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En finir ou pas – à propos de WandaVision de Jac Schaeffer

Critique

Diffusée sur la plateforme Disney +, WandaVision aura réussi, à rebours du modèle glouton de Netflix, à renouer avec le plaisir du feuilleton, analyse et anticipation nourrissant les conversations hebdomadaires. La mini-série supervisée par Jac Schaeffer marque aussi une nouvelle étape dans la stratégie d’expansion de l’univers Marvel, alors que sa logique économique s’affronte à un problème de taille : les super-héros peuvent-ils mourir, ou sont-ils condamnés à revenir sans fin ?

Titubant dans un champ de ruines, son célèbre bouclier à moitié détruit, Captain America est le dernier des Avengers à faire face à l’armée de Thanos. Mais, alors que l’issue semble inéluctable, une voix venue du lointain attire son attention, suspend son pas. Dans son dos apparaissent des dizaines de portails circulaires, comme autant de canalisations s’apprêtant à déverser la myriade de super-héros imaginés depuis les années 1960 par Stan Lee, Jack Kirby et leurs associés, et porté à l’écran depuis 2008 par les studios Marvel.

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Pour le spectateur, prime à cet instant peut-être moins le soulagement d’une défaite et d’une mort évitées que la jouissance de voir rassemblées tant de figures familières. La bataille qui s’engage est aussi grandiose que kitsch, mêlant dans une ferveur tonitruante homme-araignée et dieu de l’Olympe, industriel en armure et cheval ailé, peuple-panthère et contrebandier de l’espace.

Située vers la fin d’Avengers : Endgame (Anthony et Joe Russo, 2019), l’avant-dernier film Marvel à être sorti en salles, elle est surtout la plus impressionnante démonstration de force à ce jour d’une compagnie qui a réussi non pas simplement à diversifier ses supports de diffusion (des comics aux écrans petits et grands, ce qui était le cas depuis les années 1940, avec des fortunes diverses), mais à redessiner l’économie même du blockbuster.

D’un prototype à fort budget, suivi en cas de succès par des déclinaisons généralement de moins en moins fructueuses et réussies, le blockbuster est devenu une pièce dans un ensemble en perpétuelle expansion, un nœud d’échanges où se croisent héros et héroïnes, tantôt comme protagonistes, tantôt comme personnages secondaires ou figurants, dans un jeu d’annonces et de relances se déployant en de vastes cycles (la phase 4 du « Marvel Cinematic Universe », dont l’entame est en partie suspendue à la réouverture des salles, se composera de douze longs-métrages et treize mini-séries).

En somme, Marvel est parvenu à faire passer le blockbuster d’une pratique et d’un imaginaire de la dépense (fonction somptuaire du spectacle) à une pratique et un imaginaire de l’accumulation. Il y a là ce que l’on pourrait nommer un capitalisme du clin d’œil, qui construit sa valeur sur la récolte des easter eggs disséminés dans les fictions et leurs entours (les photos et vidéos de tournage partagés sur les réseaux sociaux par les acteurs et actrices participent à la création d’une autre modalité de cette super-communauté amicale que sont les Avengers).

Ce que sont venus ramasser les deux derniers volets d’Avengers (Infinity War en 2018 et Endgame, tous les deux classés parmi les cinq plus gros succès de l’histoire du cinéma), c’est précisément une décennie de récits auxquels il ne reste plus qu’à faire allusion. La rentabilité est alors maximale.

Dans ce maelström, il est amusant de voir le rôle que tient Wanda Maximoff, dont la relation avec l’androïde Vision inaugure le développement des mini-séries Marvel à destination de la plateforme Disney +. Face à Thanos, elle affirme, rouge de colère, qu’il « a détruit tout ce qu’elle avait ». Or, le vilain, semblable en cela à un spectateur qui aurait le malheur de prendre les choses en cours (mais où commencent-elles exactement ?), n’a guère qu’une réplique à lui adresser : « Je ne sais même pas qui tu es. »

Sans doute y a-t-il plusieurs manières d’entendre cet échange, selon la familiarité que l’on aura nouée au fil des ans avec la cosmogonie Marvel. Il est en tout cas frappant qu’un même personnage puisse être, d’un récit à l’autre, tout ou rien, en l’occurrence une sorcière créatrice de mondes ou une anecdote dans un conflit homérique. Ces variations d’échelles sont bien sûr l’un des éléments esthétiques constitutifs du genre : un humain devient libellule et se bat aux côtés de titans, offrant l’occasion d’une démonstration des puissances du cinéma numérique, soit la possibilité de concaténer le proche et le lointain, l’ensemble et le détail en un flux audiovisuel. Mais cela indique aussi l’ambition d’un studio dont les productions ne cessent, précisément, de passer du grand au petit, de l’épique à l’intime, du grave au comique, du pontifiant au dérisoire.

Rien ne doit échapper à Marvel, ce dont ses castings témoignent d’une façon éclatante : acteurs de drames et de comédies, de séries et de films s’y côtoient, le studio se payant même à l’occasion le luxe de convoquer une figure du Nouvel Hollywood comme Robert Redford. Que se passe-t-il alors quand c’est la taille de l’écran elle-même qui change, et que les personnages doivent composer avec les contraintes du format sériel ?

La vie domestique de Wanda et Vision se fait spectacle dans la mesure où la normalité est un travail et une performance.

Avec un budget estimé entre 150 et 225 millions de dollars pour environ quatre heures de programme, la contrainte ne se situe certainement pas au niveau économique. Il n’empêche qu’un spectateur accoutumé à une débauche d’effets spéciaux et de célébrités pourrait dans un premier temps s’interroger sur les raisons de telles dépenses. Le prestige du casting est tout relatif, et les trois premiers épisodes se coulent dans l’un des dispositifs les moins dispendieux de la télévision, celui de la sitcom.

De fait, WandaVision se situe à un point de tension entre démonstration et rétention, puissance et impuissance. La traversée accélérée, à raison d’une œuvre emblématique pastichée par décennie, de l’histoire de la sitcom, a souvent été perçue comme un paravent, ou un amuse-bouche avant le vrai show. C’est pourtant là que la mini-série se révèle la plus forte, en ce qu’elle n’a d’autre objet que de maintenir l’extraordinaire dans l’ordinaire, le merveilleux dans le commun. S’il y a là un trope du genre super-héroïque, dont les figures sont toujours duelles (entre mille, Peter Parker / Spider-Man), cela engage cette fois la forme : le monde clos de la sitcom dans, ou contre, l’univers infini des fictions cinématographiques.

Le deuxième épisode est sans doute celui qui joue de ce rapport avec le plus de malice et d’intelligence. Détraqué par l’absorption d’un chewing-gum, l’androïde Vision rejoint Wanda sur la petite estrade qui doit accueillir leur spectacle de magie à l’occasion d’un gala de charité. Abandonnant toute retenue, oubliant en somme de dissimuler sa vraie nature, il se met à flotter dans les airs puis à soulever un piano sans le moindre effort. Pour ne pas que le couple ne se trahisse auprès de son voisinage, Wanda accomplit le prodige de fabriquer d’un mouvement de main les ficelles qui ramènent ce tableau stupéfiant à la trivialité de la prestidigitation.

De gag en gag, sur scène ici ou dans la cuisine ailleurs, la leçon de la sitcom s’en trouve revitalisée : la vie quotidienne et domestique se fait spectacle dans la mesure où la normalité est un travail et une performance. D’un autre côté, l’homogénéité de cet idéal suburbain se trouve mise en péril par des effets d’interférence : un hélicoptère miniature éclabousse de sa couleur rouge l’image en noir et blanc ; une radio se brouille pour diffuser un appel à Wanda ; un apiculteur sort d’une bouche d’égout. Il existe un dehors, contre lequel la sitcom se constitue en sphère autonome.

On le comprendra au fil des épisodes : Wanda reconstruit en fait les fictions qui ont bercé son enfance afin de redonner une possibilité d’existence à Vision.

La sitcom est une consolation, un refuge protégé par un dôme magnétique rouge. Le paradoxe de Wanda pourrait se formuler ainsi : son pouvoir est tout entier utilisé à créer une bulle de banalité, où son super-héroïsme est une chose à cacher, auquel presque renoncer, si ce n’est pour enchanter la vie courante. Au contraire de Don Quichotte avec les romans de chevalerie, ou d’Emma Bovary avec les romans d’amour, Wanda trouve dans la sitcom moins une façon de se projeter dans le monde, de l’expérimenter ou de le sublimer, que de s’en retirer.

Il y a là sans doute un trait plus général des dernières productions Marvel : à force de saturer le champ de super-héros, ceux-ci ne vivent plus qu’en circuit fermé, défendant ou attaquant une humanité de plus en plus abstraite – le petit peuple des figurants a quasiment déserté les Avengers.

Les partis-pris artistiques ou narratifs apparaissent inévitablement aux connaisseurs comme le fruit d’une stratégie de développement.

Outre la dimension imaginaire, WandaVision restitue aussi la sitcom en tant que dispositif formel et technique. Chaque épisode reprend les codes d’une époque : plans larges, rires du public et tournage multi-caméras pour les années 1950 ; confessions et commentaires frontaux pour les années 2000, par exemple. Les coupures publicitaires font elles-mêmes l’objet d’un traitement habile, témoignant de la détérioration du cocon créé par Wanda.

Mais ce jeu sur les pratiques et conventions importe surtout dans la mesure où il touche à une dimension existentielle. Si Wanda est capable de rembobiner une séquence ou d’écrire une fin alternative, quelque chose ne cesse de lui échapper : le temps passe trop vite. Au moment de sa grossesse, son ventre s’arrondit à vue d’œil ; plus tard, elle se demandera comment ses enfants ont pu apprendre à marcher en une ellipse.

Cette accélération est parfois une fuite en avant, une tentative pour le personnage de conserver le contrôle contre les attaques extérieures et les doutes de Vision. Mais c’est aussi que la dimension fondamentale de la sitcom lui est interdite : la vie vécue saison après saison, le mûrissement et le vieillissement des acteurs, en somme ce par quoi la fiction la plus conventionnelle peut rejoindre le documentaire le plus bouleversant, entrelaçant les vies à l’écran aux nôtres.

Cela n’est pas sans lien avec l’une des grandes questions qui se pose aujourd’hui à Marvel. La valorisation du catalogue et les croisements d’univers désormais accomplis, il reste à savoir si les super-héros peuvent mourir, ou s’ils sont condamnés à revenir sans fin.

La logique économique s’affronte ici à un problème éthique de base : à quoi tiendrait un héroïsme sans conséquence ? Dans Avengers : Endgame, le burlesque l’emporte ainsi lorsque Black Widow et Hawkeye s’empêchent mutuellement de se jeter d’une falaise afin d’être celui qui se sacrifie. D’un côté, le spectateur ne peut que supposer cette mort relative, réversible par une simple astuce de scénario ; de l’autre, il peut bien imaginer, avec une once de mauvais esprit, que se joue en même temps une bataille d’acteurs pour se libérer d’un rôle encombrant. Lorsque Thanos supprime la moitié de l’humanité d’un claquement de doigts dans Infinity War, il semble surtout diviser le récit en deux, et donc annoncer la suite.

À cet égard, il est remarquable que les partis-pris artistiques ou narratifs apparaissent inévitablement aux connaisseurs comme des décisions de production, le fruit d’une stratégie de développement.

Les héros Marvel et les stars qui les incarnent sont devenus au fil des ans un capital trop important pour accéder au tragique. WandaVision explicite ce thème : pour l’agence gouvernementale S.W.O.R.D., Vision recèle une trop grande quantité de matière précieuse pour être enterré ; pour Wanda, la perte est si insupportable qu’elle le ramène à la vie. Fidèle au scénario imposé par une certaine vulgate psychologique, la mini-série accomplit à un certain niveau le « travail de deuil », du déni à l’acceptation.

Laisser mourir Vision, c’est en même temps lui accorder, à lui machine sensible, une part d’humanité. Lorsque son visage de pixels s’écoule entre les doigts de Wanda, on aimerait cette image définitive. Mais les récits Marvel contiennent toujours le moyen d’une relance : les adieux abritent une promesse ; le générique de fin se fend d’une nouvelle scène.

Ne jamais pouvoir en finir, c’est le prix de la gloire et peut-être l’ultime damnation.

WandaVision, mini-série créée par Jac Schaeffer, Marvel Studios, 2021, 9 épisodes sur Disney +.


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