Éloge de l’universel – sur Un mois à Sienne de Hisham Matar
Hisham Matar est un écrivain rare. Il est libyen mais il est né à New York en 1970 et il a fait ses études en Grande-Bretagne, dont il a aussi la nationalité. Son père était un haut-fonctionnaire et dissident qui fut arrêté par Kadhafi et disparut, au début des années 1990. De ce traumatisme, de cette mort dont il n’a jamais eu de preuves tangibles, le fils a parlé dans ses livres précédents, La Disparition et le très beau La Terre qui les sépare.
Un mois à Sienne est un récit plus court, qui va sur les terres italiennes, plus exactement à Sienne, où l’on peut admirer certains des plus grands tableaux du monde.
Après la parution de La Terre qui nous sépare, l’écrivain était éprouvé. Le livre avait été une enquête longue et difficile : pendant trois ans, l’écrivain s’était astreint à des allers-retours en Libye à la faveur de la mort de Kadhafi pour tâcher de savoir si, comment, où, quand son père était mort. Sa retraite à Sienne correspondait à un besoin de calme et de solitude ; c’était une période charnière, dit-il, entre « le joyeux accomplissement d’avoir terminé le livre et la triste maturation de l’idée, incontournable à présent, que je vivrais le reste de mes jours sans savoir ce qui est arrivé à mon père, comment ou quand il est mort, et où il pourrait reposer ».
La souffrance née de cette incertitude colore ce séjour siennois. Ne pas savoir, ne pas pouvoir offrir de pierre tombale ni d’urne est sans doute une des tortures les plus cruelles qui soient. Le mort flotte dans le vide, sans espace, ni temps, ni rite. On songe à ces antiques tragédies et ces héros dont la vie entière est animée par ce désir et ce devoir : offrir une sépulture à un frère, une mère, un père, un époux. « Moi, l’endeuillé sans tombe », se qualifie Hisham Matar au détour d’une phrase, sans la moindre complaisance.
La lecture que propose Hisham Matar est remarquable parce qu’elle se soumet entièrement au régime de l’allégorie.
L’écrivain commence par expliquer le choix de cette ville toscane et son attrait pour les tableaux de l’école siennoise. Attrait lié à une résistance, une confrontation : ces tableaux, dit-il, lui « semblaient appartenir au monde cloîtré du symbolisme et des codes chrétiens ». Lui est musulman, très sécularisé et peu pratiquant, mais il a grandi en Libye jusqu’à l’âge de huit ans, et même s’il a fait des études d’architecture à Londres, cette peinture n’appartenait pas au paysage visuel de son enfance, son paysage maternel, dirait-on comme on dit « langue maternelle ».
Il évoque avec une extrême justesse ce sentiment d’étrangeté, attirante en vertu même de sa différence. Il est remarquable de voir qu’il ne parle pas de beauté. Je ne sache qu’il ne prononce pas le mot, alors que sous notre plume et notre regard il vient si naturellement. Qui sait si, ce faisant, il n’est pas plus proche de l’esprit de ces peintres-artisans (géniaux) qui servaient un patron, une église ou un gouvernement ?
La fresque sur laquelle il est le plus disert est celle que nous connaissons sous le nom d’« Allégorie du bon et du mauvais gouvernement », cette œuvre de commande qui se déroule sur trois des quatre murs d’une salle du Palazzo Publico de Sienne. Elle est signée Ambrogio Lorenzetti, qui l’a commencée en 1338 et ne l’a pas achevée. Pour le lecteur français, il est intéressant de la mettre en regard avec l’analyse plus scientifique de Patrick Boucheron qui en a fait l’objet de son ouvrage intitulé Conjurer la peur. Essai sur la force politique des images, Sienne, 1338. L’un et l’autre disent combien cette extraordinaire fresque a exigé d’eux qu’ils y reviennent plusieurs fois tant elle est dense.
La lecture que propose Hisham Matar est remarquable parce qu’elle se soumet entièrement au régime de l’allégorie, c’est-à-dire au régime de la représentation des vertus politiques et morales sous des traits et des corps humains.
Ce mode de pensée peut nous sembler très lointain. Nous autres, êtres de la modernité, nous avons été nourris au biberon du soupçon et de la défiance à l’égard des Commandements, de toutes ces qualités et ces vices dont les noms s’écrivent avec une capitale : Tempérance, Vanité, Cruauté, Vol, Dol… Habitués que nous sommes à déconstruire, ces mots produisent un son un peu daté à nos oreilles, ces majuscules semblent un peu solennelles, on les préfère reléguées au fond des églises, des palazzi et des musées.
L’écrivain venu de Libye aborde telles quelles ces peintures ô combien figuratives. Il accepte pleinement les codes de l’allégorie et en apprécie la force pensive et la puissance réflexive. Il déchiffre les images comme elles s’offrent, sans chercher à les détourner ni à les subvertir. À quoi bon les subvertir, d’ailleurs ?
Sur un mur, se déroule le bon gouvernement, sur l’autre, celle du mauvais gouvernement, et il décrit très précisément quelques-unes des figures peintes là, sous ses yeux, soulignant ce faisant l’universalité du message qu’elles portent. Les couleurs, les gestes, la qualité des étoffes, la direction des regards, l’ordre de succession des personnages (de gauche à droite, « sens de lecture habituel du latin », souligne-t-il avec subtilité)… Sans jamais s’appesantir, il observe et exerce son attention, faculté qui demande à être entretenue alors que nous sommes si souvent sollicités et dérangés par nos appareils.
Nous devenons comme l’écrivain : sages.
Les personnages qu’il distingue ne viennent pas de nulle part, celui-ci, par exemple : « Il est le seul à porter une tunique à motifs, courte, qui laisse voir ses jambes : comme son visage, elles sont d’une couleur plus sombre que celle des autres personnages. Je me souviens de textes faisant d’une éminente famille siennoise de l’époque, d’origine arabe, dont les armes figuraient une tête de Maure comme charge. […] Cette famille s’appelait Saraceni, mot italien signifiant “Sarrasins”. »
Aurait-il remarqué ses jambes à la teinte légèrement plus foncée s’il n’était pas né de l’autre côté de la Méditerranée ? Ou encore, aurait-il été autant frappé par l’allégorie de la Tyrannie représentée sous les traits d’un diable cornu et louchant qui lui rappelle les caricatures de Mouammar Kadhafi sur les murs de Tripoli ? De fait, la ressemblance est saisissante. Il faut voir ce visage infernal peint en 1338-39, on le dirait composé d’après le modèle libyen : le visage arrondi, la couronne de cheveux noirs, les épaules couvertes de galons… Nous disons Dictateur, les Siennois disaient Tyran. Nous disons Démocratie, ils disaient Bien commun.
Constater l’éternité du bon et du mauvais gouvernement a quelque chose de consolateur. Peu à peu, dit l’écrivain, à force de fréquenter ces images, il y entrevoit un « sentiment d’espoir », d’« optimisme ». De ces peintures qui précèdent la Renaissance et annoncent l’humanisme, il propose une lecture très humaniste : humaine, terrestre, contemporaine mais en rien anachronique.
Mais Un mois à Sienne n’est pas entièrement consacré à la peinture. L’écrivain prolonge sa réflexion en déambulant dans les rues de Sienne, dans les murs et hors les murs. Il évoque des rencontres qui sont comme les jambes bistres aperçues sous la tunique, discrètes et signifiantes. Il s’arrête sur les enfants, leur liberté et leurs rires. Sur les gardiennes du musée qui lui offrent une chaise. Sur une Nigériane qui attend son passeport, non pas pour rester en Italie, mais pour rentrer dans son pays. Sur un homme qu’il entend s’adresser en arabe à ses deux enfants : leur rencontre est d’une évidence absolue, Adam est jordanien et l’invite aussitôt à venir dîner chez lui, signe d’une hospitalité simple comme bonjour.
Çà et là il évoque sa femme, Diane, qui n’est pas avec lui à Sienne puisqu’il y est en retraite. Quelques phrases suffisent pour que l’on sente leur entente profonde, chose rare dans nos sociétés féroces où sévit la guerre des sexes. La douceur du lien qui les unit et la grâce avec laquelle il en témoigne rappelle le petit livre-hommage que le médiéviste Jacques Le Goff a écrit après la mort de son épouse : Pour Hanka. Oui, il existe encore des hommes qui aiment et respectent leur femme et les femmes. Quel soulagement.
Un mois à Sienne fait partie de ces récits qui dégagent une couleur, une tonalité. Il est écrit (et traduit) avec élégance, simplicité, sans afféteries ni crânerie. C’est un livre empreint de tristesse et de gravité. Pourtant il procure un sentiment de paix ; la décapitation, la peste, les charniers, les catastrophes naturelles et les actes humains les plus cruels y sont présents mais tenus à distance ou inscrits dans une temporalité si longue que nous devenons comme l’écrivain : sages. Ni résignés ni fatalistes mais plus éclairés, distanciés.
Il procure aussi de la paix parce qu’il parle peu, mais bien, de la religion. Il n’oppose pas les monothéismes, il souligne leur parenté pour mieux les distinguer. Face au David et la tête de Goliath du Caravage, il rappelle que cette scène de décapitation se trouve dans la Bible et dans le Coran. Et face à la Madone des Franciscains (1300) de Duccio, il se laisse aller à une méditation qui revient à une leçon de tolérance : « Je me suis demandé comment j’aurais considéré ce tableau si j’avais été chrétien. » Aurait-il été touché, irrité, content d’être libéré d’un système qu’il aurait jugé oppressif ?
Sur un ton parfaitement tranquille, il a cette image frappante à propos des « gens modernes qui époussettent la religion de leurs épaules sans plus de cérémonie, sans même avoir besoin de ne plus croire. » On imagine si bien le geste, l’assurance, l’indifférence, la certitude : Vous ne voudriez quand même pas me faire croire que… ?
Et pourtant la poussière revient, quelques petites particules venues d’on ne sait où.
Hisham Matar, Un mois à Sienne, traduit de l’anglais par Sarah Gurcel, éditions Gallimard, 133 pages.