Littérature

Depuis l’intérieur de la maison des morts – à propos d’Inside Story de Martin Amis

Professeur de littérature anglaise

Inside Story chemine avec la mort en ligne de mire. Dans cet ouvrage inclassable, Martin Amis se fait écrivain nécrophage, en quête de ce qui viendra conférer gravité et profondeur à une conversation que l’on aurait pu penser mondaine. Dévorant les pages, comme il se nourrit du cadavre des êtres qu’il a chéris, Amis signe un opus où la mort dicte et ferme la marche.

On ne présente pas Martin Amis. Pourquoi persister, alors, comme c’est le cas en France, mais aussi au Royaume Uni, où il est né et aux États-Unis, son pays d’adoption, à le décrire dans les mêmes termes, stéréotypés et passe-partout ? Trublion, bad boy, enfant terrible, « Mick Jagger de la littérature », écrivain à femmes et à frasques… Les clichés, l’essayiste a beau avoir fait de la « Guerre » menée contre eux son cheval de bataille de l’année 2001, il ne cesse de les traîner après lui, comme autant de casseroles. Certes, on ne donne plus du « fils de » au romancier à succès qui a vite éclipsé la gloire de son père, le très sarcastique Kingsley Amis, mais on sous-entend gravement qu’il est un « héritier », au sens de Bourdieu, et que la jet set – le terme est-il encore d’actualité, à l’heure où le transport aérien est cloué au sol ? – est son milieu de prédilection. Qu’il serait à tu et à toi avec Salman (Rushdie), Hanif (Kureishi), Julian (Barnes), Zadie (Smith), Norman (Mailer) et les autres, ces V.I.P. de la World Fiction d’expression anglaise dont il est lui aussi un fleuron – à quand l’anoblissement par la reine ?

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Grande gueule, satiriste grinçant, islamophobe primaire – les registres varient en fonction des opinions de chacun. Opinions, le mot est lâché, alors qu’il n’est surtout pas à prononcer dans les parages de la littérature qui fuit comme la peste la dictature de l’opinion. Valeur sûre à la Bourse des valeurs, elles sont si rares de nos jours, mais on préfèrera titrer bankable, chaque nouveau livre de lui suscite une attente fébrile et provoque – le mot et la chose lui vont si bien au teint – l’hystérie. Mais ne se murmure-t-il pas, dans les cercles autorisés, qu’il serait en perte de vitesse, qu’il peinerait à renouer avec ses coups d’éclat passés, qui sont légion : Money Money, London Fields, La Flèche du Temps, L’Information, Lionel Asbo, l’État de l’Angleterre ?

Oubliez tout ce qui précède. Imaginez que, prétérition oblige, les mots avancés n’ont pas été entendus, ni même prononcés. La place manque pour reprendre en les corrigeant un par un les qualificatifs convoqués à l’époque de ses débuts en fanfare et reconduits avec la même paresse et en dépit du même bon sens. Né en 1949, il y a longtemps qu’Amis n’est plus un enfant terrible ; l’« adolescent attardé et content de l’être » se dépeint à présent sous les traits d’un père « émérite » et « loufoquement laxiste », tout comme il aime à se représenter en papy plus gâteau qu’indigne. Et s’il fallait absolument lui accoler un sobriquet emprunté à un quarteron (!) de Rolling Stones perclus de rhumatismes, tant qu’à faire, le personnage de forban vénéneux que Keith Richards se sera composé serait plus raccord. Au moins, ce dernier a-t-il rédigé une autobiographie… Mais on ne se donnera même pas cette peine. Pour la simple et bonne raison qu’au seuil de son dernier opus, Inside Story, Amis fait lui-même les présentations.

En parfait maître de maison, il ouvre grand les portes de son chez lui, vous accueille, vous invite à vous diriger vers le bar, vous prie de faire comme chez vous. Martin Amis reçoit en sa (vaste) demeure. La réception s’apparente à une veillée mortuaire, conviviale mais néanmoins recueillie, et l’appartement a des allures de nécropole. Au menu de ces 700 pages inside, écrites depuis l’intérieur de la maison des morts, trois cadavres (au moins) d’écrivains, un poète, un essayiste, un romancier, Philip Larkin, Christopher Hitchens, Saul Bellow. Soit trois lettrés ; trois genres distincts, servis par une écriture de caméléon, singeant la poésie, l’essai, le roman. Trois amitiés à la vie et à la mort, que cette dernière, justement, vient interrompre, laissant le survivant inconsolable et endeuillé. Trois fins de vie, comme on parle d’une fin de cortège, ou d’une comète dont n’est plus visible que la queue. Trois agonies, vécues de l’intérieur et mises en musique à la faveur d’un ars poetica, que la conjonction du « mourir » et de l’écrire élève au rang de méditation funèbre en mode tantôt majeur, tantôt mineur, qu’on qualifierait sans coup férir de résolument littéraire – s’il n’y avait, sur les 700 pages généreusement offertes, « deux cent pages de trop » (p. 375). « Éblouissant embarras de richesses », plaiderait sans doute l’écrivain, mais gare au cliché, là encore.

La mort, seule, confère son unité à la vie, autrement dénuée de toute « vie » artistique.

Hôte prévenant, Amis précise les conditions dans lesquelles il convient de lire son livre, qu’il annonce être le dernier de cette ampleur : « par rafales », « en sautant des passages, en remettant à plus tard la lecture de certains autres, sans craindre les retours en arrière (…) en ménageant des moments de détente ». On a choisi de le prendre au mot, trop heureux à l’idée de prolonger le temps passé en sa compagnie. La compagnie de grands morts, nonobstant les petitesses et autres bassesses attachées à leurs basques. D’où la nature globalement élégiaque du pavé ; déjà, en son temps, mais c’était à propos de ses ouvrages de fiction, Virginia Woolf s’interrogeait sur la nature de chacun de ses livres pétris de mortalité : « On parle d’un nouveau — par Virginia Woolf. Mais un quoi ? Une élégie ? » Partisan du mélange des genres, Amis semble lui emboîter le pas. Son nouveau – mais un quoi ? – chemine avec la mort en ligne de mire. La mort, seule, confère son unité à la vie, autrement dénuée de toute « vie » artistique. D’où cette impression d’une écriture nécrophage, en quête de ce qui viendra conférer gravité et profondeur à une conversation qu’on pourrait penser mondaine, s’il n’y avait cette présence assidue au chevet des mourants et autres enfermés « au pays des malades de dix-sept mois ». Livre vrombissant du vol des mouches affairées à leur tâche de charognard, et bruissant des pensées, d’abord suicidaires, puis forcément morbides, du gardien des sépultures.

Sépultures vers lesquelles s’avancent, immobiles à grand pas : Larkin, Poète Lauréat xénophobe, « branleur de Hull » et voisin de l’Enfer ; l’Anglo-Américain Hitchens, polémiste impénitent, à la pointe du combat contre le théisme et les théocraties ; Bellow, créateur du roman juif américain, prix Nobel, maître à écrire et à penser de Martin Amis. Tous y passent. Mais Bellow est le plus atteint : les premiers signes de sa démence voient le jour au lendemain de l’attentat des tours jumelles. Avec son Alzheimer qui va s’aggravant, vient l’impossibilité d’échanger. On songe, furtivement, à Thomas de Quincey, scrutant à la loupe Les derniers jours d’Emmanuel Kant (1854) : la veine est la même, un brin perverse, fascinée par le spectacle d’une grande intelligence sur le point se retirer sur la pointe des pieds, avant qu’elle ne finisse par se mettre aux abonnés absents. « Oh ! Maudit Alois [Alzheimer] ! Oh chien inhumain ! » Les images, en revanche, sont de notre temps, ainsi la « boule de démolition » sur les chantiers, qui vandalise, de l’intérieur, le cerveau du romancier, conformément à l’une des images fétiche de Herzog : « Tout ce qu’elle effleurait, flageolait, explosait, se répandait partout. Après quoi s’élevait un paisible nuage blanc de poudre de plâtre. »

« Accomplir le mourir », chacun de ses trois « personnages principaux » s’y emploie.

D’où l’allure bancale de ce livre foutraque, mais sauvé, lui, de la casse. Y alternent conseils prodigués à qui se mêle d’écrire, et tant qu’à faire d’écrire bien, par quoi on entend correctement, réflexions de tout ordre, dont certaines sont à peine apéritives, alors que d’autres, sur le roman et sa contribution avérée à l’amélioration du monde, tiennent au corps, préjugés rances à l‘endroit de la France, « susceptible et vaine » en plus que d’être antisémite, de sa soi-disant « nostalgie de la boue », de son passé collabo, le tout ponctué par un retentissant « Merde à Jean-Jacques », choses vues (les avions du 11 septembre se crashant avec un angle de quarante-cinq degrés dans les deux tours jumelles : « Bientôt les deux bâtiments arboreraient des grimaces prognathes dont émanerait une fumée écumante noir pétrole » (p. 246), la guerre en Irak, le judaïsme, Israël…).

Bref, dans ce livre touffu, il y a autant à boire qu’à manger, et cela tombe avec bien, car la route est longue. Mais avec l’instinct de l’écrivain qui sait ne rien tenir pour acquis, Amis sent venir le moment où son lecteur va renoncer, lassé par telle ou telle anecdote personnelle ou familiale qui tire en longueur, telle ou telle vérité d’évidence (à propos de Donald Trump), telle marque d’autosatisfaction, telle liaison reconstituée de toutes pièces avec l’improbable et chimérique Phoebe Phelps. Alors, d’un coup de patte ou de griffe, il change de braquet et regagne dare-dare le pays de la mort en marche. Il se fait alors l’émule de John Bayley, à qui l’on doit deux bouleversants livres d’hommage à sa compagne, la romancière et philosophe Iris Murdoch, à l’intelligence elle aussi fracassée par la maladie d’Alzheimer : Elégie pour Iris (1998) et Iris Murdoch, le dénouement (2002). « Accomplir le mourir », le mot est de Wilfrid Owen, chacun de ses trois « personnages principaux » s’y emploie. Et Amis de s’accomplir à son tour, du moins l’espère-t-il, en se faisant le scribe, le greffier de leur mise à l’épreuve dernière.

Dans un contexte similaire, sans être tout à fait identique, Michel Deguy honorait la mémoire de son épouse disparue, à la faveur d’un récit qu’il avait voulu non paginé, À ce qui n’en finit pas (1995), et où les diverses séquences de leur vie de couple cohabitaient, en désordre, dans une simultanéité faussement aléatoire, car s’inscrivant à rebours de la chronologie et du deuil. Chez Amis, les pages sont dûment numérotées, mais les lambeaux de souvenirs se mêlent et se démêlent, s’effilochent et se télescopent, s’écartant le temps de permettre à la digression, ce péché mignon des écrivains, de reprendre la main, avant de se resserrer en fin de parcours, devant la contagiosité implacable du « mourir », lequel fauche, rafle la mise… en attendant de faire main basse sur Amis, le prochain sur la liste. Du magma de mots, une forme se dégage, de moins en moins « ténue », frappée au coin de « l’humeur finale » de ses trois agonisants, celle que traque la plume experte, avant qu’elle ne capitule, touchée en plein cœur par la vulnérabilité de ces idoles désormais sans défense : « Ne touchez pas à ce[s] rêveur[s]. » Une forme proche du « lent blues à douze mesures », accessible à l’oreille de l’esprit : « l’oreille de votre esprit, qui, comme nous le verrons, est le chef d’orchestre, le directeur musical de votre prose. » Une forme gagnée par l’émotion, en somme.

Chemin faisant, Amis rompt des lances avec les thuriféraires de l’autofiction, qu’il accuse de tous les maux. Sans craindre la contradiction, il entend faire de sa part de vie écoulée depuis ses mémoires de 2003 (Expérience), « un recueil de nouvelles reliées les unes aux autres », tout en semblant récuser toute compromission avec « l’écriture de la vie » au motif qu’elle donne « trop peu de prise à l’inconscient, au subliminal ». Surpris, le lecteur qui reconnaît au passage l’épouse d’Amis, la romancière Isabel Fonseca, met du temps à comprendre que les références constamment renouvelées à Mart, Martin, Martin Amis, Petit Keith, il, je, le présent auteur, qu’on pensait transparentes, sont autant de masques opportuns pour qui entend échapper à la vraie vie. D’où le choix de mener une existence de fable, donc fabuleuse, dans laquelle existerait assez sérieusement la probabilité pour que Larkin soit le père biologique de Martin. On jurerait la thèse de Marthe Robert dans Roman des origines et origines du roman (1972), le rire et l’humour en plus.

On peut affirmer du texte français qu’il possède, mais transposées, et la coulée et la tenue de l’original.

Cela étant, la fiction n’est pas l’exutoire attendu. C’est la mort qui dicte et ferme la marche, tenant en échec les pouvoirs d’expression. Il n’y a véritablement que la poésie – Wilfred Owen, James Fenton, Philip Larkin, William Shakespeare, W.H. Auden, Andrew Marvell, John Dryden, Chaucer – qui puisse l’affronter, à armes égales. Ce qui ne va pas sans donner du fil supplémentaire à retordre au traducteur qu’est Bernard Turle, lui aussi émérite et accompli. Ce dernier, soulignons-le d’emblée, se surpasse. Sans qu’il soit utile de disposer du texte anglais en regard, on peut affirmer du texte français qu’il possède, mais transposées, et la coulée et la tenue de l’original. À une exception près, peut-être. Elle touche aux adverbes de manière, dont abusent les Britanniques ; Turle, qui a du pain sur la planche, les traduit à la vitre, et le calque alourdit la phrase, à l’image de ce « barbarement royale » ou de cette tendance « exquisément hésitante ». C’est un détail, assurément. Car du coffre, de l’estomac, Turle n’en manque pas, et il en faut pour avaler le redoutable « élitisme » stylistique revendiqué par Amis. Ennemi déclaré du populisme, qu’il rapproche de la Contre-Réforme (!), il revendique pour la littérature l’exploration de tous les territoires, sans exception. Tout en s’affichant bardé, non point de médailles, elles ralentissent le mouvement et entravent la liberté, mais de toutes sortes de difficultés, immédiates et de longue portée. Volontiers métaphorique, et il faut alors filer l’image sur des distances infinies, la langue d’Amis surfe allègrement sur des vagues qui en noieraient plus d’un. Idiosyncrasie, quand tu nous tiens…

On n’arrête plus l’écrivain nécrophage. Dévorant les pages, comme il se nourrit du cadavre des êtres qu’il a chéris, Amis ne cesse de repousser à plus tard le moment de la séparation d’avec son public et ses lecteurs « adorés », pour qui il confie n’éprouver que de l’amour. De la place, il en trouve toujours, pour un « postlude », un « après-coup », un « addendum ». Et c’est ainsi qu’il compose une ultime élégie, à Elisabeth Jane Howard, une ex de son divorcé de père, écrivaine elle aussi, l’autrice de La Saga des Cazalet récemment traduite en français. On ne présente pas Amis. On le lit dans ses œuvres et dans ses pompes.

Martin Amis, Inside Story, Calmann-Lévy, 712 pages. Traduction de Bernard Turle.


 

Marc Porée

Professeur de littérature anglaise, École Normale Supérieure (Ulm)

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