Fin des fictions : Emmanuel Macron, la com et le mur de la réalité
En avril 2017, un Emmanuel Macron candidat déclarait qu’il entendait être « maître des horloges ». Quatre ans plus tard, lors d’une conférence de presse à Montauban le 15 mars 2021, le président lâche : « Le maître du temps, c’est le virus, malheureusement. » Terrible aveu d’impuissance sur le contrôle de la pandémie et sur sa narration. Entre les deux phrases, près de 100 000 morts de la Covid-19 qui broient la crédibilité du verbe présidentiel.
Ces deux phrases qui se répondent sont toutes deux des fictions. La première feint la maîtrise ; la seconde l’abdique et déresponsabilise les gouvernants en personnalisant un virus qui n’est pas même une entité vivante. Rien n’est extérieur au temps, ni pourrait le contrôler, ni un virus ni Macron. Pourquoi continuer à raconter des fables, alors que nous avons plus que jamais besoin de vérité ?
La communication politique est l’art de coucher en un récit net et des formules clinquantes un réel qui par définition déborde de partout. On ne pouvait reprocher à Emmanuel Macron de faire tourner la machine à rêves, à futurs simples et objectifs clairs, avant mars 2020. Narrateur en chef, c’était aussi son rôle. Mais aujourd’hui, sa communication bute sur le mur du réel. Sur les tabous par excellence, la mort et le doute, qu’il a tant de mal à nommer. La mort et l’ignorance, qui ne font pas récit. Une autre parole politique est possible, qui prenne la mesure humaine de notre temps sans affabuler, mais saura-t-il l’apprendre ?
Depuis mai 2017, Emmanuel Macron n’a cessé d’essayer d’écrire un double roman : une Histoire de France qui renouerait avec un passé héroïque et une geste personnelle pour l’incarner. Sa campagne présidentielle mettait en scène un storytelling efficace qui alliait roman national et transformation néolibérale de l’économie : Révolution, titrait-il sa profession de foi, en toute modestie. Messianique et volontariste, l’ancien khâgneux offrait un récit linéaire avec héros, quête et résolution heureuse. Pour citer Baudelaire, l’action redevenait la sœur du rêve.
Puis, président, à coup de chemins mémoriels, de panthéonisations, de costume d’aviateur, de face-à face-solitaire avec les Français, de saillies culottées minutieusement mises en scène (le « pognon de dingue », les « Gaulois réfractaires »), il se posait en Rastignac ou en Julien Sorel, ambitieux « disruptif » au cœur de l’action et de l’Histoire.
Mais voilà, avec la pandémie, on n’est plus chez Balzac, mais en plein Nouveau Roman : on entre dans la répétition, le temps bloqué, l’ère du soupçon et de l’incertain. Emmanuel Macron, dont les goûts littéraires semblent s’arrêter au XIXe siècle, croyait pouvoir nous faire vivre un roman de Stendhal, tout de défis audacieux et de dépassement individuel. Et nous, on vit En attendant Godot.
Comme pour tout le reste – l’abandon des soignants, le rôle vital des enseignants, les inégalités hommes-femmes à la maison, le sous-investissement dans la recherche et l’université, la précarité des étudiants – la pandémie n’est que le révélateur de failles latentes qui sautent maintenant aux yeux avec violence. L’euphémisation constante de la vie et des souffrances par le discours politique en est une ; la théâtralisation grandiloquente et un modèle de leadership viriliste d’Emmanuel Macron une autre.
Les deux vont ensemble : plus le président se plait à jouer des rôles (De Gaulle, Churchill, Giscard au coin du feu, l’épidémiologiste en chef), moins la réalité concrète de la crise a droit de cité dans son discours. Le contraste avec d’autres leaders confrontés aux mêmes défis de gestion et de communication est cruel. Le 2 avril dernier, Jacinda Arden, présidente de la Nouvelle Zélande, s’adresse à ses concitoyens avec compassion, émotion, sincérité et simplicité pour marquer l’anniversaire de la pandémie. Elle les remercie chaleureusement de leurs sacrifices : « Thank you, thank you. » Le « je » est absent, le décor informel, car le regard, par ses mots, se tourne vers les autres, vers ceux qui vivent les contraintes, et ont fait œuvre commune.
Macron semble n’avoir que deux registres : l’euphémisation technocratique ou la dramatisation martiale.
Quelques jours plus tôt, Emmanuel Macron dans une n-ième allocution depuis les ors de l’Élysée, lit sans émotion un téléprompteur qui égrène des règles nouvelles, n’offre aucun mea culpa pour l’explosion des contaminations au mois de mars en dépit de mises en garde alarmistes des médecins, urgentistes et épidémiologistes, aligne des chiffres et fait l’impasse sur la saturation des hôpitaux. « Freiner » (le virus) et « accélérer » (la vaccination) – un président moniteur d’auto-école appuie sur les manettes.
Tout juste mentionne-t-il en passant en début d’allocution au détour d’une périphrases alambiquée que « 100 000 familles auront été endeuillées ». Un futur antérieur qui en dit long sur l’abdication de toute volonté de stopper l’hécatombe : au 31 mars, il y a 95 000 morts, mais le président a déjà acté qu’il y en aurait bientôt 100 000. Ni minute de silence, ni émotion, ni hommage. Joe Biden avait eu, lui, des larmes sincères en rendant un poignant hommage national aux 500 000 morts du Covid le 23 février, honorés par cinq jours de deuil dans la capitale. Il parla de chagrin et de perte, du dernier souffle, du dernier regard de ceux dont il a tenu les mains avant qu’ils ne partent. Il était bouleversé.
En France, Macron semble n’avoir que deux registres : l’euphémisation technocratique ou la dramatisation martiale. Éluder ou faire peur. En mars 2020, il adopte un registre churchillien : « Nous sommes en guerre », martèle-t-il. Aujourd’hui encore, posture virile : « L’école n’est pas négociable » – comme si on était face à une prise d’otages orchestrée par un virus fanatique. Certes, on peut comprendre le discours de chef de guerre du 16 mars 2020 : il fallait frapper les esprits et assurer la « mobilisation » de tous. Assurer l’union nationale, justifier l’état d’urgence sanitaire qui allait bientôt être voté. Face à l’inconnu, trouver un rôle et un modèle narratif du répertoire pouvait permettre d’embrigader tout le monde dans un effort paradoxal : agir en ne faisant plus rien.
Rétrospectivement, on se demande s’il ne fallait pas surtout préparer l’acceptabilité de l’hécatombe imminente, se décharger de sa responsabilité sur un « ennemi » anthropomorphisé. Mais puisque le degré de coercition du confinement était de fait extrême, pourquoi ne pas en expliquer rationnellement et humainement les ressorts ? Quelle vision de l’homme (et quel biais importé d’une version datée du management entrepreneurial) présuppose que seule la peur permettra de forcer les gens à la solidarité collective, plutôt que l’intelligence, l’altruisme et l’empathie ?
Pareillement, le discours du 28 octobre qui annonce le deuxième confinement mise sur la peur pour convaincre les Français, et s’adonne à de nouvelles fictions : une vision apocalyptique du futur et la récriture des mois précédents. C’est le seul discours où le président détaille avec insistance la face noire de la pandémie : il cite le nombre de morts imminents, les comorbidités, les séquelles à long terme, le futur tri des patients dans un tableau sinistre (« d’ici quelques mois c’est au moins 400 000 morts supplémentaires à déplorer »). Cette soudaine franchise doit faire accepter les privations de libertés en agitant le spectre d’une explosion encore future des malades de toutes les générations : scènes d’anticipation donc, qui vont de pair avec la récriture des semaines et mois précédents.
« Nous sommes tous, en Europe, surpris par l’évolution du virus. » Tous ? Pourtant le conseil scientifique avertit depuis la fin du mois de juillet d’une deuxième vague ; les enseignants déplorent l’absence de protocole sanitaire digne de ce nom, les épidémiologistes font leurs projections depuis des semaines, d’autres pays ont anticipé et compris qu’on ne pouvait baisser la garde. Emmanuel Macron dramatise un scénario catastrophe rendu à ce moment possible justement parce qu’il n’y a pas eu de décision prise, de nouvelles règles, de changements d’habitudes, de critères sanitaires stricts et cohérents. La « réinvention » de soi promise au printemps précédent n’a été qu’une promesse politicienne de plus.
Aujourd’hui, on assiste à un retour d’une gestion technocratique, sans transparence ni sur les objectifs, ni sur les sacrifices induits. Depuis fin janvier 2021, et le refus du président Macron de procéder à des mesures d’endiguement fortes, on a l’impression de revivre, mais dans un registre beaucoup plus grave, le pari de François Hollande sur « l’inversion de la courbe du chômage ». Choquait alors le divorce entre une vue de l’esprit de papier et la réalité du ressenti des Français.
Cette fois, c’est un pari sur la stabilisation des chiffres des hospitalisations et des lits disponibles en réanimation (la courbe du nombre de morts quotidiens ne semble plus intéresser), un « trou de souris » (autre expression pratiquée, avec insuccès, par son prédécesseur), ou « une ligne de crête », élément de langage asséné à satiété en février pour justifier de ne rien faire pour endiguer la circulation du virus. Cette dernière métaphore alpine, qui rappelle malencontreusement l’ethos du « premier de cordée », est littéralement vertigineuse : le président pense judicieux de mener la nation sur une « ligne de crête », de nous faire marcher sur un étroit sentier flanqué de précipices : de frôler l’abîme au plus près. Ce pari sur des courbes et ce goût pour le danger ressemble à une analyse bénéfice-risque de trader : de quelqu’un qui n’a rien de vital à y perdre. Nous, ce sont nos vies, et nos morts.
La mise en scène de la parole prend plus d’espace médiatique que l’énoncé lui-même.
Quelles conséquences pour la crédibilité de la parole politique ? L’« allocution-confinement » est devenue un genre littéraire, avec son plan en trois parties (diagnostic, hypothèses, mesures), son registre et sa mise en scène. Elle prend la forme d’un récit archétypal : situation initiale de crise, intervention du/des héros (président, soignants, 2e ligne), actions réparatrices sous la forme d’épreuves qualifiantes, résolution dans un futur proche, lendemains heureux. La répétition du même conte, de mois en mois, ne fait cependant que souligner son manque de prise sur le réel.
La parole politique semble ne plus avoir aucune efficacité. Pire, l’impuissance de l’(in)action politique se double d’une forme d’aphasie : le pouvoir ne sait même plus nommer ce qu’il fait. Il y a eu la « drôle de guerre » ; on a le « drôle de confinement » depuis la mi-mars, confinés mais dehors. On durcit les règles, mais on les adoucit (couvre-feu reculé d’une heure), on interdit de circuler à plus de 10 km mais on laisse tout le monde partir à la campagne le week-end de Pâques, on ferme les écoles une semaine, mais on les ouvrira le 26 avril quelle que soit la situation sanitaire. Appliqué à des situations concrètes, le « en même temps » macroniste prouve l’absurde de son oxymore permanent.
Le futur lui-même n’est plus un temps crédible. On attend, et d’abord la parole du chef, sans cesse annoncée comme imminente et décisive, même lorsqu’elle décide de ne rien décider. Le porte-parole du gouvernement Gabriel Attal a ravivé le sens prophétique de son prénom : Ange Gabriel à la sauce langue de bois, il est devenu l’annonciateur récurrent d’un Verbe oraculaire. Comme si nous faire attendre le discours du président pouvait nous distraire de l’ennui, au sens baudelairien, de l’attente de la fin de la pandémie. La mise en scène de la parole prend plus d’espace médiatique que l’énoncé lui-même.
Barthes annonçait la mort de l’auteur. Est-on arrivés à l’épuisement du récit en politique ? À force de promesses et de calendriers intenables, à force de braver le réel pour le travestir en fictions héroïques et en euphémismes, l’effet boomerang est là : on n’y croit plus. On ne peut plus jouer avec les mots, car c’est le réel le plus cru qui nous happe, qui nous frappe. Aujourd’hui c’est la vie, les vies, concrètes, tactiles, sensorielles, émotionnelles, les liens, l’humain, les copains, s’embrasser, se toucher, se sourire, s’inviter, respirer, qui nous bouleversent et qui nous manquent : le quotidien redevenu merveilleux de nous avoir manqué, d’avoir été remplacé par une répétition mécanique et morose, siphonné de sa pulpe.
Ni concepts, ni formules, ni grand récit, ni chiffres de technocrates ne pourront nous guérir de cette crise de sens et des sens. On voudrait plonger dans un poème de Ponge, décortiquer le parfum de la baguette brisée à l’ombre d’un tilleul, au crépuscule, scruter une bouche qui parle et frémit, refaire l’inventaire à la Prévert de nos sensations perdues. Retrouver une temporalité où l’avenir n’est pas écrit à l’avance dans des courbes.
Balzac, Becket, Ponge : la littérature a su donner forme à l’informe, changer sa langue pour dire un monde et des consciences qui changent. Le politique, lui, ne sait plus nous parler. Qu’il écoute, donc, pour changer.