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Rwanda : la restauration autoritaire au prix d’un génocide

Politiste

Un mois après la publication du rapport Duclert, qui pointait la responsabilité de l’État français dans le génocide des Tutsi au Rwanda, le parquet de Paris a requis ce lundi 3 mai un non-lieu contre l’armée française, accusée d’inaction lors des massacres de Bisesero fin juin 1994. Les notes rédigées par Jean-François Bayart pour le ministère des Affaires étrangères, de 1990 à 1994, soulignent les funestes erreurs d’un noyau de responsables ayant privilégié l’« ordre par la voix », sans tenir compte des avertissements prodigués par d’autres centres de pouvoir.

La publication quasi simultanée de deux rapports importants sur la responsabilité de la France dans le génocide des Tutsi au Rwanda, en 1994, a marqué l’actualité du mois d’avril. L’un a été commandité par le président Emmanuel Macron, et confié à un collectif d’historiens dirigé par Vincent Duclert. L’autre a été réalisé à la demande du gouvernement rwandais par un cabinet américain, Levy Firestone Muse LLP.

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Chacun de ces deux documents comporte ses propres limitations qu’expliquent, au moins en partie, la composition et la méthodologie des équipes qui les ont rédigés. Leur lecture est néanmoins précieuse pour comprendre l’une des plus grandes tragédies politiques du XXe siècle.

Ils ouvrent la porte à de nouvelles recherches, nécessaires, qui ne pourront négliger leur contribution. Sans même parler de la possibilité qu’ils offrent à un rapprochement diplomatique entre la France et le Front patriotique rwandais dont on se demande pourquoi il a fait l’objet d’un tel ostracisme de la part de Paris, alors même qu’il n’avait jamais fermé la porte à la négociation tout au long du conflit qui l’a opposé au régime de Juvénal Habyarimana, de 1990 à 1994, et qu’une partie des diplomates français en charge du dossier plaidaient en ce sens, à l’image de l’ambassadeur à Kampala, Yannick Gérard.

Pour prendre la mesure de la démesure de la politique française de l’époque, il convient de rappeler que Paul Kagame, le leader du FPR en visite officieuse à Paris en août 1991 pour rencontrer les responsables du Quai d’Orsay, y a été arrêté au saut de son lit, dans sa chambre d’hôtel, par les services secrets ; et que l’état-major particulier du président de la République qualifiait les combattants du FPR de « Khmers noirs ». Une politique toute en nuances…

Avant même de revenir sur cet aveuglement du président François Mitterrand et de son entourage, soulignons que la lecture des rapports dissipe deux préjugés quant aux guerres en Afrique. Le premier d’entre eux a trait à leur dimension religieuse qui est volontiers mise en exergue, dans le climat idéologique ambiant. Le génocide des Tutsi du Rwanda a été, si l’on peut dire, areligieux. Sauf à considérer que l’Église catholique s’est compromise dans son exécution pour s’être laissée coopter au sein des instances dirigeantes du parti unique de Juvénal Habyarimana.

Plus fondamentalement, à la fin de la période coloniale, l’Église catholique belge, dans les années 1950, avait participé à la formation de la contre-élite hutu qui allait renverser l’hégémonie de l’aristocratie tutsi lors de la « révolution » de 1959 et provoquer l’exode dans la région de plusieurs centaines de milliers de réfugiés dont les descendants fonderont le Front patriotique rwandais, en 1987, et reviendront en force en 1990-1994 faute d’obtenir les conditions politiques d’un retour pacifique que leur refusera avec entêtement le régime de Juvénal Habyarimana, en arguant de la surpopulation du pays par rapport à sa réserve foncière.

Autrement dit, la guerre civile de 1990-1994 ne reposait pas sur un clivage religieux. Hutu et Tutsi, dans leur immense majorité, étaient catholiques. Les massacres d’orientation ethnique commis par le Hutu Power – l’akazu, la maisonnée Habyarimana, que supervisait la Première Dame, Agathe Habyarimana – ont néanmoins poussé des Rwandais à se convertir à l’islam pour essayer d’échapper à la folie meurtrière de ses milices et de sa soldatesque, ou au pentecôtisme, pour se délivrer d’une Église catholique qu’entachaient les crimes de masse. Sortir du catholicisme, c’était sortir de la psychomachie mortifère entre Hutu et Tutsi que l’Église avait concouru à forger et légitimer à l’époque coloniale et après l’indépendance.

Le second préjugé que met à mal la lecture des deux rapports est celui d’un État « faible » ou « failli » dont le génocide serait en quelque sorte le symptôme, au même titre que les guerres qui ravagent le reste du continent.

En réalité, l’extermination des Tutsi et la liquidation de l’opposition intérieure, en particulier des élites hutu du sud, ont représenté une véritable politique publique, décidée au cœur de l’État, méthodiquement préparée pendant plusieurs années, mise en œuvre avec une efficacité redoutable au niveau local grâce à la participation des bourgmestres, d’une partie notable de la population, des milices du parti dominant et, parfois, d’ecclésiastiques. La vérité oblige aussi à rappeler que le régime de Juvénal Habyarimana a longtemps bénéficié de la sollicitude des bailleurs de fonds, bilatéraux et multilatéraux, et d’un réseau serré d’ONG.

En bref, un génocide choisi et organisé au sommet, participatif et décentralisé dans sa réalisation, international dans son financement et son équipement (bien que soumis à des conditionnalités de la part du FMI et de la Banque mondiale, le Rwanda a bénéficié de crédits bancaires et de facilités de paiement qui lui ont permis d’importer des dizaines de milliers de machettes, des armes et des munitions dans les semaines qui ont précédé et suivi le 6 avril 1994).

De quelle « faiblesse » de l’État parle-t-on ? En juin-juillet 1994, en pleine débâcle militaire, on verra encore le régime du Hutu Power prendre en main l’exode plus ou moins forcé de la population face à l’avancée du FPR pour se constituer une réserve humaine susceptible de soutenir et légitimer sa reconquête, au prix de la stabilité régionale.

François Mitterrand et son entourage n’ont jamais été capables de saisir ou d’admettre le génocide comme une véritable politique publique, pensée ex ante et appliquée avec soin et une efficacité qui aurait fait pâlir de jalousie les nazis ou les Khmers rouges. Quelque 800 000 ou un million de morts en trois mois, nul ne le saura jamais exactement, avec des moyens somme toute limités, qui dit pire ? Néanmoins, en novembre 1994, lors du sommet franco-africain de Biarritz – auquel ne fut pas invité le nouveau gouvernement rwandais – le président de la République parlait encore de « deux génocides » en « les » ramenant à des massacres « inter-ethniques ».

Tous ces faits étaient connus, mais les deux rapports ont le mérite de nous les remettre en mémoire et de les relier au processus de prise de décision au sein de l’État français, partie prenante de la guerre civile rwandaise. Car il s’agissait bien d’une guerre civile entre Rwandais, plutôt que de l’agression d’un « grand État », l’Ouganda, contre un « petit État », le Rwanda, comme ont voulu le croire ou le faire croire François Mitterrand et son entourage, en étant prisonniers de deux erreurs d’analyse, sinon de deux fantasmes idéologiques.

Le FPR n’était pas le faux-nez de l’Ouganda, même si ses dirigeants avaient en effet servi dans la New Resistance Army de Yoweri Museveni et participé à sa conquête du pouvoir en 1986, continuaient d’y occuper des positions influentes et cherchaient en quelque sorte à en rééditer l’aventure à leur propre compte. Yoweri Museveni n’était sans doute pas aussi étranger à l’offensive militaire du FPR contre Kigali, en octobre 1990, qu’il le prétendait auprès de ses interlocuteurs français. Mais il y voyait surtout le moyen de se débarrasser d’alliés devenus encombrants et sources de griefs, notamment agraires, au sein même de l’Ouganda.

Par ailleurs, faire de Yoweri Museveni le simple proxy des « Anglo-Saxons » était une pure hallucination politique qu’explique – on a peine à le dire – la prégnance au sein de l’armée française et dans l’esprit de François Mitterrand, ancien ministre de la France d’Outre-Mer, du syndrome colonial de Fachoda (allez, un petit effort, rouvrez vos livres d’histoire du secondaire : the Fashoda Incident entre la France et la Grande-Bretagne, sur les rives du Nil, en 1898, qui les amena au bord d’un conflit armé et fut vécu par le parti colonial français comme une humiliation indélébile…)

Car – les rapports le démontrent tous deux – la funeste erreur de la France fut d’abord celle d’un noyau de responsables détenteurs de l’autorité et de la légitimité politiques suprêmes dans la Constitution de la Ve République, qui ont systématiquement privilégié l’« ordre par la voix » et contourné les chaînes institutionnelles de commandement : à savoir le président de la République et sa garde rapprochée à l’Elysée, notamment son état-major particulier.

Ces détenteurs de l’autorité ne tinrent aucun compte des avertissements prodigués par d’autres centres de pouvoir qui leur étaient inféodés : à commencer par deux ministres de la Défense successifs, Jean-Pierre Chevènement et Pierre Joxe, réticents à l’encontre de la politique suivie ; la Délégation aux affaires stratégiques du ministère de la Défense ; les attachés de défense à l’ambassade de France à Kigali ; un responsable de la Mission militaire de coopération, le général Varret, qui donna sa démission ou fut limogé ; la DGSE ; le Centre d’analyse et de prévision du ministère des Affaires étrangères, que tenait à distance le ministre Roland Dumas.

Or, si l’on y regarde de près, ce noyau des décideurs de la politique française au Rwanda partageait bien un habitus colonial que le temps n’avait pas effacé et que ravivait, « réinitialisait », l’actualité internationale. Il est notamment frappant de voir que trois des protagonistes les plus actifs du soutien radical apporté au Hutu Power, le général Quesnot à l’état-major particulier du président de la République, le colonel (puis général) Huchon à la Mission militaire de coopération, le colonel Tauzin en charge de l’opération secrète Chimère au Rwanda (à partir de juillet 1992) puis d’un volet de l’opération Turquoise (en juin-juillet 1994), étaient issus du Ier RPIMA, le Ier Régiment parachutiste de l’infanterie de marine, doté d’une forte « historicité propre » si je puis ironiquement m’auto-paraphraser.

L’implication mécanique de la France dans l’extermination des Tutsi fut celle d’un entre soi institutionnel et idéologique, terriblement daté.

Ils partageaient l’imaginaire colonial de Fachoda et des « races martiales » qui se distinguaient parmi les autres « ethnies » du continent. Ils portaient aussi en eux le traumatisme institutionnel de la défaite impériale – militaire en Indochine, politique en Algérie – avec son lot de collaborateurs « indigènes » qu’on laisse derrière soi, promis au massacre ou à l’enfermement, auxquels ils assimileront leurs frères d’armes des Forces armées rwandaises, au cours de la période 1990-1993, qu’ils s’efforceront de protéger du FPR pendant l’opération Turquoise, en juin-juillet 1994, bien que ceux-ci eussent été entretemps convaincus de génocide.

L’implication mécanique de la France dans l’extermination des Tutsi fut celle d’un entre soi institutionnel et idéologique, terriblement daté, plutôt que celle de son armée, de son appareil administratif ou de sa classe politique dans leur ensemble. Cela mérite d’être médité pour éviter de nouveaux errements diplomatiques – nous y reviendrons – et le piège du simplisme de certaines « études postcoloniales ».

Dans cet habitus institutionnel, l’idée de l’ethnicité a décidément occupé une place centrale. C’est bien cette catégorisation qui a conduit le pouvoir politique et militaire français à ne pas comprendre – ou lui a permis de ne pas vouloir comprendre – la nature éminemment politique du conflit. Pour le président François Mitterrand et son état-major particulier, le régime de Juvénal Habyarimana représentait « les Hutu » qui étaient eux-mêmes l’« ethnie majoritaire ». Le soutenir militairement contre l’« agression étrangère » du FPR tutsi – l’« ethnie minoritaire » – était donc une œuvre démocratique pie.

Les enjeux politiques, économiques et singulièrement agraires sous-jacents à la guerre civile étaient occultés, ou au mieux subordonnés à la grille d’interprétation ethnique Tutsi versus Hutu, quitte à inspirer des projets politiques de constitution d’un Hutuland ou d’un Tutsiland – pourquoi pas au sein du Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo) puisque ce pays est sous-peuplé et dispose d’une immense réserve foncière ?

Telle fut l’une des facettes de l’opération Turquoise, décidément à plusieurs fonds, et notamment de la « zone humanitaire sûre » qu’elle permit de constituer et qui ne fut vraiment jamais sûre que pour les génocidaires, avant leur déroute finale.

Jusqu’au bout l’état-major particulier du président de la République, en roue libre du fait de l’épuisement physique de ce dernier, espéra pouvoir éviter la chute de Kigali et endiguer la progression du FPR pour sauver la mise du gouvernement provisoire de Gisenyi, formé au lendemain de la mort de Juvénal Habyarimana, sous le prétexte surréaliste de remettre sur les rails l’accord de partage du pouvoir signé à Arusha l’année précédente. Prétexte surréaliste car l’une des parties signataires, l’opposition dite « hutu modérée », avait été exterminée dès le 7 avril et les premières heures du génocide des Tutsi.

In fine, l’état-major particulier couvrit le repli au Kivu des Forces armées rwandaises, dont il ne voulait pas voir ou absolvait la participation au génocide, retraite avec « armes et bagages » et quelques génocidaires de premier plan dans ces derniers, lesquels s’emploieront à prendre le contrôle des camps de réfugiés et à les transformer en base arrière de la déstabilisation du nouveau régime de Kigali en rendant inévitable l’intervention militaire de ce dernier en 1996.

Ce rebondissement plongera le Zaïre dans un conflit sanglant, provoquera le renversement de Mobutu par Laurent Kabila et transformera la nouvelle République démocratique du Congo en champ de confrontation entre les différents pays voisins, en particulier entre le Rwanda et l’Ouganda dont les préoccupations et les intérêts prédateurs divergeront de plus en plus.

Les fantasmagories du pouvoir politique et militaire français dispensaient de toute réflexion sur deux phénomènes majeurs qui sont au centre de la violence dans les sociétés africaines contemporaines et sont intimement liés au fil des diverses problématiques de l’autochtonie politique qui occupent le devant de la scène : celui de la question foncière et celui des réfugiés (ou des déplacés et des émigrés, à la fois à l’extérieur et de l’intérieur, du fait de l’exode rural), que l’on retrouve par exemple dans la plupart des conflits dits djihadistes du Sahel, en Côte d’Ivoire, en Centrafrique, en République démocratique du Congo, au Kenya, en Tanzanie, au Mozambique.

De tout cela les deux rapports ne parlent guère, eux non plus, mais tel n’était pas leur propos. Ils omettent de situer le cas du Rwanda dans un contexte plus général, pour la simple et bonne raison qu’ils sont tributaires d’archives circonscrites à cette seule question, n’ont pas recueilli de témoignages oraux et – au moins dans le cas de la Commission Duclert – n’ont pas bénéficié du concours de chercheurs spécialistes du continent, par choix méthodologique et politique.

Ces derniers auraient pu montrer que la fuite en avant du régime Habyarimana n’a été qu’un exemple parmi d’autres de la « restauration autoritaire » que les tenants des régimes en place au sud du Sahara ont opposée à la revendication démocratique, au début des années 1990, non sans succès au Togo, au Cameroun, au Gabon, au Zaïre, au Kenya, par exemple, et que François Mitterrand a implicitement entérinée lors du sommet franco-africain de Chaillot, en décembre 1991.

Simplement l’histoire du Rwanda, la structure régionale de conflits dont il était partie prenante depuis son indépendance, l’ethnicisation et même la racialisation à l’époque coloniale des statuts sociaux hutu et tutsi au sein de la monarchie, la pression démographique et donc agraire, une crise économique encore plus grave qu’ailleurs ont conféré à cette « stratégie de la tension », par instrumentalisation politique des consciences ethniques, une envergure génocidaire que les spécialistes des Grands Lacs ont tôt redoutée, sans pouvoir se faire entendre des autorités ni même parfois de leurs collègues africanistes.

Je fus moi-même dans cette situation. Je compris immédiatement le processus de restauration autoritaire qu’enclenchait le régime de Juvénal Habyarimana et que la France s’apprêtait à soutenir. J’en fis part dans une note du CAP [Centre d’analyse et de prévision, ndlr] en date du 26 octobre 1990, dont rend compte le rapport Duclert. Mais je ne saisissais pas le risque génocidaire dans toute son envergure bien que mes collègues spécialistes de la région m’en eussent averti, tout bonnement parce que je ne l’entendais pas, je ne pouvais pas l’entendre faute de connaissance personnelle de ces sociétés. Cela paraissait « trop gros » pour pouvoir être vrai.

Cette forme de cécité, ou de dérobade intellectuelle, devant le prévisible mérite elle aussi d’être méditée. Son aveu ne peut néanmoins dédouaner les autorités françaises car l’inévitabilité de la répression, des atteintes aux droits de l’Homme et même des massacres était, elle, une évidence, dument mentionnée.

En attendant, je crois devoir livrer au débat public une série de notes que j’ai réalisées dans le cadre du CAP, du printemps 1990 à 1994. Elles étaient diffusées au sein de l’Elysée, du ministère des Affaires étrangères, du ministère de la Défense, du réseau diplomatique, mais la Commission Duclert n’y a pas forcément eu accès car elles appréhendaient la situation politique en Afrique subsaharienne de manière transversale et comparative et n’ont pas a priori été classées dans les boîtes « Rwanda » des archives.

Ces textes annonçaient et documentaient le processus de restauration autoritaire dans l’ensemble du continent. Les responsables de la politique française au Rwanda, qui les ont reçues, auraient pu en tenir compte dans l’appréciation de son contexte spécifique.

Cette forme de cécité, ou de dérobade intellectuelle, devant le prévisible mérite elle aussi d’être méditée.

Il faut d’ailleurs préciser que tout au long de cette période, j’ai également publié dans le domaine public, sous la forme d’articles universitaires, de tribunes ou d’interviews, mes analyses, en accord avec les dispositions contractuelles qui me liaient au CAP, et bien sûr sans violer les règles de confidentialité régissant les sources d’information diplomatique ou autre dont je prenais connaissance du fait de mes fonctions au ministère des Affaires étrangères. Tout était donc « sur la table », comme l’on dit familièrement. Il était parfaitement possible, dès 1990, de comprendre la nature éminemment politique du conflit rwandais, et les choix auxquels celui-ci exposait la France.

Ainsi, dès la note du 7 mars 1990 sur « la contestation en Afrique francophone », j’évoquais la « fragilité des positions françaises au sud du Sahara et l’inadéquation croissante de la politique poursuivie depuis au moins quinze ans », en détaillant la « fin du pacte colonial » (j’en ferai un article dans le numéro 39 de la revue Politique africaine, en septembre de la même année).

Dans le dossier préparatoire de la conférence de La Baule, en date du 11 juin 1990, je soulevais, entre autres scénarios, la possibilité d’une « reprise en main autoritaire et policière, éventuellement sous le couvert d’une démocratisation fictive et/ou à l’occasion d’une révolution de palais à l’initiative de membres des coteries présidentielles », sans exclure « l’implosion et la guerre civile sous l’effet du refoulement de la revendication démocratique, de la dé-institutionnalisation de la médiation politique et de la “tribalisation” délibérée des conflits par des régimes aux abois, soucieux de se poser en garants de l’unité nationale ».

Dans un texte annexe du même dossier, consacré à « la problématique de la démocratie en Afrique noire », je mettais en garde contre les interprétations ethniques et culturalistes de la vie politique en Afrique (je publierai cette analyse un an plus tard, dans le numéro d’octobre 1991 de la revue Politique africaine).

Dans une note du 6 septembre 1990 traitant des pays les moins avancés, je mettais en garde contre toute lecture économiciste de la question démocratique et soulevais la probabilité d’une « criminalisation du pouvoir politique » en Afrique dont la Somalie de Syad Barre fournissait un prototype. J’approfondirai cette problématique dans les années suivantes, notamment dans le cadre d’une étude que nous commandera, à Béatrice Hibou, Stephen Ellis et moi-même, le ministère de la Coopération et qui fournira la base de notre ouvrage La Criminalisation de l’État en Afrique (paru en 1997 aux éditions Complexe, et en 1998 chez James Currey, pour la traduction en anglais).

Dans cette fameuse note « Le détonateur rwandais » en date du 26 octobre 1991, qu’exhume le rapport Duclert mais qu’avait curieusement négligée la commission Quilès, je parlais de « l’essoufflement du régime de M. Habyarimana », doutais de sa capacité de survie, mettais en garde contre la régionalisation du conflit et notamment son extension au Zaïre, pronostiquais que « la présence militaire française cautionnera les arrestations, les exécutions et les massacres que le gouvernement de Juvénal Habyarimana effectuera pour briser non seulement le Front patriotique rwandais mais aussi la base sociologique de celui-ci (la minorité tutsi) et la contestation hutu », et ajoutais qu’elle « peut inciter le maréchal Mobutu à s’abriter une nouvelle fois sous le parapluie français en arguant de troubles qu’il aurait, le cas échéant, lui-même fomentés pour contrer le réveil politique du Shaba et l’audience croissante qu’y rencontre son Premier ministre Nguz a Karl i Bond ». J’en concluais à la nécessité d’un « retrait du Rwanda » aussi rapide que possible.

Dans une note du 30 janvier 1991, je m’interrogeais sur l’émergence d’une « structure complexe de conflit » en Afrique occidentale et sur l’« implosion de la zone », raisonnement qu’il était aisé de transposer à l’Afrique des Grands Lacs.

Dans une note du 31 janvier 1991, je proposais des « éléments de méthode » pour l’« analyse politique des sociétés africaines » qui insistaient sur la primauté des luttes factionnelles par rapport aux facteurs régionalistes ou ethniques, sur leur économie politique, sur l’aggravation des inégalités sociales qui s’ensuivait, et je doutais que l’Afrique subsaharienne « sorte de cette impasse par la voie de la démocratie » : « Les pouvoirs autoritaires n’ont pas dit leur dernier mot. Ils peuvent octroyer un multipartisme en trompe l’œil et le placer derechef au service de leurs intérêts, tout en continuant de s’appuyer pour l’essentiel sur leurs organes de sécurité et leurs législations répressives », au risque d’une « militarisation du jeu factionnel ».

Dans une série de notes rédigées à la même époque (notes du 14 mars 1990, du 22 août 1991, du 22 octobre 1992), je prenais comme exemple le cas paradigmatique du Cameroun, un pays que je connaissais bien pour lui avoir consacré ma thèse de doctorat et que couvrait un officier particulièrement sagace de la DGSE dont je pouvais lire les « fiches particulières », les « notes de synthèse » et les « notes de renseignement ».

Dans une note en date du 12 avril 1991, je prenais acte d’une « nouvelle poussée démocratique » et des « menaces de restauration autoritaire » dont elle s’accompagnait. Dans une autre note de la même année, mais dont je n’ai pas gardé l’original et donc la date exacte, j’étudiais ce scénario de la « restauration autoritaire » au Zaïre.

Fin 1991, dans une note dont j’ai à nouveau perdu la date exacte, je mettais en garde contre les « trois pièges » qui menaçaient la politique de la France : ceux de l’ajustement structurel, de la démocratie (ou plutôt de la « restauration autoritaire » qui lui est opposée), et de la guerre : « Au Rwanda, notre engagement militaire est le dernier rempart d’un régime à bout de souffle qui est loin de jouir du soutien de la majorité hutu, et dont les capacités de redressement sont des plus aléatoires. »

Le 17 juillet 1992, je proposais un gros dossier sur « l’Afrique entre la guerre et la démocratie » dans lequel je jugeais la première option plus probable que la seconde, en prévoyant l’« avortement de la transition démocratique » et la « généralisation de la guerre comme mode de production du politique ».

Dans une note du 15 avril, présentant au nouveau ministre des Affaires étrangères les « échéances africaines » auxquelles il serait confronté, j’avertissais du « risque d’une participation de nos troupes à des combats et de leur implication, fût-elle passive, dans des opérations de maintien de l’ordre souvent atroces » en précisant :

« D’ores et déjà on peut considérer qu’aucun de ces deux dangers n’a été évité au Rwanda. La dénonciation d’une agression ougandaise contre ce pays ne trompe personne, quelles que soient les complicités de l’armée du président Museveni avec les rebelles du Front patriotique rwandais depuis 1990 (…) En outre, notre soutien à un président discrédité et convaincu d’avoir trempé dans de nombreux massacres tout au long de ces derniers mois complique la négociation entre le FPR et l’opposition intérieure, tout en menaçant d’entacher l’honneur de nos officiers qui servent auprès de régiments coupables de gravissimes violations des droits de l’Homme. Le rapatriement de nos forces s’impose dans les meilleurs délais : aucun intérêt stratégique ou diplomatique avouable ne nous commandait de nous engager dans une crise hélas sans issue prévisible compte tenu de l’environnement géopolitique et de la pression démographique sur les ressources agraires dans la région des Grands Lacs, et la perspective de notre enlisement, prévisible dès octobre 1990, se précise de jour en jour. »

Dans une brève note à l’attention de Bruno Racine, directeur du CAP et membre du cabinet d’Alain Juppé, en date du (16 ?) janvier 1994, « Quelle politique la France pourrait-elle avoir en Afrique subsaharienne dans la prochaine décennie ? », j’évoquais le « génocide du Rwanda ». Jusqu’à cette note de juin 1994, destinée au ministre des Affaires étrangères (et annotée par celui-ci), « Réflexions sur la politique africaine de la France », que Jacques Chirac utilisera après son élection à la présidence de la République pour tenir Jacques Foccart à l’écart du 2 de la rue de l’Elysée, si l’on en croit Le Canard Enchaîné.

Si l’on ajoute que Roland Marchal prodiguait au sein du CAP des analyses convergentes sur la Corne de l’Afrique et que la Délégation aux affaires stratégiques du ministère de la Défense faisait également entendre sa différence sous la plume de Pierre Conesa, on ne peut pas dire que l’État français était dénué d’instruments d’analyse de la situation dans laquelle il s’était fourvoyé au Rwanda et qui plaçaient celle-ci sous un éclairage comparatif éminemment politique. D’autant que je n’ai pas publié moins d’une dizaine de chapitres ou d’articles dans des ouvrages ou des revues scientifiques ou généralistes pendant cette période, sans compter, je le répète, les interviews et les tribunes dans la presse quotidienne ou hebdomadaire et les émissions de radio.

Peut-être aussi faut-il souligner ici le contexte plus général dans lequel a été conçue et mise en œuvre la politique française dans la région des Grands Lacs, et que ne restituent pas toujours les rapports Duclert et Muse.

Le contexte de la crise de la zone franc que rendaient inévitable la politique du franc fort, décidée en 1983, et les programmes d’ajustement structurel qu’imposaient le FMI et la Banque mondiale, mais qui a été vécue, là aussi, sur un mode obsidional par l’Elysée, sous la pression de la plupart des chefs d’État de l’Afrique francophone, arc-boutés sur leurs privilèges et habiles à faire vibrer la corde de la susceptibilité anti-« anglo-saxonne » de leurs interlocuteurs français.

Le contexte de la cohabitation, en 1993, qui a permis à Edouard Balladur de faire prévaloir la dévaluation du franc CFA et de prendre le contrôle de la société pétrolière Elf pour assécher les sources de financement électoral de François Mitterrand et de Jacques Chirac (les relations franco-africaines pesaient à l’époque de tout leur poids dans l’irrigation des scrutins), et qui lui a donné l’opportunité de se construire une stature internationale en s’opposant à la politique rwandaise de l’Elysée mais aussi à celle du très chiraquien ministre des Affaires étrangères Alain Juppé.

Le contexte international très dense des années 1990, enfin, qui faisait du conflit rwandais un micro-événement à l’aune de la réunification allemande, de la chute de l’Union soviétique, de l’éclatement de la Yougoslavie, de la construction européenne, de la guerre du Koweït.

Oui, François Mitterrand s’est personnellement impliqué dans la tragédie rwandaise, mais à la va-vite, en se reposant beaucoup sur son état-major particulier, sur son fils Jean-Christophe, le grand absent du rapport Duclert faute d’accès à ses archives (mais en tenait-il ? On peut en douter au vu du personnage), un Jean-Christophe Mitterrand qui, après avoir quitté le 2 de la rue de l’Elysée au printemps 1993, conseillait directement la délégation de Juvénal Habyarimana pendant les négociations d’Arusha, de pair avec son partenaire d’affaires, l’inénarrable député-maire de Romorantin Jeanny Lorgeoux, autre proche du président de la République dont il a symboliquement occupé le fauteuil dans l’hémicycle.

La vraie question qui se pose est désormais de savoir si les conséquences ont été tirées de ce fourvoiement de la France au Rwanda.

Enfin, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur l’éventualité d’une autre raison de l’acharnement avec lequel François Mitterrand a soutenu jusqu’au bout Juvénal Habyarimana (et ses légataires universels, ses probables assassins, au dire même de la DGSE). « Habyarimina ne nous a jamais manqué », aurait expliqué le président de la République, selon un propos qui m’a été rapporté de bonne source. En quoi et à qui Habyarimana n’a-t-il « jamais manqué » ? À Mitterrand, ou à la France ?

Mon hypothèse, que je suis incapable de démontrer, disons mon intuition, est que le Rwanda a couvert des exportations d’armes, voire d’équipements utiles à la technologie nucléaire en direction d’un pays frappé d’embargo international, qui pourrait être l’Afrique du Sud avec lequel la France n’avait pas cessé de collaborer et où résidaient ou se rendaient différents acteurs de l’ombre des relations franco-africaines épaulant d’ailleurs le Hutu Power, tels que Bob Denard et Paul Barril. Une simple supposition qui mériterait d’être creusée car les tenants et les aboutissants de la politique française vis-à-vis de pays africains particuliers s’expliquent souvent par des considérations qui leur sont largement étrangères et contingentes.

Quoi qu’il en soit, la vraie question qui se pose est désormais de savoir si les conséquences ont été tirées de ce fourvoiement de la France au Rwanda. La réponse est aisée, et malheureusement négative. Des pans entiers de la politique étrangère de la France continuent d’être gérés de manière exclusive, à l’abri de tout débat public ou parlementaire, par des poignées d’acteurs certes compétents pour la plupart d’entre eux, mais selon des présupposés idéologiques ou culturels par définition contestables et dangereux dès lors qu’ils ne sont pas soumis à examen critique.

Ainsi, l’historien-archéologue Bernard Lugan, qui a consacré sa thèse au Rwanda, qui est un grand tenant de l’interprétation ethniciste de l’Afrique et qui a été cité comme expert par la défense des génocidaires devant le Tribunal pénal international, pardonnez le peu, a enseigné à l’Ecole de guerre, à l’IHEDN et à Saint-Cyr jusqu’à une date récente, et est toujours écouté (et lu) dans les milieux militaires.

La politique de la France au Sahel est soumise à l’impératif catégorique et spasmodique de la « lutte contre le terrorisme international » à laquelle est désormais inféodée l’aide publique au développement, sans que les attendus et les conséquences de cette orientation soient évalués. De l’avis de tous les chercheurs spécialistes de la région, elle ne répond pourtant pas aux véritables facteurs de la crise politique et sociale que traverse la région, et de ce fait elle est vouée à les aggraver.

Elle est de toute façon condamnée à l’échec compte tenu de l’impossibilité, pour une armée étrangère, de contrôler une zone de conflit que les combattants parviennent à dilater de manière inexorable en imposant à la France un coût financier et un engagement humain qu’elle ne pourra proroger dans la durée.

D’ores et déjà, le prix à payer est la multiplication de bavures sur le terrain qui entachent la réputation et la crédibilité de ses forces. Il en est du Sahel comme il en fut de l’Afghanistan : les soldats, étrangers ou nationaux, font plus de victimes civiles que les combattants djihadistes.

L’endossement solennel, par Emmanuel Macron, de la transmission anticonstitutionnelle du pouvoir au fils du président Deby, après la mort au combat de ce dernier, sous le prétexte que le Tchad est une pièce irremplaçable de la guerre contre les « terroristes », ne fait qu’illustrer la mainmise de l’armée sur les relations entre la France et cet État depuis les années 1960, voire depuis l’occupation coloniale et l’épopée de la Deuxième DB.

Que l’armée tchadienne ait été confondue, quelques jours auparavant, dans une sordide affaire de viols collectifs dans les zones où elle opérait au Niger, qu’elle ait tiré sur la foule des manifestants protestant contre la succession dynastique dans les jours qui ont suivi les obsèques d’Idriss Deby, tout cela n’est pas de nature à froisser les uniformes français ni à convaincre l’Elysée de prendre quelque distance par rapport à un régime cupide et liberticide dont la France cautionne les abus depuis trente ans au nom de la « stabilité ». En bonne logique, on ne peut simultanément adouber le fils Deby et condamner les excès de sa soldatesque comme l’a fait Emmanuel Macron. Le « En même temps » tourne à l’inconséquence, à l’inconsistance, au ridicule dramatique – ou au cynisme absolu.

Cas encore plus préoccupant parce que plus policé, un groupe de hauts fonctionnaires, surnommés la « secte » dans les couloirs du Quai d’Orsay, a dicté aux présidents de la République successifs, depuis le milieu des années 2000, une ligne ultra à l’encontre de l’Iran en interdisant toute discussion publique et en jetant l’opprobre sur les universitaires ou les diplomates qui prônaient une politique raisonnée, ou tout simplement se proposaient de mener une véritable analyse de la République islamique plutôt que de la caricaturer à grand renfort de dénonciations de l’« esprit de Munich ».

Or, l’enjeu n’est pas mince, au vu des accords de défense « très engageants », comme disent les militaires, qui lient la France aux Émirats arabes unis. Si une guerre se déclare entre ces derniers et l’Iran, notre bon peuple se trouvera entraîné dans un nouveau conflit sans jamais avoir été en mesure de le voir venir faute d’informations et de débats contradictoires.

C’est le grand mérite des rapports Duclert et Muse que de démonter l’engrenage décisionnel qui a conduit la France au déshonneur : celui d’avoir soutenu diplomatiquement et militairement l’insoutenable.

Il est d’ailleurs intéressant de voir que ce dérapage a été favorisé par le recours à la procédure des conseils restreints de défense qui permettait de court-circuiter le jeu institutionnel normal, singulièrement pendant la cohabitation. Cela ne vous rappelle-t-il rien ? Tirons-en les leçons une bonne fois pour toutes, à l’approche d’une nouvelle élection présidentielle qui ne verra pas plus que les précédentes se poser la question de meilleures conditions de l’exercice du pouvoir, faute de s’abstraire du genre éculé du combat de coqs.


 

Jean-François Bayart

Politiste, Professeur à l'IHEID de Genève titulaire de la chaire Yves Oltramare "Religion et politique dans le monde contemporain"

Notes