Art contemporain

Creuset éphémère – sur Le juste prix, une exposition curatée par Bertrand Dezoteux

Critique

Les tout nouveaux espaces de la fondation Pernod-Ricard se dévoilent à travers une exposition collective conçue par Bertrand Dezoteux. Les oeuvres présentées, envisagées comme autant de petits pas résistant à la « culture du projet », épousent – non sans autodérision – les contours des nouveaux locaux sis à la gare Saint-Lazare. Le juste prix est une exposition aux accents daliniens qui décape, un creuset éphémère où les corps se mêlent et les âmes s’interrogent.

« Et ça c’est une poule », dit-il devant une photo géante de Jean-Xavier Renaud représentant une gallinacée. « Sur un mur », ajoute-t-il. « Ce sont les descendantes des dinosaures . » Oui, c’est vrai, l’artiste Bertrand Dezoteux a raison, il paraît même qu’on a découvert des restes de raptors à plumes. Le moineau qui pique vos chips aux terrasses des cafés, regardez-le bien : il marche et saute exactement comme dans Jurassic Park. « Ah oui, et le titre de l’œuvre, c’est Scud ». Gêne dans l’assistance : faut-il rire ou Bertrand Dezoteux se fiche-t-il de nous, lors de cette visite réservée à la presse  ?

La question du rire dans l’art contemporain reste encore à creuser. Reposant en général sur un humour (auto)dérisoire ou satirique, le comique esthétique pose problème aux visiteur.ses : l’ironie demande en effet une connivence entre émetteur et récepteur et celle-ci n’est jamais acquise, a fortiori quand l’un et l’autre ne se connaissent pas et surtout si le contexte ne permet pas de décider.

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Il existe une troisième voix : le rire de joie, d’amour. Rire de complicité et de possibilité. C’est celui qui est en jeu au «  Juste Prix  », une exposition curatée par Bertrand Dezoteux, connu pour ses animations drôlatiques en CGI (Computer-Generated Imagery) où des morceaux de jeux vidéo vivent leur vie mécanique et entraînent le récit au hasard de leur pilotage automatique.

C’est par un de ces films, Endymion, que s’ouvre «  Le juste prix  ». Il est projeté dans l’amphithéâtre de la toute nouvelle Fondation Pernod Ricard, désormais sise cours Paul Ricard à Paris, derrière la gare Saint-Lazare. Précision : le nouvel espace d’exposition possède un long mur vitré qui donne sur les quais et les trains – on verra plus loin un des usages possibles de cette particularité.

Endymion, donc, comme le mec de la mythologie qui dort éternellement et à qui la Lune vient en rêve chaque nuit faire une fille. On y rencontre, modélisés en 3D, Mamilou (la grand-mère de Bertrand Dezoteux), Salvadam Délire, un toréador à jambes d’asperges auquel un croissant tient lieu de cache-sexe (c’est le père de l’artiste, Henri, qui lui prête sa voix), plus un cochon qui se sent devenir «  de plus en plus bête  » (interprété par Dezoteux). Propulsés dans une sorte de Volvo P1800 interstellaire, ces trois-là devisent de questions métaphysiques et terre-à-terre, se renvoyant la balle avec un léger décalage.

Assez vite, on comprend que Dezoteux a pris trois enregistrements séparés et les a montés de façon à donner l’illusion d’une conversation. Si le résultat est bluffant et hilarant par ses inadéquations, il fonctionne aussi comme machine divinatoire : chaque phrase est comme une voie à explorer selon les préoccupations personnelles de la spectatrice ou du spectateur (une version vidéoludique de la bibliomancie ou des Oblique Strategies de Brian Eno et Peter Schmidt).

Ces strates de discours parties à la rencontre intersidérale les unes des autres m’évoquent le concept de «  plan de consistance  ». Je ne sais pas pourquoi, mais, chaque fois que j’appréhende une œuvre de Dezoteux (que ce soit un artefact individué ou, comme ici, une exposition curatée), me vient un truc deleuzien.

Il y a longtemps, quand je découvrais sa vidéo l’Histoire de France en 3D (2015), elle me semblait sonner avec les cours sur Spinoza et le surf et en particulier avec cette phrase sur le second genre de connaissance : « Cette espèce de souplesse ou de rythme qui fait que, quand vous présentez votre corps, et dès lors votre âme aussi – vous présentez votre âme ou votre corps – sous le rapport qui se compose le plus directement avec le rapport de l’autre, vous sentez bien que c’est un étrange bonheur. » Je vois Dezoteux en esthéticien de la vague, du rapport et du rythme.

Les différentes émanations artistiques se traversent et se percutent, se captent dans une déterritorialisation dansée.

Aussi bien en visitant « le Juste Prix » et ses cimaises bricolées, découvrant des univers hétérogènes et discrépants, je me suis dit qu’il avait installé un « plan de consistance » tel que décrit dans Mille Plateaux : « parcouru par les choses et les signes les plus hétéroclites : un fragment sémiotique voisine avec une interaction chimique, un électron percute un langage, un trou noir capte un message génétique, une cristallisation fait une passion, la guêpe et l’orchidée traversent une lettre… Ce n’est pas “comme”, ce n’est pas “comme un électron”, “comme une interaction”, etc. Le plan de consistance est l’absolution de toute métaphore  ; tout ce qui consiste est Réel. Ce sont des électrons en personne, de véritables trous noirs, des organites en réalité, d’authentiques séquences de signes. Seulement ils sont arrachés à leurs strates, déstratifiés, décodés, déterritorialisés et c’est cela qui permet leur voisinage et leur mutuelle pénétration dans le plan de consistance. Une danse muette. »

On se dit qu’avec ce paragraphe, les manuels de curating pourraient ne faire qu’une demi-page.

De même que les dialogues d’Endymion sont arrachés à leurs strates pour trouver provisoirement consistance avec nous dans un même plan, les différentes émanations artistiques du «  Juste prix  » se traversent et se percutent, se captent dans une déterritorialisation dansée. Outre le trou noir qui occupe Mamilou dans Endymion, ce serait par exemple la vidéo de Claudia Triozzi, Les voitures (2013). Triozzi est à la chorégraphie à peu près ce que Gordon Matta-Clark est à l’architecture.

Dans cette vidéo, on l’entend commenter l’action en off, ostensiblement surexcitée, comme si elle téléphonait à quelqu’un. Cela se passe sur une casse automobile. Elle s’adresse d’abord à un conducteur d’engins : « Excuse-moi, je suis un peu directe. J’aurais voulu te demander si tu pouvais me prendre la voiture verte, là-haut  ? » L’homme s’exécute avec sa grue à pince. Il secoue la carcasse comme pour la vider. L’artiste commente : « Je pense qu’il enlève le moteur, comme ça après c’est plus léger (…). En fait, bon, je veux pas faire un lien un peu terre-à-terre mais il est en train de jeter les organes de la voiture… et là j’ai envie de dire que c’est la dernière danse de la voiture… ben voilà, pourquoi pas  ? »

Puis il y aura un cadavre de voiture blanche, et de voiture rouge : les retrouvailles carnavalesques du corps sans organes guattaro-deleuziens avec le drapeau italien (ça rime). Juste à côté se trouve le CCN de terre et de paille (2011-2021) de la même artiste. Un CCN, c’est-à-dire un Centre Chorégraphique National, dont on peut dire qu’il est ici à la fois réduit à un mur de torchis et littéralement exposé à un bousillage participatif, puisqu’il doit être activé par le public et des performeuses, s’inscrivant dans le cadre plus vaste du projet « Pour une thèse vivante  », lequel vise à «  construire un lieu éphémère pour une recherche en acte  » où des savoir-faire s’inventent et se transmettent.

« Le Juste Prix » est tout entier un de ces creusets éphémères. Dezoteux l’a construit avec moult cimaises bancales : l’une d’elles est «  tenue  » par une cale géante sur laquelle on lit le mot «  fondation  », une autre, assez bizarre, s’inspire d’une ligne courbe que Colette Barbier, la directrice de la Fondation Pernod Ricard, a tracée sur un bout de papier, un jour qu’elle demandait à Dezoteux, « Tu vas avoir besoin de beaucoup de cimaises  ? Droites ou fantaisie  ? » et qu’à la question « Qu’est-ce que tu veux dire par fantaisie  ? », elle avait répondu par ce croquis dont on doit dire, après brève réflexion, qu’il ressemble au profil de Donald Trump – test de Rorschach pour post-traumatisés politiques.

Ce lieu a aussi ses recoins secrets : des poupées de Dezoteux émergeant du mur dans un angle mort  ; il a ses chambres interdites. À un moment, on tombe sur une toile d’Olivier Passieux qu’on ne peut pas voir, parce qu’elle est retournée et que la partie visible donne en hauteur sur les quais de Saint-Lazare, ainsi qu’un vitrail de Dezoteux, lui aussi invisible : « c’est pour les pigeons de la gare», précise l’artiste-curateur.

En tous cas, il y a de la place pour le corps. On a beau parcourir et reparcourir l’exposition, on ne repasse jamais deux fois au même endroit, parce que les œuvres sont des rapports et que ceux-ci se modifient à chaque passage. Les signes se font écho, si on le veut : la poule dinosaure avec le moineau du film de Mili Pécherer, par exemple, ou son œil rond avec celui de l’échassier-dragon d’un autre film, celui de Stanislas Paruzel.

L’aspect labyrinthique avec ses diversions et ses encoignures, ses projections encloses, n’est évidemment pas sans évoquer la « cabane », lieu de repli mais surtout base de déploiement.

J’avoue avoir un fort faible pour l’univers narratif de Mili Pécherer, réalisatrice israélienne travaillant sous les auspices de la Bible et de Kierkegaard (pour le dire à la truelle). Dans Tsigele-Migele (2021), on apprend l’existence des « pantoufles incompatibles ». L’avatar 3D de l’héroïne, habillée en Alexandra David-Neel, raconte qu’elle a acheté deux pantoufles mais, par erreur, issues de deux paires de tailles différentes. D’abord furieuse, elle se dit ensuite que «  peut-être en ce moment même, quelqu’un d’autre se balade avec des pantoufles qui ne correspondent pas  », sœurs chiasmatiques de ces pantoufles dépareillées : « Peut-être que cette personne pense à moi aussi, espère me rencontrer un jour, pour faire un échange. J’ai donc décidé de continuer à porter les pantoufles inconfortables, en signe de solidarité avec l’ami en difficulté. Pour maintenir la relation si rare des pas boiteux dans différentes parties du continent. »

« La relation si rare des pas boiteux  », c’est sans doute, en partie, l’objet du « Juste Prix », que la plaquette d’introduction définit, de façon assez semblable, comme une résistance à « la culture du projet ». On trouverait cette relation exemplifiée entre autres chez Marc Quer, qui propose différents objets (dont deux armoires à pharmacie posées l’une sur l’autre au moyen de boîtes de bouffe pour chien de la marque Fidèle  – « c’est sur la fidélité », précise Dezoteux – et ornées de cette phrase : « tout va mal ») ou une sorte de périmètre fictif de construction au sol, Plan de coupe (2012), dont l’élément essentiel est une télécommande – indispensable, on suppose, pour couper les flux.

Beaucoup de boiterie encore chez Joël Bartoloméo, lequel propose un extrait de ses carnets de notes (il y transcrit ses rêves, des recherches sur leurs symboles, des autoportraits dessinés) et la vidéo Journal d’un indécis (2015-2018) qui documente trois années durant lesquelles son ex et sa nouvelle compagne – toutes deux victimes d’inceste – se rencontrent et les crises qui s’en suivent, pour finir sur un panégyrique anthume et désappointé de Joël Bartoloméo qui, comme la plupart des artistes, dit-il, « a eu une idée ».

Un pas de côté et l’on découvre ses autoportraits en compagnie de Warhol, réalisés spécialement pour l’exposition. On connaît plutôt les autoportraits de Basquiat avec Warhol : cette translation ajoute à notre collection de boiteries par-delà les frontières et les époques. Enfin, dans le film d’Anikka Kahrs, The lord loves changes, it’s one of his greatest delusions (2018), une chorale de siffleurs répond par ses moyens organiques à un orgue : résistance puissante, vive et collective, assemblée intempérante face à un clavier bien tempéré.

L’aspect labyrinthique du « Juste Prix » avec ses diversions et ses encoignures, ses projections encloses, n’est évidemment pas sans évoquer aussi la « cabane » chère à Marielle Macé, lieu de repli mais surtout base de déploiement, puisque dans cet enclos on trouve tout ce qu’il faut pour tout réinventer. Un peu comme dans l’expo de Dezoteux En attendant Mars (2017), où des cosmonautes simulaient une vie confinée en s’occupant à des « loisirs créatifs ».

Le beau film du frère cadet de Bertrand, Arnaud Dezoteux, ne peut pas avoir, en ce sens, un titre plus adéquat : Niche (2021). Durant le confinement, l’artiste vidéo a filmé la Philharmonie de Paris déserte ou presque et l’a paisiblement habitée de dessins incrustés, représentant des créatures extraordinaires. Une façon de rappeler qu’au fond de la claustration, on peut toujours se livrer à la plus douce des paréidolies et que, pourvu qu’il y ait cognition, il y a toujours création.

Stanislas Paruzel donne un exemple semblable avec son film l’Attaque du dragon d’Irlande (2021). Outre une résurgence des références médiévales (cf. Mili Pécherer et nombre de jeunes artistes), cette œuvre met en scène un monde où le merveilleux fait partie de l’ordinaire créateur. Paruzel filme une bande de jeunes se livrant à un jeu de rôles : il semble mettre en évidence la fiction en exhibant un perchman à la poursuite des acteurs, jusqu’à ce qu’on comprenne que carton-pâte, CGI et monde représenté consistent en réalité dans un unique plan diégétique. Il n’y a plus de différence entre le geste et ce qu’il crée. Ainsi peut-on voir un bouclier à tête d’émoji se mettre à siffloter en oubliant qu’il est ventriloqué ou mieux : en sachant que cela n’a aucune importance.

Un dernier cas de cabane avéré serait la boutique de Jeanne Moynot, Au cul du camion (2021), installée dans un passage, avec ses ready-made plumeux et 47 miniatures d’elle-même en carton, accroupie, portant un panneau « People haven’t balls, me neither » : «  Les gens n’ont pas de couilles, moi non plus . » Au dessus, un mur de porte-clés en forme de doigts dessinés et découpés (peut-être pour faire des « cœurs avec les doigts » amputés  ?). On pourra recoudre ces doigts si on le souhaite à ceux du tableau de Passieux qui ouvre l’exposition, pour demander : quels gestes, quel travail  ?

Avec la réapparition des thèmes médiévaux revient aussi le bestiaire, ce défilé d’animaux originellement destiné à l’édification du chrétien et à l’éloge de Dieu. Chez Arnaud et Bertrand Dezoteux, Stanislas Paruzel, Mili Pécherer et Liv Schulman, la figure animale se fait certes éloge de la création (sans majuscule) mais en se chargeant de préoccupations contemporaines.

On pense à Donna Haraway quand celle-ci note que « rien désormais ne justifie de manière convaincante la séparation de l’humain et de l’animal ». Et c’est un étrange bonheur. De Liv Schulman, prix Ricard 2018, ne sont exposés ici que des dessins, souvent mêlés à ceux de Bertrand Dezoteux : une pratique subalterne dans la hiérarchie des arts contemporains (Schulman est plutôt « officiellement » artiste vidéo et installationniste).

Ces dessins extraordinaires exhibent des formes animales dans des situations sexuelles qu’on dirait volontiers klossowskiennes. On pourra explorer plus avant l’univers de Schulman en regardant la bordélique série White yellow brown and dead (2020), projetée dans l’amphithéâtre de la Fondation le 5 juin. Le premier épisode est en ligne ici : on y découvre une permaculture un peu visqueuse destinée à changer la sexualité masculine.

Sinon, on peut aussi suivre le conseil de Mamilou à la fin d’Endymion : « C’est les bêtes qui font la réunion de tout ça, finalement, après, aussi… et voilà, ce n’est que ça… y a des moments où on préfère même passer par dessus les humains pour arriver aux bêtes… parce que ça au moins c’est… » Et un peu plus loin : « une soupe et puis un œuf… et de l’eau. De l’eau du robinet, sinon rien du tout. Et voilà, c’est tout mon chéri ! »

 « Le juste Prix », à voir à la fondation Pernod-Ricard jusqu’au 12 juin 2021. 


Éric Loret

Critique, Journaliste

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