Société

Que peut la littérature ? L’imagination des autres vies et le travail de « care »

Philosophe, Philosophe

Par sa capacité à se transporter dans une autre vie, la littérature peut être envisagée comme un réarmement continu de la vertu imaginative de « se mettre à la place de ». S’élabore alors une chaîne de soin, toujours précaire, mais dans laquelle se nichent autant le souci de soi que le souci des autres. Un conte de Noël, de Charles Dickens, et Un été sans les hommes, de l’écrivaine américaine Siri Hustvedt, sont deux exemples littéraires dans lesquels l’écriture fait jouer le « prendre soin » des autres.

La crise sanitaire qui se prolonge nous montre combien il est nécessaire de prendre soin les uns des autres et de défendre les activités dites de care. L’épreuve subie du confinement s’est imposée comme le Pharmakon moderne : à la fois remède à la propagation du virus et poison de l’isolement, elle a révélé la recréation permanente de frontières entre les un.e.s et les autres. Isolés, sommes-nous pour autant séparés ? En imagination, pouvons-nous nous reporter aux autres, à tous les autres ?

À défaut de fréquenter les salles de cinéma ou les théâtres pour se glisser dans d’autres vies, nous nous sommes emparés comme jamais des fictions. Est-ce là un hasard ? De quelle sorte d’expérience s’agit-il ? L’écriture fictionnelle, dans la littérature comme dans le cinéma, comme dans les séries, peut-elle se concevoir comme une expérience de pensée originale consistant à se mettre, par l’imagination, à la place des autres ?

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Nos vies sont tramées avec les autres vies : ainsi jusqu’où vont les autres, à l’intérieur de nous mais aussi à l’extérieur ? Si les personnages qui prennent forme dans la lecture ou dans la vision renvoient à des existences qui sont d’authentiques personnes (réelles ou fictives, peu importe), c’est parce qu’en retour les existences que nous sommes reprennent formes et contours à la faveur des personnages auxquels nous nous rapportons grâce à notre imagination.

La fiction appartient au monde qui est le nôtre ; elle est un mode d’existence pour Bruno Latour : « Dire que les êtres de fiction peuplent le monde, c’est dire qu’ils viennent à nous et qu’ils s’imposent, mais avec ceci de particulier qu’ils ont besoin néanmoins, comme Souriau l’avait si justement noté de notre sollicitude. Nous en formons, dit-il, le “polygone de sustentation” ! Leur statut propre, c’est que : “Le composé doit tenir tout seul”, comme disent Deleuze et Guattari. Mais si nous ne les reprenons pas, si nous ne les soignons pas, si nous ne les apprécions pas, ils risquent de disparaître pour de bon. »

À l’heure où les confinements successifs déréalisent les existences, les rendent spectrales, démultiplient les passions tristes, le recours à l’imagination est plus que jamais nécessaire pour concevoir un soin approprié des autres éloignés. Le travail de « care » est inconcevable sans un acte d’imagination par lequel une vie se transporte dans une autre vie. La littérature peut nous aider à le comprendre. C’est ce que ce texte voudrait suggérer.

Si l’on définit le care comme l’ensemble des activités par lesquelles nous prenons soin de l’autre vulnérable dans la mesure où nous imaginons que nous sommes cet autre ou que nous pourrions l’être, ce qui implique une circulation imaginative entre le care giver/pourvoyeur de soin et le care receiver/receveur de soin, alors la littérature peut, sous certaines conditions, valoir comme cette imagination de l’autre.

On peut se mettre ainsi dans les pas d’Adam Smith pour qui nous sympathisons avec autrui grâce à « un changement imaginaire de situation » (Théorie des sentiments moraux, p.45). Cette capacité de l’imagination à se placer dans la situation de l’autre vaut surtout face aux souffrances, aux misères que nous percevons. Imaginer ne revient pas à abolir sa place en se situant à la place de l’autre, c’est plutôt le pouvoir de se transporter dans le lieu de l’autre sans pour autant abolir sa propre place.

Quelles sont ces ressources imaginatives de la littérature comme pouvoir de se transporter à la place de l’autre, de vivre ou de revivre, en tant que lecteur ou lectrice, la vulnérabilité éprouvée par un personnage-personne?

La capacité imaginative de la littérature se présente d’abord comme capacité éprouvée par la lecture à se déplacer dans d’autres univers et ainsi à entrer dans la singularité d’un personnage-personne en éprouvant de l’intérieur sa propre vie. Elle se donne également et de façon sans doute plus radicale dans le texte-fiction comme capacité d’un personnage-personne à éprouver par l’imagination le vécu d’un autre personnage-personne, d’entrer en relation avec lui et plus encore de le soulager par cette mise en relation.

La première expérience renvoie à un « care » propre à la lecture tandis que la seconde fait apparaître le « care » comme registre interne à la fiction par lequel un personnage parvient à se transporter dans une autre vie. On peut nommer cette seconde expérience le care-fiction et nous affirmons que la littérature permet d’en comprendre la centralité expérientielle pour tout travail de « care » quel qu’il soit.

L’hypothèse qui est la nôtre est qu’il existe une vertu éthique propre à la fiction : la capacité littéraire d’un personnage à éprouver, par l’imagination, le vécu singulier d’un autre personnage confère à l’imagination un rôle central dans le souci des autres. Il en résulte un engendrement en cascade : la capacité imaginative d’un personnage à éprouver le vécu d’un autre que lui se prolonge dans la capacité du lecteur, de la lectrice de se mettre à la place d’autres sujets.

C’est ce réarmement continu de la vertu imaginative de « se mettre à la place de » qui semble particulièrement exemplaire dans l’acte littéraire. Le roman devient alors une authentique expérience de pensée, une « interprétation de la vie » selon Martha Nussbaum (La connaissance de l’amour) et acquiert une exemplarité éthique évidente car elle nous désenferme de nos solipsismes identitaires et nous offre un accès raisonné à d’autres existences que les nôtres.

Mais, qu’est-ce donc que se lire soi-même ? C’est largement se lire à travers les relations avec les autres.

Il semble bien alors que nous soyons doublement liés les uns aux autres ; par l’expérience d’une commune vulnérabilité dont nous éprouvons aujourd’hui combien elle nous traverse et redéfinit notre commun ; mais aussi par l’expérience d’un pouvoir de l’imagination d’entrer dans d’autres vies que la sienne et ainsi de communiquer à même les vécus de vulnérabilité singuliers qui séparent les uns des autres, en raison des différents biais de classe, de genre et de race qui nous constituent comme sujets sociaux.

Dans un article intitulé « L’importance d’être humain », paru en langue anglaise en 1991, la philosophe américaine Cora Diamond a particulièrement réfléchi sur les vertus imaginatives de la littérature et sur la capacité qu’elle offre de nous mettre à la place d’une personne à partir de la capacité d’un personnage de se mettre à la place d’autres personnages.

Ce pouvoir d’empathie est testé par Cora Diamond à l’occasion d’une lecture d’Un conte de Noël de Dickens et de notre capacité à nous identifier à l’horrible Mr Scrooge. L’imagination est ici pensée comme une capacité de se mettre à la place de l’autre et d’en tirer les conséquences pour nos propres actes. Si tel est le cas, alors la littérature, qui est l’imagination des vies possibles, apparaît comme dotée de qualités éthiques évidentes.

Dans Un conte de Noël, Dickens est intéressé par le « rôle de l’imagination dans le changement du cœur de Scrooge » (Diamond). La question philosophique du changement surgit dans le conte de façon centrale : Scrooge, personnage horrible, indifférent aux malheurs des autres, refusant de leur venir en aide, avare au point de ne pas se laisser inviter le soir de Noël par son neveu pour ne pas avoir à emmener le moindre cadeau, peut-il changer de vie ? Et comment ce désir de changement de vie est-il présenté par Dickens ?

Dickens rapporte l’histoire d’un désir de conversion à la vie bonne du mauvais Scrooge qui n’a pas la moindre once de bonté, de charité ou de bienveillance. Il exploite son employé Bob Cratchit, déteste Noël, refuse l’invitation de son neveu, renvoie deux hommes venus solliciter un don pour une distribution de nourriture et de charbon à des pauvres : il est l’archétype du mal. Quand il rentre chez lui le soir de Noël, il est soudainement confronté à l’apparition d’un fantôme qui a les traits de Jacob Marley, son associé, qui est mort sept ans avant.

Dickens nous le présente alors durant la nuit de Noël, successivement hanté par trois esprits qui lui montrent tout le mal qu’il a fait autour de lui en le forçant à revivre les malheurs des gens qui ont vécu près de lui et dont il a été la cause afin de lui proposer de s’amender, de changer, de devenir quelqu’un de bien. « Esprit, s’écria-t-il en se cramponnant à sa robe, écoutez-moi ! je ne suis plus l’homme que j’étais ; je ne serai plus l’homme que j’aurais été si je n’avais pas eu le bonheur de vous connaître. Pourquoi me montrer toutes ces choses, s’il n’y a plus aucun espoir pour moi ? Pour la première fois, la main parut faire un mouvement – Bon esprit, poursuivit Scrooge toujours prosterné à ses pieds, la face contre terre, vous intercéderez pour moi, vous aurez pitié de moi. Assurez-moi que je puis encore changer ces images que vous m’avez montrées, en changeant de vie. »

L’écriture de Dickens selon Cora Diamond consiste à nous faire entrer par l’imagination dans la compréhension du « remords » de Scrooge. Plus fondamentalement, la littérature nous aide à imaginer ce qu’est une vie pleinement humaine. Cora Diamond parle de « l’élaboration imaginative de ce qu’est “avoir une vie humaine” » : Scrooge, au début du récit, lorsqu’on lui parle des gens dans la misère alors que d’autres vivent dans la richesse, pense que ce sont les pauvres qui sont responsables de leur misère. Il ne sympathise pas. Il ne fait donc littéralement preuve d’aucune imagination pour entrer dans les vies des pauvres.

Scrooge change effectivement dès lors qu’il imagine les souffrances des autres, qu’il peut se projeter dans des vies vulnérables.

Les romans de Dickens, explique Cora Diamond, « font partie d’une littérature d’imagination qui nous aide à saisir les genres de souffrances qu’endurent ceux auxquels nous ne prêtions auparavant aucune attention » (p. 70). Diamond parle du « diagnostic imaginatif de l’âme par Dickens » (p. 73).

Cette lecture est très intéressante car Scrooge change effectivement dès lors qu’il imagine les souffrances des autres, qu’il peut se projeter dans des vies vulnérables. La conversion à soi passe par l’imagination des vies autres que la sienne. Mener une bonne vie suppose dès lors d’imaginer les autres vies que les siennes, de se soucier d’elles, en particulier de celles qui réclament soutien ou attention.

On peut, à partir de ces remarques de portée générales induites de la lecture de Cora Diamond, se demander dans quelle mesure l’écriture littéraire n’offre pas un type de care particulier, ou une modalité propre au care, l’imagination des autres vies comme soin pris à ces autres vies.

Cela suppose, si tel est le cas, que l’écriture ne soit pas seulement le véhicule imaginatif d’un souci des autres mais qu’elle s’expérimente, en tant qu’écriture, comme la formulation d’un souci de soi en rapport au souci des autres, d’une relation aux autres qui engage son propre soi jusqu’à pouvoir le transformer.

L’écriture n’est-elle pas redevable d’une forme de vie qui est une forme d’expérience à soi sur le mode de l’intensification de soi, indissolublement liée au souci d’autres vies ? Siri Hustvedt, dans The Summer without Men, paru en 2011 et traduit en français la même année, interroge l’écriture sous toutes ses formes comme instance de transformation des existences. Elle évoque une poétesse arrivée à un moment difficile de sa vie car son mari, neuroscientifique de renom, la quitte brusquement pour une femme plus jeune qu’elle (qu’elle ne peut d’ailleurs nommer que la Pause, terme qui pose un caractère provisoire et non sérieux de cette nouvelle relation).

En pleine dépression, elle décide de quitter New York pour se réfugier auprès de sa mère, ou plutôt à côté de sa mère (qui loge dans une maison de retraite dans le Minnesota). Elle donne alors des cours de poésie à sept jeunes adolescentes chez lesquelles elle observe les rivalités, les sentiments, les passions et ce que la poésie produit en elles. Elle se lie aussi d’amitié avec une jeune mère délaissée par un mari colérique et instable. Tous ces portraits de femmes dans ce livre dont les hommes sont absents (partis avec d’autres femmes, morts, invivables, etc.) créent une occasion unique pour Mia l’héroïne à ce moment de sa vie : se lire elle-même à travers les âges de sa vie représentés par les nombreuses femmes qu’elle côtoie à ce tournant douloureux de son existence.

Mais, qu’est-ce donc que se lire soi-même ? C’est largement se lire à travers les relations avec les autres, les rencontres, et inaugurer à partir de la présence des autres un rapport à soi, un souci de soi. Ce « self care » se formule grâce à l’imagination des autres vies auxquelles elle est confrontée par les liens d’écriture.

L’imagination des vies autres est d’abord l’imagination de la vie de sa mère. En partant dans le Minnesota, dans le lieu où réside sa mère, en retrouvant la maison qu’elle a habitée pendant son enfance, en se rapportant aux souvenirs de son enfance, mais aussi en étant confrontée à un vécu de sa mère ignoré par elle, elle se déplace mentalement dans cette vie proche et peut ainsi reconsidérer sa propre vie. Comme si la possibilité de se reconstruire et de prendre soin à soi-même passait par l’exploration non seulement de sa vie passée, de toute sa vie passée et pas seulement de sa vie commune avec ce mari parti avec une autre, mais de la vie de cette autre femme qu’est sa mère :

« La maison de la famille d’époque victorienne, au coin de Moon Street, où mes parents avaient habité quarante années durant, avec ses salons spacieux et son labyrinthe de chambres à coucher à l’étage, avait été vendue après la mort de mon père et, quand je passais devant, le chagrin de l’avoir perdue m’affligeait autant que si j’avais été encore une enfant incapable de comprendre que quelque parvenu occupe ces lieux familiers. Mais c’était en ma mère elle-même que je me sentais à la maison. » (Un été sans les hommes)

Maison a une première signification domestique ; elle est liée indissociablement à celle de sa mère, et peut-être à l’assignation des femmes à cet espace qui rend difficile le souci de soi, tant les femmes, en tant que mères, sont sacrifiées en étant réduites à cet espace qui ne leur est le plus souvent dévolu que pour le bien-être du mari et des enfants. Encore ce sacrifice d’un impossible souci de soi est-il lié à la nécessité qui presse les femmes de se soucier des autres.

Comment faire alors une lecture de soi si cette lecture est toujours redevable de ce que sont les femmes (mères-filles-maison) dans une histoire qui les réduit à leur genre ?

Rappeler le lien historique des femmes à la maison, c’est en même temps, évoquer la place du « prendre soin » de la famille dans la vie des femmes. La maison est alors le lieu par excellence où se pratique le souci des autres dont les femmes ont la charge (le mari, les enfants, les parents très âgés). Comment les femmes dont l’histoire des formes de vie est structurée par le souci des autres peuvent-elles dès lors cultiver un souci de soi autonome ?

Mais « maison » prend une seconde signification dans la phrase : « C’était dans ma mère elle-même que je me sentais à la maison. » Cette phrase accomplit un déplacement : la mère n’est pas seulement la personne tout entière invisibilisée par la tâche de se soucier des autres. Elle est l’ultime lieu vers lequel se déplacer mentalement, en imagination, pour préserver un sentiment de soi. Quand la poétesse, abandonnée par son mari qu’elle aime encore, se lie en imagination à sa mère, elle peut alors renouer avec l’écriture et se préoccuper des jeunes filles qu’elle s’efforce de faire écrire dans un atelier d’écriture.

L’écriture, par la capacité d’imaginer des vies autres de femmes et de se mettre en rapport avec elles, induit l’expérimentation d’une sororité.

L’imagination des vies autres, grâce à l’écriture (au double sens de l’écriture des jeunes adolescentes dans le cadre de l’atelier d’écriture conduit par la poétesse mais aussi de l’écriture du roman Un été sans les hommes), induit la force des liens de genre qui réunissent mentalement les filles à leurs mères (la poétesse se soucie de sa mère comme sa fille se soucie d’elle) mais aussi la fille à ces filles adolescentes.

L’imagination des vies autres que la sienne, celle de sa mère mais aussi celles de ces jeunes adolescentes inconnues, toutes « border line » d’un point de vue social, offre à Mia la possibilité de déplacements successifs grâce auxquels la violence de l’événement traumatique initial, le départ de son mari avec une autre, est interrompue et transmutée en réactualisation d’un souci de soi, d’un soin pris à soi-même en tant qu’écrivaine.

La question de la possibilité d’un soin attaché à soi-même en tant qu’écrivaine est donc dépendante de la capacité d’imaginer d’autres vies que la sienne et c’est précisément cette « capacité imaginative » pour reprendre l’expression de Cora Diamond qui connecte le souci de soi au souci des autres, et ce au sein même des frontières de genre qui traversent les différentes formulations du souci de soi en lien avec le souci des autres.

Ainsi, à la question de savoir quelle forme le souci de soi peut-il prendre dans l’écriture littéraire, le roman de Siri Husvedt suggère que l’écriture, par la capacité d’imaginer des vies autres de femmes et de se mettre en rapport avec elles, induit l’expérimentation d’une sororité, d’une communauté de femmes, sous la forme d’un soin mutuel rendu possible par la circulation de l’écriture d’une femme à une autre (dans le cadre de l’atelier).

L’écriture ne fonctionne pas tant comme une propriété à concéder à une autre personne qu’un opérateur de la circulation de cette sororité. En imposant à chacune, à commencer par Mia, la nécessité de se rapporter à soi, l’écriture apparaît comme un « prendre soin » de soi-même affranchi du souci des autres : elle interrompt ainsi la relation constitutive de l’assignation des femmes aux tâches de soin, souci de soi/souci des autres en même temps qu’elle révèle, par-delà ces assignations, la possibilité de la libre appartenance, par l’écriture, à une communauté de femmes dont les liens se voient précisément révélés par cet acte d’imagination qu’est la mise en écriture d’une vie.

Le souci de soi peut-il être connecté à la littérature, à une littérature écrite par des femmes dont l’histoire les associe au souci des autres ? C’est bien ce que met en avant le livre de Siri Hustvedt : le « prendre soin » de soi-même dans l’intensification de formes de vie où l’écriture est une technique de soi privilégiée et l’oubli du seul « prendre soin » des autres (jusqu’au sacrifice de soi), la plupart des femmes du livre, attentionnées à leurs maris, à leurs enfants, à leurs proches, s’étant retrouvées seules.

Dans cette perspective, le groupe d’adolescentes que Mia exerce à la poésie (par le biais d’exercices d’écriture et de lecture de poètes) a ceci de spécifique que ces jeunes filles ne sont pas encore déportées du côté du souci des autres ; elles se soucient avant tout d’elles-mêmes par une sorte d’exacerbation de la relation à soi (parfois narcissique, parfois non), nouée notamment dans le rapport inquiet à la sexualité : rapport à soi que la poésie s’emploie à susciter, engendrer, instaurer pour le préserver (peut-être par avance) de sa colonisation par le souci des autres qu’impliquera plus tard la vocation sociale d’être femme.

La poétesse Mia s’emploie à faire émerger un tel souci de soi par l’écriture, à susciter dans ces autres vies une relation critique à soi par la remise en question des opinions de la foule, des connaissances acquises par les autres.

La place qu’occupe Mia dans ce dispositif qu’est l’atelier d’écriture est intéressante. Cela tient à la fois de la relation pédagogique, des cours de poésie et d’exercice d’écriture donnés par elle en même temps que ses affects sont très présents et s’expriment sur leurs absences, leurs humeurs. Ce à quoi assiste la lectrice ou le lecteur, c’est en somme à un ensemble de pratiques d’écriture qui tentent d’exprimer le moi profond des adolescentes sous la forme de poèmes, de simples phrases griffonnées et retrouvées sans signature ou avec signature, de lettres, etc. « Afin d’effleurer leurs mondes intérieurs, ces mondes que je devinais aussi distincts que leurs histoires, nous commençâmes à travailler à des poèmes sur le moi secret. » (p. 64)

Les adolescentes, en travaillant à dévoiler ce moi, renvoient dès lors Mia à la nécessité de se soucier d’elle-même, de revenir à elle par le biais de la poésie (et de la création). Le déplacement dans l’imagination des vies autres de ces jeunes adolescentes sous la forme d’un souci attaché à ces vies pour qu’elles se soucient d’elles-mêmes est suscité par l’écriture et fait retour par le désir d’écriture à la réémergence d’un soin apporté à soi-même par la poétesse.

Mia est une femme mûre assombrie par la séparation avec son mari, préoccupée par sa fille dont elle veut continuer de s’occuper et à laquelle elle voudrait ne pas montrer la fêlure béante de sa vie. Elle doit rebâtir le fil perdu de la relation à soi, pour pouvoir tout simplement écrire en son nom, ce qui suppose, sans prétention, de faire de la littérature une expérience de soi et pas seulement une expérience de langage.

Une chaîne de soin se met en place. Les adolescentes prennent soin d’elles par l’écriture, elles vivent, inventent des histoires et s’inventent elles-mêmes. La poétesse prend soin des adolescentes en veillant à ce qu’elles écrivent, elle est le dispositif de soin sans lequel tout s’effondre. Les adolescentes prennent soin de Mia en l’autorisant à nouveau à se soucier d’elle-même. Mais cette chaîne de soin est précaire.

Que nous révèle la littérature ? Qu’il n’existe pas de « prendre soin » des autres sans l’imagination d’une autre vie. Cette imagination d’une autre vie est à la fois ce que l’écriture fait jouer à travers Scrooge pour Dickens et les jeunes filles du Minnesota pour Hustvedt ; elle est aussi l’ensemble des chemins vers les autres suggérés au lecteur et à la lectrice.

La littérature, en ce sens, exacerbe les potentialités imaginatives d’un « care » des autres en révélant combien le « care » ne peut exister qu’attaché à la capacité imaginative de se transporter dans une autre vie. La littérature est alors un concernement éthique des vies autres qui ne sont autres que pour autant que nous ne nous transportons pas en elles et refusons de les comprendre depuis une commune vulnérabilité. Si l’écriture travaille à nous apprendre le nécessaire souci des autres, elle travaille aussi à nous apprendre le souci de soi quand il fait défaut. L’écriture est souci.

 


 

Fabienne Brugère

Philosophe, Professeure à l'université Paris 8

Guillaume Le Blanc

Philosophe, Professeur à l'Université de Paris-Diderot

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