Séries

Le rythme des urgences – sur Hippocrate saison 2 de Thomas Lilti

Critique Littéraire

Trois ans après la première saison et ayant entretemps enfilé à nouveau sa blouse pour participer à l’ « effort de guerre », Thomas Lilti retourne derrière la caméra – et il y excelle. Inutile de situer l’action au cœur du pic de Covid-19 pour témoigner de l’épuisement des soignants : nous retrouvons les quatre mousquetaires en février 2020, dansant d’épuisement au bord du gouffre encore plus profond dans lequel l’hôpital est sur le point de tomber.

Qui choisir parmi ces quatre estropiés ? En entamant la saison 2 d’Hippocrate, le spectateur pense aux réanimateurs ou aux urgentistes sommés de trier les patients. Élire un personnage parmi ce quatuor serait une torture. Heureusement, nous ne sommes pas médecins, gardons-les tous.

Thomas Lilti avait réussi la première saison, il excelle dans la suite grâce une idée de génie – à vrai dire, cet ancien médecin déborde d’idées géniales et de talent : il transforme ces trois mousquetaires, qui sont quatre, bien entendu, en hors-la-loi penauds.

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L’un après l’autre, quelques secondes après le générique, nos héros reprennent du service à la manière de flics ripoux et lessivés. Après tout, policiers et médecins partagent certains privilèges : ils sont exténués, ils manient des instruments que le commun des mortels ne sait pas utiliser (et dieu sait si la technique est omniprésente dans Hippocrate) ; ils ont pour devoir de sauver des vies, même les vies de ceux qui les répugnent ; enfin ils disposent d’un pouvoir dont parfois ils abusent.

Hugo, Alyson, Chloé et Arben sont quatre losers devenus solidaires par la force des choses, sous l’effet de leurs mensonges et de leur solitude. Ils vont par deux : Alyson et Hugo sont les moins expérimentés et ils ont couché ensemble ; Chloé et Arben sont de remarquables médecins, des radars, peu enclins à se mélanger à la foule.

Hugo est empathique et très attachant, Alyson devient ambitieuse ; Chloé qui était odieuse en rabat sur ses exigences envers elle-même et les autres ; Arben est un homme bon mais il a un défaut, que le chef des urgences, un nouveau venu de cette saison, souligne cruellement : il détecte chez les patients des maladies graves pour lesquelles ils n’étaient pas venus consulter. Arben, oiseau de malheur.

Les quatre magistraux personnages commettent des bavures ou pire, des erreurs fatales. Elles sont inhérentes à leur profession et à l’état de l’hôpital. Celui-ci a les défauts de ses qualités : merveilleusement équipé et riche de compétences humaines, il déborde. Thomas Lilti ne change pas une équipe qui gagne, ni une atmosphère qui a fait ses preuves : la deuxième saison est sombre et roule en surrégime, au bord de la crise de nerfs. Les seules éclaircies sont dues à la neige, qui tombe.

Nous sommes en février 2020, quelques semaines avant la panique causée par la pandémie. Certains personnages fument trop, il est évident qu’ils puent puisque le temps leur manque pour tout, y compris pour se laver. Éros et Thanatos ornent toujours les murs de la cantine de l’hôpital ; le sexe et la mort pénètrent les malades et les soignants.

Le temps presse à chaque plan d’Hippocrate comme si Thomas Lilti avait le rythme des urgences dans la peau. Le réalisateur imagine une inondation gigantesque à l’hôpital Poincaré de Garches, afin que le service de médecine interne, envahi par une eau mêlée de sang, déménage aux urgences en quatrième vitesse. Si bien que les urgences deviennent, à travers cette astuce scénaristique, le décor principal de la nouvelle saison et de ses drames.

Nos quatre personnages remontent en selle comme estropiés par les erreurs qu’ils ont commises. Certes, leur hiérarchie, incarnée par une Géraldine Nakache à la voix cassé et au ton cash, a passé l’éponge. Mais ils ont intérêt à faire profil bas. Surtout Arben, qui a travaillé sans avoir validé son diplôme en Albanie. Il revient littéralement par la porte de derrière, dans le rôle et la tenue d’un secouriste. Il a grossi, sa blouse n’arrive pas à contenir sur son ventre, Thomas Lilti a de l’humour. La façon dont le réalisateur place une référence à la chloroquine en est une preuve supplémentaire. Attention, il s’agit d’humour noir.

Donc Arben a menti mais, remarquez, Chloé, dans le genre truand, n’est pas mal non plus. Elle a dissimulé son arrêt maladie à la fin de la saison précédente. Elle a trop travaillé, son cœur a lâché et elle a perdu l’usage d’une main. Adieu, la réanimation, le service qui lui tendait les bras mais qui nécessite une santé de fer. Hugo a menti sur le dos d’une patiente qui en était à sa sixième tentative de suicide, et Alyson a eu un geste fatal, un petit oubli de rien du tout, qui a néanmoins coûté la vie à cette même jeune fille suicidaire, sur laquelle décidément le sort s’est acharné.

Hippocrate est française dans son humour, dans sa vision de ce monde social, dans son tableau des relations complexes entre les êtres.

Les revoici, les revoilà. Mais avant qu’ils ne reviennent, Thomas Lilti ouvre le bal après le générique en zoomant sur un nouveau personnage. Il s’appelle Igor Jurozak, il est interprété par Théo Navarro-Mussy, un comédien de théâtre. Il ressemble à un nounours à la mine chiffonnée. Thomas Lilti a également un don pour le casting. Interne aux urgences, Igor devient le symbole de cette nouvelle saison et le symbole de l’hôpital qui prend l’eau – pour vous dire à quel point cela se termine mal pour ce garçon.

Lorsque vous arriverez à la fin de la saison 2, nostalgiques du soir où vous l’entamiez, peut-être irez-vous chercher sur une plateforme la chanson préférée d’Igor. Elle s’intitule Femme Like U, elle date de 2004 et elle est signée K.Maro. On l’entend dans l’épisode six. Pour vous replonger dans l’ambiance de la série, vous l’écouterez en boucle. Elle dit notamment ceci :
« Donne-moi ton cœur, baby
ton corps, baby […]
Quand tu chantes, j’oublie
J’ai plus le moindre souci
J’ai le mal qui fuit. »

Vous reverrez Igor, si sympathique et si nerveux après avoir lui aussi commis une erreur, se précipiter sur le dance floor improvisé dans le réfectoire crasseux de l’hôpital. Il chante et danse pour chasser la fatigue. Cette chanson, c’est la sienne, il le dit à Hugo. Il ne peut pas la rater.

En face de lui se déchaine une interne, une petite femme espiègle. Elle aussi se débarrasse sur la piste de l’excitation qu’elle a accumulée à force d’épuisement. Au second plan apparaît une vielle connaissance du spectateur, l’interne au look gothique du service de néonatalogie, une autre idée de génie de Thomas Lilti. Faut-il que le réalisateur ait fréquenté un tel interne pour l’avoir mis dans sa série ? Ce rebelle androgyne et longiligne aux cheveux teints en noir corbeau a choisi de se consacrer aux nourrissons prématurés qui exigent une douceur exceptionnelle.

D’autres silhouettes qui se déhanchent nous sont familières. Le sceptre doré, trophée remis à l’économe de la cantine (Hugo) et terminé par une verge, se balade de main en main. Vous vous souviendrez du regard que pose Hugo sur Igor en train de danser. Hugo devine que la fête masque la catastrophe. Le mal ne fuit pas Igor, il le ronge.

Magistrale, plus haletante encore que la première saison, celle-ci fait a priori l’impasse sur la vie privée des personnages, mais entre les lignes, les huit épisodes sont bavards. Thomas Lilti allume l’imagination du spectateur, qui peut élaborer un profil psychologique de chaque personnage, se tromper, changer d’avis le lendemain.

L’un de ceux qui met le feu aux poudres est un nouveau venu, le chef des urgences, Olivier Brun. Il est colérique, marginal, injuste, tatoué, tendre avec un lapin qu’il cache dans une petite pièce (oui, un lapin) et brutal avec les humains. Il est détestable et épatant, il est joué par le comédien belge Bouli Lanners. À cause de lui, Igor bascule.

Bien qu’elle s’inscrive dans un genre, celui de la série médicale et plus particulièrement hospitalière, Hippocrate invente des codes. Elle est française dans son humour, dans sa vision de ce monde social, dans son tableau des relations complexes entre les êtres.

L’épisode huit, le dernier, se déroule alors que l’épidémie de Covid-19 s’installe et explose encore davantage l’hôpital. Une scène montre Hugo, pendant ce temps, en remplacement dans un cabinet de ville. Il était le moins doué des quatre mousquetaires. Habillé d’un costume et non plus d’une blouse, il s’ennuie et ne tarde pas à revenir à l’hôpital. Comme tous les personnages d’Hippocrate, il est pressé.

Interrogé sur la possibilité d’écrire une troisième saison, Thomas Lilti a répondu que ce serait aux spectateurs de décider. Il semble que ce soit reparti pour un troisième tour.

 

Hippocrate saison 2, série crée et réalisée par Thomas Lilti.
Avec Louise Bourgoin, Karim Leklou, Alice Belaïdi, Zacharie Chasseriaud (France, 2018-2020, huit épisodes, 50 minutes). Diffusée sur Canal + à partir du 5 avril, elle est désormais disponible en intégralité sur MyCanal.

 


Virginie Bloch-Lainé

Critique Littéraire

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