Littérature

Communauté de mots invisibles – sur Lettres non-écrites de David Geselson

Journaliste

Dramaturge, metteur en scène et comédien, David Geselson a déjà mis en exergue sur la scène théâtrale toute la puissance que pouvait contenir une lettre. Une lettre adressée à une personne mais ouverte à tous. Réinventer le discours amoureux, familial, sociétal, artistique, voici en substance l’essence de la démarche de David Geselson dans Lettres non-écrites, nouvelle œuvre littéraire et théâtrale, un livre et des représentations malgré tout.

Il faut imaginer un visage. Celui d’un être aimé, disparu, parti, inconnu ou honni. Que voudrait-on lui dire à ce visage qui nous vient, à ce fantôme qui nous accompagne ? La réponse semble évidente. Elle l’est bien souvent. Ces lettres non-écrites disent tout. Elles débordent de tout ce qui n’a jamais été dit.

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L’anonymat de leurs « auteur·ice·s », celui aussi de leurs destinataires, rend l’adresse plus intense. Dans ces lettres, tout est permis. La déclaration définitive, le crachat d’une haine absolue, la bouteille à la mer. Peut-être est-ce cette mise en écriture propre à David Geselson – qui avait certainement, dès le début, dans l’idée de les restituer sur une scène – donne à ces lettres cette tonalité si entière, cette dimension d’urgence vitale à dire. Comme des mots qui ont longuement attendu leur moment. Et qui sortent dans toute leur puissance.

Puisque ces lettres sont avant tout présentées comme étant « non écrites », on pourrait se demander à partir de quel moment elles commencent véritablement à exister. Au moment de l’écriture ? Ou de leur lecture ? Car il y a dans chacune de ces lettres une impérieuse nécessité d’être lue, d’être dite. Non seulement à son ou sa destinataire, mais à un public que l’on prendrait comme témoin.

Ces lettres non-écrites ne sont pas présentées comme ouvertes mais elles le sont incontestablement. Malgré l’intimité dont elles sont empreintes, elles sont faites pour toucher tout le monde. Elles vivent, ces lettres, dans le même temps que nous.

Il y a dans chaque mot choisi cette nécessité de la démonstration, ce qui, là aussi, leur confère une autre intensité. Ce texte existe pour une personne qui existe pour quelqu’un et c’est ce qui le rend vivant. Cette mère qui écrit à son enfant jamais né, cette fille qui écrit à son père parti, ou celle encore qui s’adresse à cette mère inconnue, toutes ces personnes existantes avec leur souffrance, leur manque, leur vie vécue, disent ce qu’elles ont à dire. Une bonne fois pour toute.

Ce projet des lettres non-écrites, publiées aujourd’hui en recueil paru aux éditions du Tripode, est né lorsqu’en 2016, l’auteur, metteur en scène et comédien David Geselson participe à l’opération « Occupation Bastille » avec Tiago Rodrigues. Chaque jour une cinquantaine de spectateurs participe à des ateliers, des échanges avec les différents artistes présents. David Geselson propose la chose suivante : « Si vous avez un jour voulu écrire une lettre à quelqu’un sans jamais le faire parce que vous n’avez pas osé, pas su, pas pu ou pas réussi à aller jusqu’au bout, racontez-la moi et je l’écris pour vous. ».

S’en suivent quatre à cinq séances de travail par jour en duo avec des spectateurs volontaires. Une discussion d’une demi-heure environ, où une personne expose à l’écrivain public, dans sa loge, les enjeux de sa lettre encore non-écrite, une séance d’écriture de 45 minutes, puis une lecture privée tout d’abord en attente de l’approbation de la personne qui a « commandé » sa lettre.

La condition était posée dès le départ par le metteur en scène : si le résultat ne convient pas, on déchire tout, on ne garde rien. S’il est, au contraire, à la hauteur des attentes du ou de la volontaire, alors David Geselson laisse ouverte la possibilité d’en faire une œuvre théâtrale.

Un travail d’écriture et de restitution sur scène qui s’est poursuivi, après le théâtre de la Bastille, dans plusieurs villes de France de Toulouse à Metz, en passant par Lorient ou Brives. Ces lettres ont même voyagé jusqu’à Bruxelles, puis New-York. À chaque fois la compagnie Lieux-Dits, crée par David Geselson, a travaillé sur une mise en forme théâtrale des lettres écrites pendant la journée. Lettres qui pouvaient se mélanger avec d’autres, rédigées à d’autres moments, dans d’autres villes.

C’est ainsi que peu à peu ces mots, si intimes, si retenus, ont fini par voyager, s’échanger entre eux, former, comme le dit David Geselson, « une communauté de mots invisibles ». Des mots rassemblés donc dans ce livre divisé en chapitres « amours », « enfances », « pour finir »…  Et qui ont donné lieu à une représentation exceptionnelle le samedi 13 mars à la Maison de la Poésie à Paris (visible sur leur site internet) où cinquante lettres ont été lues par des comédiens de la compagnie Lieux-Dits et des invités tels que Denis Podalydès, Audrey Bonnet ou Laëtitia Dosch.

Mais comment nous, spectateurs, sommes censés recevoir ces mots, issus d’autres vies que la nôtre, des vies réelles, mais écrites avec des mots de la littérature, dits par des comédiens, sur des scènes de théâtre ?

L’écriture rend paradoxalement le propos plus direct. Comme une flèche, il va d’un cœur à un autre.

On peut être saisi parfois, émerveillés ou embarrassés, par cette poésie perdue, désuète, des lettres que nous n’écrivons plus. Notre écriture quotidienne allant le plus souvent à l’essentiel, il devient rare, dans nos échanges de laisser à la place à la description d’un état intérieur, à notre cœur qui se livre.

L’écriture, du papier, un stylo, ici un fichier Word, sans adresse mail, sans numéro de téléphone, et parfois sans l’ombre d’une adresse postale, rend paradoxalement le propos plus direct. Comme une flèche, il va d’un cœur à un autre. David Geselson s’amuse à faire revivre le lyrisme parfois adolescent des lettres d’amour.

Il joue aussi parfois avec les contrastes, comme cette lettre d’une mère à sa fille, qu’elle ne voit plus. Une lettre d’amour sous forme de QCM aux réponses courtes et simples (oui ou non), avec ce petit 4) : « si ça te fait plaisir on peut dire que oui », qui finit, avec la répétition, par faire surgir le comique en pleine émotion.

Il y a ces mots écrits par David Geselson appartenant à d’autres, ce qui contribue à créer un premier décalage. Et puis il y a cette mise en voix, cette lecture sur une scène, qui nous enlève à la réalité du moment. Puis une autre émotion soudain, vient nous tirer de notre statut de spectateur de théâtre. Cette rupture, cette mère ne pouvant avoir d’enfant, cette femme encore debout après l’inceste et les violences à répétition et qui achève sa lettre par ce transperçant « je suis là », adressé à son père absent. Ces mots qui résonnent sur cette scène de théâtre appartiennent à la vie réelle, celle qui se poursuit dehors.

Quelle plus belle preuve de la vie propre de ces lettres que les nouvelles données par David Geselson, dans les dernières pages de son livre, quelques pages intitulées, où les mots se disent : Raquel, qui a écrit une lettre à l’enfant qu’elle n’aurait jamais, est devenue mère d’une petite fille quelques mois plus tard ?

Quel auteur peut nous donner des nouvelles, bonnes ou mauvaises de quelques-uns de ses personnages ?

D’ailleurs, qui est auteur ? Qui est personnage ? Voici une autre question que pose la démarche de la lettre non écrite. Je me suis personnellement demandée si les personnes dont on lit les lettres les auraient écrites ainsi si elles avaient elles-mêmes pris la plume. Quelle est la part de fantasmes, de projections personnelles, de libertés prises par David Geselson dans sa démarche et son rôle à lui ? Quelques-unes de ces lettres étant écrites pour des personnes ne maîtrisant pas la langue française, quel sens donner aux mots qu’on leur prête dans ce cas de figure ?

L’auteur et metteur en scène de Doreen, sensible et saisissante pièce de théâtre inspirée de la merveilleuse Lettre à D. d’André Gorz, ne se dit surtout pas auteur de ces lettres, les eût-il toutes bien écrites. Il préfère le terme d’interprète. Interprète dans l’écriture comme dans le jeu.

On retrouve tout au long de sa démarche, que ce soit dans l’avant-propos de son livre ou dans les différents entretiens qu’il a donnés autour de son travail, l’idée de « tisser des liens ». De créer un ensemble, à proprement parler. Un tout qui nous permettrait de penser à ce que cela veut dire être ensemble. Ce qui, maintenant, à ce moment précis que nous traversons, privés de lieux collectifs et de lieux de parole, s’avère primordial.

David Geselson cite volontiers les mots du philosophe Bernard Stiegler qui, dans son dernier ouvrage, Bifurquer (2020), définissait le rôle de l’artiste comme créateur de « nouvelles situations dans lesquelles le public peut s’engager ».

Ici l’émotion naît de notre engagement silencieux. À l’écoute, à la lecture de ces lettres, il y a cette forte et soudaine compassion que nous éprouvons sans même la voir venir, pour des personnes que l’on ne connaitra jamais. Puis l’inévitable questionnement intime advient : « à qui voudrais-je écrire, moi ? Voudrais-je déléguer l’écriture de ma lettre à un tiers ? Que lui dirais-je moi ?… ».

Et silencieusement, face à comédiens qui déclament les mots des autres, face à ces autres spectateurs, qui par ces lettres voyage du public à la scène et inversement, j’imagine mes propres lettres non écrites, ajoutant, pour moi-même, mes propres mots à cette communauté dont parle David Geselson.

Ces restitutions scéniques, tout comme ce que l’on peut lire dans ce sensible recueil publié aux éditions du Tripode, ne font pas que raconter une histoire intime, elles reflètent notre temps, l’urgence de faire la lumière, de libérer la parole. Une jeune femme écrit à sa grand-mère qu’elle hait d’avoir détruit psychologiquement sa descendance : « Nous sommes sans doute les proies de certains silences. » Beaucoup d’autres lettres regroupées dans le livre donnent à voir des combats personnels menés pour et par la parole.

Dire le mal qui a été fait, pouvoir formuler le pardon, exprimer le désir trop longtemps contenu, trouver la force de refuser ou de partir.

« Ces lettres témoignent de quelque chose qui dépasse le théâtre », dit David Geselson. Un miroir du moment que nous sommes en train de traverser, où l’urgence de la parole s’allie avec l’importance de choisir les mots, et de les graver quelque part, laisser une trace. Un moment où, aussi, se ressent le besoin de faire lien. Ainsi, ce livre de lettres non-écrites constitue pour le moment, dans la démarche artistique de David Geselson, un medium, un moyen de faire circuler la parole, de la passer.

Faire sortir ces histoires intimes de l’espace du théâtre, où tous, en temps normal et pour diverses raisons, ne peuvent pas se rendre, afin de toucher, selon lui, un public plus large encore.

Et pourquoi pas donner naissance à encore d’autres lettres ? Une communauté de mots invisibles, un fil de paroles ininterrompues.

David Geselson, Lettres non-écrites, éditions du Tripode, 2021
La représentation de la compagnie Lieux-Dits à la Maison de la Poésie à Paris de ce samedi 13 mars est à visionner sur le site Internet de la compagnie.


Émilie Chaudet

Journaliste

Rayonnages

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