Cinéma

Vertige de l’absurde – sur Mandibules de Quentin Dupieux

Critique

Avec Mandibules, Quentin Dupieux, offre une occasion joyeuse de se saisir de la réouverture des cinémas pour s’abandonner à nouveau dans le moelleux des salles obscures, écartées de notre quotidien depuis des mois. Cette comédie sur l’idiotie, où affleure un onirisme tordu, vient percuter notre morosité routinière. Le tropisme surréalisant de surface cache cependant un fond secret plus tourmenté.

La sortie de Mandibules annonce deux bonnes nouvelles. Non seulement, on va pouvoir retrouver le chemin des salles de cinéma, mais en plus pour un moment de bonne rigolade. Le film nous a paru familier puisqu’il a bénéficié d’une première campagne d’affichage, involontairement au long cours (de décembre à mars). Ce contretemps serait-il dans l’esprit de Dupieux ? Rappelons que ce cinéaste a commencé sa carrière en 2001 sous les auspices d’un inaugural Non Film. Et qu’à cette aune, il fallait bien qu’arrive un jour, une non-sortie. Mais tout est bien qui finit bien, et le film est enfin là !

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Qui plus est, ces affiches, soulignant la jovialité ahurie de la troupe de comédiens, ressemblent à l’annonce du passage du « Dupieux circus » bientôt dans votre ville. Qu’en est-il donc de ce nouvel opus ? Cet univers absurde construit depuis huit longs-métrages continue-t-il à nous surprendre ou montre-t-il déjà ses coutures ?

Si ces Mandibules ne sont pas le film le plus tranchant du cinéaste, elles réservent tout de même de belles surprises. Elles confirment surtout les ambitions paradoxales d’une telle œuvre : des films qui font un sort à l’esprit de sérieux, mais dont on ne perd rien à les regarder avec la plus grande attention.

Et si l’œuvre de Quentin Dupieux cinéaste se basait sur un malentendu fondateur ? À savoir, son premier long-métrage Steak (2007), avec Eric et Ramzy, qui connut une réception pour le moins mouvementée : sortie massive dans les multiplexes (comme la énième comédie labellisée « esprit Canal »), accueil critique négatif (à l’exception d’un clairvoyant adoubement par Les Cahiers du Cinéma), échec public retentissant.

Ce « nouvel humour » hybridant les codes du teen movie et de l’angoisse lynchienne, alternant blagues faussement naïves et séquences malaisantes autour de la maladie mentale ou de la chirurgie esthétique était-il trop en avance sur son temps ?

Disons que l’attelage à la fois commercial (Thomas Langmann en coproducteur, qui la même année avait Astérix aux Jeux Olympiques et le diptyque Mesrine de Jean-François Richet dans les tuyaux) et branché (des invités de la « french touch » électro, Kavinsky – avant son carton de la BO de Drive en 2011 – et Sébastien Tellier dans des seconds rôles) participait d’un joyeux sabotage des repères, et pouvait créer certaines disjonctions.

La légende dit même que la crispation des spectateurs était manifeste lors de certaines séances, transformant celles-ci en happening involontaire qui n’auraient sans doute pas déplu au cinéaste et à ses comédiens.

Quatorze ans plus tard, la sortie de Mandibules créera peut-être les remous inverses. Annoncé comme film porteur de la réouverture des cinémas, il est l’occasion de retrouver un « rire ensemble », dont on a hâte de retrouver le goût. Dupieux n’est pas devenu un cinéaste consensuel, loin de là, mais il a désormais trouvé son public, et la critique sait désormais à quoi s’attendre avec lui.

Il a construit sa filmographie sous le soleil de Californie, avec une série de films assumant pitchs absurdes (Rubber, l’équipée du pneu tueur tournée avec l’appareil photo 5D, innovation technique estampillée 2010) et sauvagerie loufoque (l’hilarant et sous-estimé Wrong Cops en 2014). Cette période américaine trouve sa conclusion avec un manifeste jubilatoire, Réalité (2015), enchâssement virtuose entre réel et imaginaire, cinéma et vidéo. Film que l’on pourrait aussi décrire comme « l’histoire d’une histoire qui n’arrive pas à sortir », bloquée entre l’esprit d’un réalisateur de série Z (Alain Chabat), et une vieille VHS qui subit divers outrages. Il y a finalement mille façons de résumer un tel film, qui peut aussi bien être pris sur le mode de la blague, du concept que du trouble psychanalytique.

Considérer Dupieux comme un fils spirituel des Nuls, de Marcel Duchamp et de Freud, c’est beaucoup pour un seul homme, mais la force de son cinéma est précisément de se situer à une telle conjonction, et même de s’y situer avec une certaine innocence.

Cela fait maintenant trois films que Dupieux est retourné dans le giron du cinéma français. Il joue désormais le jeu des têtes d’affiche (Benoit Poelvoorde dans Au Poste !, Jean Dujardin et Adèle Haenel dans Le Daim) et des pitchs savamment débiles et suffisamment intrigants. L’interrogatoire de police d’un « faux coupable » qui n’en finit pas de finir (Au Poste !). Un quadragénaire plaque tout pour s’acheter le blouson de ses rêves et est saisi d’une folie meurtrière (Le Daim). Deux simples d’esprit tentent d’apprivoiser une mouche géante et sèment la destruction autour d’eux (Mandibules). Avec, de film en film, des modulations de tonalité dans l’humour : « kafkaïen » dans Au Poste !, « psychotique » dans Le Daim, « enfantin » dans Mandibules.

La prolixité du cinéaste est réellement vertueuse.

Grâce à cette palette assez inédite dans le paysage du comique à la française, Dupieux aurait-il enfin réussi ce à quoi il aspirait depuis le début : faire rentrer, tel un virus, le vertige de l’absurde dans les atours de la comédie du samedi soir (plus précisément du samedi 19h et d’une salle riant à 35% pour rester dans les clous des mesures sanitaires) ?

Une réponse affirmative est bien tentante, mais elle s’accompagne immédiatement de son corollaire. Maintenant que Dupieux est un cinéaste reconnu, ne risque-t-il pas de s’enfermer, même malgré lui, dans la position de « l’ovni officiel » du cinéma français ? Comment peut-il continuer à surprendre son public – comme ses détracteurs – à l’intérieur d’un système formel identifié ?

Lequel système est aussi un système de production. Comme tout auteur estampillé, Dupieux écrit et réalise, mais il est également cadreur, directeur de la photographie et monteur de ses derniers films. Un appétit technique pas si courant, et que l’on croyait réservé aux seuls démiurges de l’histoire du cinéma.

Dans son cas, cette monopolisation des postes clefs sonne plutôt comme revendication d’un cinéma artisanal. De fait, ses derniers films sont courts (1h15) et se sont enchainés au rythme soutenu d’un film par an, en attendant le prochain Incroyable mais vrai avec Alain Chabat et Anaïs Demoustier, déjà en boîte.

Voilà sans doute une extension de sa démarche de musicien (sous le pseudo de Mr Oizo) : privilégier l’enchainement de singles plutôt que de fantasmer l’album parfait. Parier sur la possibilité d’un film, à partir d’une idée aussi aberrante soit-elle (et plus elle est aberrante, mieux c’est), plutôt que de développer indéfiniment un scénario abouti, avec sa règle des trois actes, ses relances et ses sous-intrigues.

Chez Dupieux, la fin arrive souvent trop vite et certains personnages secondaires mériteraient d’être davantage étoffés. Mais la primeur du geste et de l’intuition poétique prime bien au-delà de ces faiblesses. La prolixité du cinéaste est réellement vertueuse. Et considérant son tropisme surréalisant, pourrait-on alors parler d’une forme d’écriture automatique, appliquée au cinéma ?

Charge ensuite au spectateur ou au critique d’y voir ou d’y projeter ce qui le stimule. C’est toute la difficulté de l’exégèse d’un tel cinéma, dont la légèreté – voire l’idiotie – de surface cache un fond secret plus tourmenté. Y plaquer un discours savant, n’est-ce pas trahir son essence et son élan ?

Mais Dupieux avait lui-même anticipé l’invitation. L’hilarant monologue inaugural de Rubber, proféré sur un ton faussement docte par un policier américain, sur le « no reason », vaut raison pour justifier tout ce qu’on va voir par la suite. Les multiples mises en abyme et clins d’œil méta qui ont parsemé ses films suivants étaient autant de petits cailloux théoriques sur le chemin de récits insensés.

Gagnant en sérénité, Dupieux s’est peu à peu débarrassé de ces artefacts pour arriver à des récits plus linéaires. À tel point que Le Daim et Mandibules peuvent évoquer le conte ou la fable. Un conte de la folie et de la vanité pour le premier, un conte de l’idiotie et de l’innocence pour le second. Précisons qu’il s’agit là de contes assez particuliers, où l’on trouvera des touches de fantastique et de merveilleux (un blouson qui parle, une mouche géante), mais pas vraiment de quête d’apprentissage, encore moins de morale.

Si Mandibules montre qu’on peut faire un film à partir de n’importe quel sujet, il montre aussi qu’il ne faut surtout pas le commencer de n’importe quelle façon. Un idiot dort sur la plage. Le bout de son sac de couchage trempe dans les vaguelettes. Mais, c’est la Méditerranée, crétin ! Tu n’as même pas l’excuse d’avoir pu être surpris par la marée. Quelle mise en place on ne peut plus logique pour une comédie sur l’idiotie ! Comme tout bon personnage de comédie, il est précisément à la place où il ne devrait pas se trouver. La pire place pour lui, la meilleure pour le film.

Mais cette ambition d’une comédie sur l’idiotie se montre difficile à tenir. Et le film est un peu décevant, et même explicatif, sur ce programme annoncé. Il a du mal à atteindre l’exubérance et la poésie de ses modèles américains (Dumb and Dumber des frères Farrelly avec Jim Carrey et Jeff Daniels ou Frangins malgré eux d’Adam Mc Cay avec Will Ferrell et John C. Reilly).

Des modèles qui réussissent, volontairement ou non, la synthèse entre l’esprit de Gombrowicz (traquer l’immaturité persistante en chacun de nous, les morceaux d’enfance mal rapiécés) et des Marx Brothers (les vertus libératoires du comique de l’anarchie et de la destruction). Ce n’est pas faire injure au sympathique duo du Palmashow Grégoire Ludig et David Marsais de rappeler qu’ils n’ont pas (encore) cette vista de jeu qui leur permettrait d’accorder visage caoutchouteux et tendresse du regard. Même la « gogolitude » d’Eric et Ramzy dans Steak allait chasser sur des terres plus dérangeantes.

En la matière, le relais est pris par Agnès (Adèle Exarchopoulos), figure d’innocente à la diction martelée et la voix haut perchée après un choc traumatique. Pour le coup, l’actrice invente son propre registre d’enfant perpétuellement apeurée, mais qui trouve le courage de dévisager la mouche géante dans les yeux. La part la plus audacieuse du film tient dans les interactions avec ce monstre, à la fois répugnant et attendrissant, lointain cousin du E.T. de Spielberg, créature doudou stimulant de possibles extrapolations psychanalytiques. Le regard de la bestiole aimante plusieurs scènes et crée les situations les plus originales et inconfortables.

Il s’agit là de contes assez particuliers, où l’on trouvera des touches de fantastique et de merveilleux mais pas vraiment de quête d’apprentissage, encore moins de morale.

La meilleure scène du film arrive au bout d’une heure. C’est une scène annexe à l’intrigue, un détour avant la conclusion, mais c’est pourtant une scène indispensable puisqu’elle révèle pourquoi Mandibules porte un tel titre. Sans trop en dévoiler, disons qu’elle met en scène une mystérieuse livraison, un dentier en diamants et une famille de la jet set. C’est aussi un inattendu moment de fétichisme, voire de perversion, qui surgit sans crier gare, et vient briser la routine régressive qui menaçait le film. Le comique du moment repose sur une surprise visuelle (qu’on ne dévoilera pas), presque un petit numéro de prestidigitation, très drôle mais aussi assez perturbant.

Par son statut indécidable, entre comique et onirisme tordu, la scène est digne de Twin Peaks : The Return. Soit dit en passant, si Lynch a si souvent été copié et rarement égalé, c’est qu’on ne semble retenir de son cinéma que sa dimension cauchemardesque, en oubliant que ses moments les plus désarmants sont aussi porteurs d’une ravageuse force comique (cf. Doogie, le double idiot de l’inspecteur Dale Cooper dans Twin Peaks). De fait, Dupieux qui part du comique pour aboutir à l’angoisse, parvient plus innocemment à s’approcher de cet univers.

C’est précisément la grande force de certains cinéastes « à univers ». Parfois, ils ont besoin de le construire de toutes pièces. Parfois, au contraire, c’est l’environnement, même naturel, qui se plie aux lois de leur étrange imaginaire. C’est précisément ce qu’il y a de plus précieux dans le cinéma de Dupieux depuis son retour de Los Angeles. Il a su trouver dans le périmètre hexagonal des grands espaces à la fois amples et inquiétants : la vallée d’Aspe pour Le Daim, le littoral varois pour Mandibules.

Des terrains de jeu très ouverts, mais situés dans une forme d’impasse du territoire. Butant sur la montagne ou la mer, ces morceaux de France deviennent des zones frontières entre la raison et la déviance, entre l’excentricité et la pathologie.

Que les choses soient bien claires. Il n’entre aucune considération régionaliste dans cette approche, encore moins de regard condescendant sur une dite France profonde. Le territoire reste identifiable par ses archétypes géographiques, mais les localités ne sont jamais nommées, les personnages y sont souvent de passage et la population locale souvent réduite à quelques silhouettes. C’est un territoire bien de chez nous mais que l’on dirait inexploré par le cinéma français.

Sa dimension graphique (horizon élargi, netteté des lignes de fuite, éclat de la lumière) impose sa propre scénographie, entre la cour de récréation pour adultes perturbés et le théâtre de l’absurde à ciel ouvert. Au bout du compte, il figure un lieu métaphorique : le dernier endroit où l’humanité peut encore s’amuser avec le grotesque avant qu’il ne vire à la terreur (les meurtres du Daim) ou à la folie (la pente régressive de Mandibules).

Les films de Dupieux exigent qu’on ne les prenne pas du tout au sérieux (pour savourer leur fraîcheur et leur élan) mais aussi qu’on les regarde avec une grande attention, car ils vont fouiller avec une certaine virtuosité dans les zones secrètes du psychisme pour en tirer des émotions contradictoires. Ils ne sont jamais meilleurs là où on ne les attend pas, quand ils s’aventurent vers la face cachée de la farce.

Mandibules de Quentin Dupieux (2021), en salle le 19 mai.


 

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