Danse

La Ronde de Boris Charmatz, remède à l’acédie

Critique

Avant de fermer pour travaux, le Grand Palais a accueilli, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, l’unique représentation de La Ronde de Boris Charmatz, 12 heures de danse pour conjurer le sort, la dérisoire dépense de deux corps dans un espace qui les dépasse, une chaine ininterrompue comme un geste de résistance. Cette aventure épique, le spectateur pourra la découvrir grâce à une version montée pour la télévision, qui sera diffusée sur France 5 ce vendredi 12 mars à 20h50.

Des projets contrariés naissent parfois des épiphanies. Le 16 janvier dernier, après un an de rêves avortés et d’incertitudes, Boris Charmatz présentait enfin sa Ronde dans un Grand Palais vide, totalement offert aux caméras et au ciel. Du lever du soleil rose flamboyant aux flocons de neige qui voilèrent quelques instants la verrière, l’espace tout entier semblait coïncider pour faire de ce moment unique un événement bien au-delà du cercle des aficionados de danse contemporaine. La représentation n’a lieu qu’une seule fois ; une boucle de vingt et un duos pour un peu plus de trois heures de spectacle répétés quatre fois, soit douze heures ininterrompues de l’aube à la nuit.

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Peu importe alors la démesure des premières idées abandonnées, peu importe les compromis, les difficultés de répétitions, le chorégraphe parvient à créer un spectacle-monde, une chaîne contagieuse où les corps, humbles, se frayent un passage dans l’immensité de la nef.

Un documentaire, « Boris Charmatz face au Grand Palais », sera diffusé en parallèle du spectacle pour raconter cet accouchement à rebondissement, mais en se voulant très didactique, il déflore un peu vite l’essence de ce qui advient au final. L’œuvre se suffit et ne nécessite pas d’exégèse tant elle sait s’exprimer avec force, humour et émotion par elle-même. Là se niche le coup de maître du chorégraphe, parvenir avec une forme exigeante à magnifier tous les corps en scène par la diversité des expressions et leurs confrontations à un environnement hors norme. Ce vaisseau déserté que le regard ne peut appréhender pleinement ressemble étrangement, en ce jour glacial de janvier, à cette chape invisible qui nous retient reclus depuis un an. On se sent dépassé, incapable d’en mesurer l’ampleur.

L’ouverture, très intimiste, donne le ton : herses est l’un des premiers spectacles de Charmatz, qu’il danse ici avec Johanna Elisa Lemke, un des plus intimes et crus aussi. Deux corps nus qui luttent autant qu’ils s’étreignent, l’un servant toujours de sol à l’autre. On s’écrase, on prend le dessus et on se retrouve à plat, sur ce béton gelé.

À l’autre bout de la boucle, le boléro 2 de la chorégraphe Odile Duboc et de sa complice Françoise Michel résonne comme une réponse, ce dernier duo, tout en douceur se laisse envelopper par la musique de Ravel sans être submergé. Boris Charmatz et Emmanuelle Huynh, debout, imposant leur rythme non pas contre mais par-delà la puissance entrainante du Boléro, les âmes ont repris possession de leurs peaux. On notera la dentelle de ce montage chorégraphique, chaque transition étant pensée pour surprendre et faire sens, l’une arrivant en courant, l’autre dévalant l’escalier, Salia Sanou en chantant et Djino Alolo Sabin, pieds nus, la tête enrubannée dans un jean.

Les gestes précis qui s’amplifient dessinent des reliefs géométriques qui entrent en écho avec l’architecture de l’écrin, béton et Art nouveau, le frisson se propage.

Le spectateur le comprend vite, il ne s’agira pas d’occuper l’espace mais d’imposer délicatement des corps à corps, des rencontres, des ruptures, des dialogues entre les arts, entre les danses, d’humains à humains. L’érection du Grand Palais en 1900 correspond à la publication du roman sulfureux La Ronde d’Arthur Schnitzler, qui servira de fil dramaturgique. Le principe de ces duos emboîtés, l’un reste et l’autre s’en va, établit un pacte avec le spectateur, à la fois rassuré par le systématisme et avide de connaître le prochain artiste à entrer dans la danse.

Car Boris Charmatz a réuni une distribution à faire pâlir d’envie n’importe quel grand festival au monde : danses contemporaine, classique, urbaine, théâtre, chant, musique s’entrechoquent, entre reprises de morceaux du répertoire et créations. Ainsi, le danseur et chanteur François Chaignaud en arlequin à pointes partage la lumière avec le trompettiste Médéric Collignon, les danseurs de l’Opéra de Paris croisent les acteurs en situation de handicap de la Compagnie de l’Oiseau-Mouche et Marlène Saldana et Johan Leysen prennent la parole pour interpréter un extrait du roman de Schnitzler où le désir contamine les esprits.

Et puis un frémissement, elle arrive majestueuse et austère, son aura la précède et la poursuivra tant elle a donné à la danse contemporaine des paysages à explorer. Anne Teresa de Keersmaeker, chorégraphe flamande associée dans les mémoires à la musique de Steve Reich comme à celle de Bach, les premières notes de piano pour le légendaire Fase, le violon qui s’emballe pour cette relecture de Partita 2 et nous voilà happés par la rigueur de cette grammaire chorégraphique qui hypnotise autant qu’elle offre matière à gloser. Les gestes précis qui s’amplifient dessinent des reliefs géométriques qui entrent en écho avec l’architecture de l’écrin, béton et Art nouveau, le frisson se propage.

Comme le soulignait très justement Florian Gaité dans son essai Tout à danser s’épuise, paru récemment, la danse est essentiellement l’écriture d’une perte :
« Elle ouvre un espace où l’on fait ce que l’on veut de sa fatigue, donnant sa perte en spectacle pour mieux susciter le désir d’une autre économie corporelle. À chacun alors d’entrer dans la ronde et d’accepter l’idée : tout corps qui tend à vivre doit aussi consentir à perdre. »

C’est un cadeau pour les temps contemporains, une invitation à entrer dans le cercle pour nous tous, reclus mais pas repentis, La Ronde comme manifeste d’une révolution possible.

La captation du spectacle réduite à moins de deux heures permet de revivre au plus près des interprètes cette folie organique, sans perdre à l’image le gigantisme de l’environnement dans lequel ils se battent. C’est une lutte, un passage de témoin, une abolition de la distanciation sociale qui contamine avec douceur nos yeux et permet de croire, le temps d’une danse, aux prochains jours heureux.

 

La Ronde, de Boris Charmatz, filmée par Julien Condemine, le 12 mars à 20h50 sur France 5.

Ndlr : Boris Charmatz a participé à une rencontre en live organisée par AOC et le Festival d’Automne (coproducteur de La Ronde) le vendredi 5 mars 2021. « Faire connaissance : pour une hybridation des arts et des sciences sociales », moment de discussion et d’échange entre artistes et chercheurs et chercheuses, est à (re)voir en ligne.


Marie Sorbier

Critique

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