation, de la filiation comme une suite de haïkus existentiels, que chacun peut investir avec ses propres interrogations.
Le très attendu Petite Maman de Céline Sciamma joue aussi la carte du minimalisme, prenant même en léger contre-pied le retentissement international de Portrait de la jeune fille en feu. Ecrit pendant le confinement du printemps, tourné cet hiver (avec fin des prises de vues en décembre) et post-produit dans la foulée, pour arriver tout frais, à portée de clic, le 3 mars. Reste qu’en dépit de cette célérité, le film vibre peu.
Après la mort de sa grand-mère, une petite fille de huit ans accompagne ses parents qui vident la maison. Dans les bois, elle fait la connaissance d’une nouvelle copine, qui lui ressemble étrangement. S’agit-il d’un souvenir d’enfance de la mère ? Du fantasme d’une sororité intergénérationnelle où mère et fille partagent leur enfance au présent ? Sans doute des deux à la fois. L’argument fantastique est à la fois suffisamment voyant et jamais totalement explicité, d’où le sentiment d’une fiction très théorique. Le trouble se voulant pris en charge par quelques décisions tranchées (la gémellité des deux héroïnes, le mimétisme entre leurs deux maisons) mais qui peinent à s’incarner ou à prendre une épaisseur vécue ou temporelle. Pour un film sur l’enfance et ses sortilèges, les règles du jeu sont posées, mais le jeu en lui-même a du mal à prendre.
Une question commune alimente le film de Céline Sciamma et le chef d’œuvre du festival, Wheel of Fortune and Fantasy de Ryusuke Hamaguchi, justement récompensé du Grand Prix du Jury. Celle d’une tristesse féminine secrète, dont on ne sait s’il vaut mieux la conserver en lest de maturité ou la troquer contre un bol de légèreté. Si cette question est juste dite dans le dialogue de Sciamma, elle est constamment explorée chez Hamaguchi.
Ce film anthologique – trois histoires indépendantes à la manière d’un recueil de nouvelles se permet un clin d’œil savoureux avec la période actuelle. Il y est bien question de l’apparition d’un virus, mais… informatique. Lequel a fait fuiter informations classifiées, données de santé et autres secrets extra-conjugaux dans toutes les boîtes e-mail de l’humanité et entraîné le monde à (re)vivre « off line » : retour au courrier postal et fermeture des services VOD (salutaire renversement des modes d’accès aux films), sans que l’on sache si la situation est temporaire ou définitive. Pour autant, l’horizon du film n’est pas l’uchronie, mais une profondeur humaine et sentimentale, irréductible à toute époque, et qui touche au plus profond.
Les trois histoires mettent chacune en scène des situations oscillant entre vaudeville et mélodrame. Première histoire, deux jeunes filles se rencontrent. L’une confie à l’autre son béguin pour un homme idéalisé, lequel s’avère l’ex de la première, qui n’en a pas tout à fait la même perception. Deuxième histoire. Une étudiante s’appuie sur le roman écrit par son ancien professeur pour échafauder une étrange machination. Troisième histoire. Les retrouvailles, pleines de quiproquos, de deux anciennes amies de lycée. Hamaguchi s’affirme en maître d’une narration pleine de chausse-trappes, incroyablement maîtrisée mais jamais étouffante, parvenant à ménager des respirations poétiques, au cœur même de ses longues scènes de dialogue.
Bien davantage que d’éternelles variations sur les triangles amoureux et les machinations sentimentales, ces histoires secrètent leurs propres secrets, surprises et révélations. C’est un cinéma géomètre et funambule, en équilibre perpétuel entre comique et tragique, grâce et cruauté, magie de la rencontre et énigme du quotidien. Cet art de l’instabilité entretenue fait avancer chacune de ces histoires sur sa propre ligne de crête et ménage échos et résonances entre ces héroïnes de différents âges. C’est en cela que ce film-polyptique touche à l’universel, au-delà de son apparent portrait de la condition féminine contemporaine au Japon. Il ouvre sur des vertiges affectifs et temporels, où toutes les interrogations sentimentales d’une vie sont parfois redistribuées par la lecture d’un extrait de roman, une confession malvenue ou une brève rencontre de hasard.
Aux antipodes de cette délicatesse, l’Ours d’Or Bad Luck Banging or Loony Porn se révèle un lauréat pas moins stimulant et idéalement estampillé 2021. Cette co-production roumano-croato-tchèque-luxembourgeoise a même fait l’objet d’une étude en cas (en visioconférence comme il se doit) tenue lors de l’EFM (European Film Market) sur le thème « Comment tourner un film pendant une pandémie mondiale ». Si, sur le papier, décider de tourner une coproduction internationale, avec autant d’intervenants, relève du pari, le cinéaste a finalement assumé de tourner un film peut-être plus esquissé, sans pour autant perdre de sa virulence.
Il faut dire que ce « porno cinglé » appartient à un genre rare au cinéma : le pamphlet. Un genre a fortiori encore plus rarement récompensé dans les festivals. Mais cette année étant si particulière, elle a provoqué un étrange alignement des planètes qui a permis à l’œuvre de tomber à pic. Le film raconte l’histoire d’une enseignante, dont une sextape tournée avec son mari, fuite sur internet. Un tel sujet aurait pu donner un récit édifiant, opportuniste, même racoleur. Et si l’on veut, ces adjectifs peuvent être accolés au film de Radu Jude, qui ne se prive pas de commencer par la dite vidéo du scandale, délivrée in extenso dans toute sa crudité. Mais le film est suffisamment fort pour anticiper les critiques faciles, et les retourner tel un judoka.
Mettre d’emblée les pieds dans le plat, c’est aussi le meilleur moyen d’emmener le sujet apparent vers d’autres horizons. Le film est une œuvre composite, dont la première partie reprend une procédure familière du cinéma roumain : le suivi d’un personnage dans son quotidien, avec une impression de temps réel des rendez-vous, trajets et coups de téléphone. Un hyper-réalisme nimbé d’une certaine étrangeté, puisqu’au gré des plans-séquences, la caméra décadre fréquemment pour révéler une certaine laideur ordinaire du capitalisme (publicités géantes, cinémas fermés, immeubles patrimoniaux à l’abandon). Cette journée trouve son achèvement dans le dernier acte du film : une réunion-procès tenue dans la cour d’un somptueux établissement scolaire, où les parents d’élèves doivent décider du renvoi ou non de l’enseignante.
Entre les deux, se glisse un intrigant abécédaire filmé, plus précisément un « petit dictionnaire d’anecdotes, de signes et d’émerveillements ». Composé d’archives, de « choses vues » et d’aphorismes en images, ce collage vidéo – véritable œuvre en elle-même – condense tout un terreau historique et social, qui va chercher aussi loin dans le passé du pays qu’il capture un indicible du moment. Démons du passé, impensés et préjugés du présent sont fustigés dans un mélange d’humour noir et de désarroi poétique.
Pas étonnant alors que ces démons (de la réécriture de l’Histoire jusqu’aux saillies antisémites) ressurgissent lors du procès final, composé comme un petit théâtre d’un grotesque assumé. Figures en uniforme (prêtre orthodoxe, militaire, pilote de ligne) ou quidams, tous voient leur allure rehaussé par une impressionnante collection de masques Covid à motifs, dérisoire déclinaison du masque de tragédie ou de comédie. Ce détail vestimentaire n’est pas un simple marqueur d’époque, mais s’inscrit comme touche d’absurde supplémentaire, révélatrice du vrai projet du film : mettre à jour une histoire informulée de la lâcheté et du machisme. La véritable pornographie n’est pas tant dans une malheureuse sextape égarée que dans la vulgarité du capitalisme qui s’exhibe dans une Bucarest défraîchie ou dans tous les non-dits de l’histoire moderne, qui alimentent un indécent retour du refoulé.
Sans pandémie, encore moins sans masque, le film (écrit depuis plus d’un an) n’aurait pas été très différent. Il aurait sans doute été porteur de la même rage, mais aurait sans doute perdu sa touche de folie rageuse. Son envie de tout envoyer balader aurait pu apparaître plus plaquée, alors que c’est bien sa touche Covid qui le propulse en exorcisme farcesque du vieux monde.
En lui décernant l’Ours d’Or, le jury de la Berlinale (composé de manière paritaire, et sans présidence, de six cinéastes précédemment auréolés de l’Ours d’Or) a reconnu que le film « provoqu[ait] le zeitgeist en duel, pour le gifler » et qu’ « il attaqu[ait] le spectateur (….) en ne laiss[ant] personne à distance de sécurité », preuve que le film reste à la fois inséparable de l’ère-Covid, sans pour autant être dépendant de ses procédures hygiénistes. D’où la pertinence et la flamboyance d’une création qui s’affirme contre l’époque, tout contre.