Écologie

Le mal de terre : lutte géosociale à Porquerolles

Sociologue

Derrière son vernis enchanteur, l’île de Porquerolles, joyau de la Méditerranée, se meurt. L’insularité parfaite n’est plus que le décor en carton-pâte de nos fuites : partout notre présence au monde implique la confiscation de territoires. Seule la négociation continue et discontinue de cette présence-là nous permettra de survivre, de mettre le cap sur la terre, une terre réellement habitée, que nous ne nous contenterons pas de survoler. Un texte commandé par AOC dans le cadre du cycle Planétarium du Centre Pompidou.

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Cela ne s’arrête jamais. Les problèmes ne me laissent jamais tranquille. Ils me suivent quand je lis le journal, dégoulinent sur mes épaules quand je me douche, remplissent mon panier quand je fais mes courses. Ils me suivent jusque dans mes rêves.

Lorsque, allongé dans mon appartement, je tente de m’endormir malgré la canicule, je sais que le ventilateur, sans lequel le sommeil ne sera pas possible, fait exploser ma consommation d’énergie. Le jour, alors que je me mets au travail, je sais que la chose que j’ai toujours souhaitée – mon nom sur un livre imprimé – contribue à la déforestation. Comment rêver la nuit quand sa dernière pensée consciente est un vertige moral sur ce qui rend le sommeil possible ? Comment rêver le jour dès lors que la chose même qui fait que vous vous leviez le matin vous rend complice de la catastrophe ?

Les problèmes suivent chacun de mes pas ; non, ils sont mes empreintes. Alors, je pars en vacances pour déconnecter. Je veux me déconnecter des traces que mon existence laisse derrière elle, me détacher de ses conséquences matérielles. Je voudrais être une île ! Alors, c’est sur une île que je m’échappe.

Une île n’est pas une île

Je fuis vers l’île de Porquerolles, célèbre pour ses eaux bleues cristallines, sa flore, faune et paysages paradisiaques, lieu où mon ami Victor me propose une semaine d’hébergement sur son vieux voilier familial en bois, le Timia. L’île parfaite, l’isolement parfait, l’évasion parfaite. Du moins, c’est ce que je pensais. À peine un jour après mon arrivée, je croise une vieille femme visiblement désespérée qui me rappelle qu’aujourd’hui même une île n’est pas un lieu isolé : « Ne pouvez-vous pas trouver un autre endroit où aller ? J’ai marché toute la matinée, mais je ne trouve pas d’endroit où me reposer. J’ai vécu sur l’île toute ma vie, mais il n’y a pas de place pour moi. Il n’y a pas un seul mètre de plage pour moi. Je suis née ici – je suis porquerollaise – mais je ne sais pas où aller. »

Elle fait partie des quelques centaines de résidents permanents de l’île. C’est son territoire, sa terre et son identité. Quant à moi, je suis l’une des 10 000 à 13 000 personnes qui, chaque jour de la période estivale, débarquent du continent pour visiter l’île. Je lui confisque son territoire.

Et si je le lui confisque, c’est que le nombre croissant de touristes sur l’île participe des processus géodynamiques qui, avec la montée du niveau de la mer, la réduction de l’apport en sédiments et le développement humain, menacent d’éroder le littoral de Porquerolles. L’île disparaît sous nos pieds – en tant que rêve et territoire.

Je commence à gravir une colline, voulant échapper à moi-même, à cette femme, à la mer qui monte et la côte qui s’érode. Je veux retourner au port où se trouve le bateau, mais à une dizaine de mètres, le long du bord de la falaise, mon chemin s’arrête brusquement. Comme tant d’autres grandes étendues sur cette île, cette zone est fermée au passage en raison du risque d’incendies de forêt, une menace due aux vents forts et à la végétation sèche, deux phénomènes intensifiés par la hausse des températures liée au changement climatique.

Je me retourne et observe la mer. Mon regard va des côtes du continent en face à la vieille femme qui se lamente en contrebas de la falaise. Je sais que son histoire est plus compliquée que ça : en tant que rare résidente permanente de l’île, ses conditions économiques d’existence dépendent probablement de ma présence et du tourisme qui justement lui confisquent ses terres.

Soudain, je ne sais plus où je suis, je perds tout sens de l’orientation. Coincé entre mer et terre, l’eau et le feu, j’en perds littéralement la boussole. Je décide de franchir quand même les barrières, mais à peine quelques pas plus loin, un homme m’interpelle depuis la zone protégée. Je suis perdu, je ne sais pas où je vais, lui dis-je. Il propose de m’aider à retrouver le chemin du bateau.

La colonisation de l’eau

Cela fait une quinzaine d’années que Laurent réside sur l’île. Balayeur municipal, il nettoie les rues, ruelles et parcs de Porquerolles. Il connaît le paysage mieux que quiconque, me dit-il. Il pourra, j’espère, m’aider à retrouver mon sens de l’orientation. Sur les sentiers de l’île, il me guide à travers l’infrastructure géosociale du territoire.

Il fait un grand geste vers la mer et m’explique comment l’élévation du niveau des eaux, en érodant le littoral, est en train de mettre à mal la source d’eau naturelle de l’île, menaçant de contaminer l’eau potable de Porquerolles. Sur l’île, l’eau est déjà une ressource rare. Plusieurs fois par jour, un bateau en provenance du continent vient approvisionner l’île en eau. Or, un jour de juillet, toutes les réserves furent épuisées : l’effet de la canicule et des touristes venus en nombre. Il n’y avait plus une goutte d’eau potable sur l’île.

Mais la colonisation de l’eau de Porquerolles ne s’arrête pas là. Lorsque nous sortons de la zone protégée, nous nous retrouvons soudain entourés d’une foule qui se rend à la plage. Laurent m’explique alors que les innombrables bateaux qui accostent chaque jour dans le port, la plupart chargés de touristes, contaminent la mer et l’eau du port, en détruisent la biodiversité et les écosystèmes. Et si la pêche autour de l’île est protégée, les poissons ne sont pas pour autant revenus. Un panneau indique aux touristes qu’ils se rendent à la plage d’Argent… rebaptisée plage Staphylo par les locaux, tant l’activité bactérienne qui règne dans les eaux de baignade à la haute saison est élevée.

Ceci est sa terre, son territoire, son eau. Je les lui confisque.

Les problèmes ne disparaissent jamais.

Le mal de terre

Laurent me guide donc jusqu’au café Côté Port, en face des mouillages les plus exclusifs. Depuis plusieurs dizaines d’années, l’île attire l’élite politique, économique et culturelle de la France : Emmanuel Macron s’est rendu dans sa résidence d’été présidentielle située non loin de là en août dernier, tandis qu’au même moment le milliardaire de LVMH, Bernard Arnault, amarrait son yacht de luxe de 100 mètres de long ici dans le port. Au café, à la table à côté de la mienne, l’écrivaine Delphine de Vigan lit un livre. Pareto, Marx, Bourdieu ne sont pas morts en vain, mais aucun d’entre eux n’offre le vocabulaire nécessaire pour articuler la lutte géosociale pour le territoire, la lutte qui se déroule sur l’île.

Je manque moi-même de mots pour dire et comprendre ce qui se passe. À quelques pas du café, un curé est assis sur un banc : il porte un chapeau et des lunettes de soleil, il mange une glace et joue avec son iPhone. Peut-être télécharge-t-il quelque chose dans le Cloud, me dis-je – cette nouvelle sphère immatérielle et spirituelle –, alors que jamais je ne me suis senti aussi loin de Dieu. La question existentielle a changé de forme : de question sur ce que signifie l’existence des entités, elle s’est transformée en question sur ce qui permet (ou ne permet pas) aux entités d’exister.

Laurent parti, je perds à nouveau très vite le sens de l’orientation. La côte s’érode, l’eau s’épuise, les poissons ont disparu et les forêts brûlent. Deux autres bateaux entrent dans le port et déversent leur cargaison de touristes, qui tous participent, comme moi, à la disparition de l’île. Je sais qu’elle est en train de disparaître, mais cela se passe à un rythme si lent qu’il est impossible de le voir, du moins directement. Je dis à Victor qu’il me semble que la terre bouge sous mes pieds. Il sourit, et m’explique que c’est un phénomène bien connu des marins : je souffre du mal de terre. Il a raison.

Être avec les problèmes

De retour sur notre embarcation, Victor déroule les voiles, étudie les conditions météo, vérifie les instruments. Alors que nous sortons du port, portés par les vents, je reprends enfin pied, car le bateau tangue. Ici, je sens les vagues, je vois les dangers qui m’entourent, je fais l’expérience directe du vent et de l’eau qui menacent de me jeter par-dessus bord – le vent et l’eau dont je dois considérer attentivement les comportements changeants si je ne veux pas m’écraser contre un rocher ou me retrouver à l’eau, couler et me noyer. Je suis avec les problèmes.

Attention, survivre sur le bateau ne consiste pas à « maîtriser la nature environnante », et encore moins à « progresser » dans sa direction, à aller dans son sens – ce serait l’assurance d’une mort certaine, car nous nous écraserions rapidement contre une falaise ou serions laminés par une vague latérale.

C’est plutôt la négociation continue et discontinue d’un large éventail d’entités qui nous permettra de survivre : la forme du bateau, ses instruments, les connaissances de Victor mêlées à sa curiosité, son attention et son imagination, ses mains sur le gouvernail et l’écoute de la voile, les vents changeants, les vagues, la profondeur de la mer… Comme le dit Grian, du groupe Fontaines D.C., l’essentiel pourrait être que la pluie change de direction. Tout cela est un processus au cours duquel nous devons négocier avec des éléments et des entités inopinés qui nous déplacent, avec lesquels nous devrons apprendre à nous déplacer si nous ne voulons pas que notre voyage tourne à la tragédie.

Si nous acquérons de telles compétences diplomatiques, le Timia pourra peut-être traverser sans encombre les problèmes récurrents, la tempête qui, nous le savons, se profile à l’horizon et dont nous sentons déjà les premiers souffles. De l’autre côté, un autre port nous attend, un autre pays, une autre terre. Terre ! Terre à l’horizon ! Oui, mais cette fois, c’est une terre que nous habitons réellement, que nous ne nous contentons pas de survoler. Une terre qui, si elle n’est pas un rêve, nous permet à nouveau de rêver.

Traduit de l’anglais par Hélène Borraz

Ce texte, commandé par AOC, est publié en écho au cycle Planétarium proposé par le Centre Pompidou et qui convie, chaque mois, chercheurs et artistes à dresser une nouvelle carte du monde en explorant les mutations de l’espace planétaire.


 

Nikolaj Schultz

Sociologue, Doctorant

Rayonnages

Écologie

Mots-clés

Eau

Notes