Musique

Un Requiem républicain au Panthéon – sur In nomine lucis de Pascal Dusapin

Musicologue

Présentée à l’occasion de la panthéonisation de Maurice Genevoix en novembre dernier, l’installation musicale In nomine lucis – « Au nom de la lumière » – de Pascal Dusapin a été pérennisée dans les espaces du Panthéon. Cette forme sonore du sublime d’État, « Requiem » voulu par le compositeur, dégage une conception particulière de la République et de « sa » lumière.

Avec la réouverture des monuments et des musées, il est désormais possible de découvrir dans l’enceinte du Panthéon l’installation musicale In nomine lucis, « Au nom de la lumière », de Pascal Dusapin. Diffusée à intervalles réguliers par des haut-parleurs pilotés par un système de spatialisation sophistiqué, il s’agit d’une œuvre double : tantôt un chœur mixte chante en latin des phrases de l’Ecclésiaste, de L’Énéide de Virgile, et une inscription funéraire romaine ; tantôt un acteur et une actrice disent les noms de personnes disparues dans la Grande Guerre. Les moments musicaux résultent de fragments enregistrés par le chœur accentus, et combinés comme une sorte de Rubik’s kub, selon l’expression de Dusapin, qui dit avoir voulu « faire chanter les pierres du Panthéon ».

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C’est une musique d’État d’un nouveau genre, moins un morceau pour une salle de concert qu’une atmosphère acoustique intégrée au monument à l’égal de ses murs, ses statues et ses peintures. Elle est d’ailleurs plus prégnante pour l’expérience sensible des visiteurs que la plupart de ces éléments visuels, du moment qu’elle s’impose à la perception de tous.

L’installation In nomine lucis modifie ainsi le Panthéon lui-même, un lieu resté silencieux depuis le démontage des grands orgues en 1885, lors de sa consécration définitive aux « grands hommes » de la République. Du point de vue esthétique, c’est une innovation significative, qui devrait laisser sa marque dans le bilan de la politique symbolique d’Emmanuel Macron. Toutes proportions gardées, on pourrait même y voir un « geste architectural fort », comme celui un moment envisagé pour la reconstruction de Notre-Dame.

Du point de vue de la parité, cependant, elle représente sans doute une régression, vu l’asymétrie du nombre des noms d’hommes et de femmes que l’on entend désormais dans l’enceinte, sans lien précis avec un événement particulier. Aussi, en réintroduisant la Bible en latin dans le « Temple de la République » pour la première fois depuis la Loi de 1905, et plus d’un demi-siècle après Vatican II, elle pose une question troublante sur le devenir du monument comme symbole de la laïcité.

L’œuvre fut créée le 11 novembre 2020 à l’occasion de l’entrée au Panthéon de Maurice Genevoix, l’auteur de Ceux de 14. Ce jour-là, la télévision montra le cercueil remontant la rue Soufflot au rythme de la musique funèbre du Peer Gynt de Grieg, puis s’arrêtant en silence devant les portes du Panthéon, entouré d’urnes de la terre des champs de bataille. Avec l’ouverture des portes, la lumière jaillit de l’intérieur du monument, et l’on entendit des voix de femmes chanter les mots « In nomine lucis », tandis que le cortège avançait jusqu’au centre du bâtiment en forme de croix.

Le président de la République prit alors la parole pour accueillir Maurice Genevoix et avec lui tous « ceux de 14 », tout en mentionnant la « recréation » du lieu par Dusapin et Anselm Kiefer, l’auteur de six vitrines et deux tableaux monumentaux sur la guerre. Il évoqua les « chants dédiés à la lumière de Pascal Dusapin qui habitent l’espace de cette cathédrale laïque pour accompagner chacun. Harmonies mêlées, vagabondes, saisissant par un appel introuvable ce que l’amour de la Nation porte de transcendance. Souffle de chants qui tourne, descend, et nous enlace. Ponctué par ces noms qui passent, leurs noms, ici dits, qui reprennent leurs droits ».

Selon l’exégèse présidentielle, ces chants agissent comme une présence physique sur les corps des visiteurs, en tant que souffle pur – et sans paroles. De fait, il n’est pas facile de comprendre ce qu’ils disent, d’autant plus qu’aucune information n’est mise à disposition du public.

Cette musique est assurément moderne, et sa présence au Panthéon un aboutissement dans l’histoire du soutien de l’État français à la musique contemporaine.

Le texte latin, pourtant, mérite qu’on s’y arrête. In nomine lucis reprend la Vulgate qui fait autorité pour l’Église catholique, en l’occurrence des versets de l’Ecclésiaste, dont « Vanités des vanités, tout est vanité » (1: 2) ; « Quel avantage revient-il à l’homme de toute la peine qu’il se donne sous le soleil ? Une génération passe, une génération vient, et la terre subsiste toujours » (1: 3-4) ; « Ce qui a été, c’est ce qui sera, et ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera » (1: 9) ; « J’ai examiné toutes les œuvres qui se font sous le soleil : et voici, tout est vanité et poursuite du vent » (1: 11) ; « Tout est vanité et poursuite du vent, et il n’y a aucun profit sous le soleil » (2: 11) ; et un extrait de la séquence sur les temps, dont « Un temps pour tuer, et un temps pour guérir ; un temps pour abattre, et un temps pour bâtir » (3: 2-3).

Complètent le texte, outre le titre lui-même, des phrases de L’Énéide, tirées de la scène à la porte des Enfers : « Ombres silencieuses, lieux muets laissez-moi dire ce que j’ai entendu ; laissez-moi avec votre puissance dévoiler les choses des profondeurs terrestres enfouies ». Et enfin l’inscription Viator! Quod tu et ego, quod ego et omnes, « Voyageur ! Ce que tu es, je le fus aussi ; ce que je suis, tous le seront ».

Variante d’une épitaphe courante dans l’empire romain, inventoriée avec le numéro 8.9913 du Corpus Inscriptionum Latinarum, elle fut découverte en 1865 à Tlemcen, à l’ouest de l’Algérie, plus précisément dans la « villa de M. et Mme. Guérin », située dans un dénommé « Bois de Boulogne ». La Revue africaine de la Société historique algérienne rendit compte de la trouvaille en même temps que d’une visite de Napoléon III au Musée d’Alger, gravant ainsi la phrase dans les annales de l’empire colonial français.

In nomine lucis est basé sur des sources anciennes, mais il s’agit d’un texte moderne, dont l’auteur n’est autre que le compositeur. Selon ce dernier, la commande de l’œuvre, motivée par l’hommage à Genevoix, a été scellée lors d’une rencontre avec Emmanuel Macron, « à qui j’ai confié un projet, et qu’il a accepté, et qui m’a laissé ensuite toute liberté ». On ignore le détail de ce projet, partant la marge précise de liberté accordée à l’artiste, qui a dit vouloir « toucher la mémoire par un acte doux ».

Son texte ne parle pas de la guerre, et sa musique ignore les genres patriotiques ou révolutionnaires. Ses sons n’incitent ni à marcher ni à combattre, mais plutôt à déambuler ou à penser ou à rêver. Cette musique est assurément moderne, et sa présence au Panthéon est non seulement une reconnaissance officielle pour son auteur, mais aussi un aboutissement dans l’histoire du soutien de l’État français à la musique contemporaine.

Cependant, dans l’histoire du Panthéon, inauguré sous la Révolution française dans l’église Sainte-Geneviève, construite sous Louis XV et redevenue plusieurs fois un lieu du culte catholique au cours du XIXe siècle, la langue latine a une histoire propre, que toute intervention nouvelle forcément prolonge. Dans l’abside trône toujours la phrase Angelum Galliae Custodem Christus Patriae Fata Docet, « le Christ enseignant à l’ange de la Gaule les destinées de la Patrie », la légende d’une mosaïque où l’on voit le Christ et un Ange armé d’une épée, flanqués par la Vierge Marie, Sainte-Geneviève et Jeanne d’Arc. Conçue par le peintre Ernest Hébert et réalisée entre 1875 et 1884, à une époque où le Panthéon était de nouveau une église, c’était une commande du gouvernement de l’Ordre moral du maréchal Mac Mahon, signe d’une influence cléricale qui ne prendra fin qu’avec la Loi de 1905.

Du point de vue musical, l’œuvre de Dusapin puise dans l’héritage stylistique de la musique sacrée. Son titre est emprunté à une œuvre pour orgue de Giacinto Scelsi composée en 1974, rappelant ainsi simultanément l’instrument des cathédrales et la formule liturgique In nomine Patris. Le chœur entendu le 11 novembre dernier au moment de l’ouverture des portes commence sur le mode myxolydien, et ses premières notes sont les mêmes que celles d’une bonne douzaine de mélodies grégoriennes répertoriées.

Il ne s’agit pas d’une citation du plain-chant mais, disons, d’un air de famille, perceptible malgré les différences de durée et d’harmonie. Dans l’œuvre personnelle de Dusapin, In nomine lucis prolonge l’album Requiem(s) enregistré en 2000 avec le chœur accentus sous la direction de Laurence Equilbey, en particulier la pièce Umbrae mortis, « L’ombre de la mort ». C’est une atmosphère acoustique assurément appropriée pour une cathédrale, fût-elle laïque.

Le compositeur a dit vouloir faire un « Requiem républicain », une définition qui reste énigmatique par son contenu.

Tout comme une statue ou un mémorial, In nomine lucis est une intervention dans l’histoire politique de la mémoire collective. Forme sonore du sublime d’État, l’installation renvoie à ces traditions mémorielles, notamment les monuments aux morts, avec la litanie des noms. Pour des raisons pratiques, le compositeur n’a retenu qu’une sélection des innombrables morts de la Grande Guerre, dont « cinq pour cent de femmes, mais aussi des soldats des pays africains et du Maghreb » (sic).

Au-delà de ce reflet de la diversité des combattants, au demeurant limité, les visiteurs écoutent un flux de noms de 14.250 hommes et 750 femmes. Or ce flux ne représente pas juste « ceux de 14 » mais bien le peuple français dans son ensemble, du moment qu’il résonne à tout moment, sans lien explicite avec le conflit, dans une enceinte décrite par le président comme le « palimpseste de la nation ». C’est pourquoi du point de vue de la parité cette inscription sonore contraste avec l’entrée au Panthéon de Simone Veil en 2018 à la suite de Geneviève de Gaulle–Anthonioz et surtout de Germaine Tillion en 2015, cette dernière étant l’auteure de l’opérette Le Verfügbar aux Enfers écrite en captivité à Ravensbrück, à ce titre seule œuvre musicale jusque-là symboliquement admise dans ces murs.  

Le compositeur a dit vouloir faire un « Requiem républicain », soulignant l’appartenance à un genre de musique sacrée, tout autant qu’une volonté de s’en distinguer. Mais si cette définition correspond aux circonstances de la commande, elle reste énigmatique par son contenu. À l’évidence, son éventuelle dimension républicaine ne doit rien à la devise Liberté, égalité, fraternité. La lumière au singulier, pour laquelle « ceux de 14 » se seraient battus, comme le croit Dusapin reprenant un lieu commun nationaliste de l’époque, n’a pas grand-chose à voir avec les Lumières.

Faut-il penser qu’est républicain l’esprit collectif incarné par un chœur invisible comme les anges ? Ou le chant spatialisé par ordinateur des vieilles pierres de l’Ancien Régime ? Ou l’ombre sonore des morts planant au-dessus des tranchées ? Ou le fait que le nom de Dieu n’y soit pas prononcé, quitte à être remplacé par la lumière ? Ou encore l’attelage de la Bible et de Virgile, pour proclamer en latin la vanité de l’existence humaine ?

Il s’agit, pour dire le moins, d’une conception idiosyncrasique de la République, dont on peut douter qu’elle incarne non seulement la liberté de création d’un artiste mais aussi, comme le veut la destination moderne du lieu, un sentiment où toute la nation française puisse se reconnaître.

In nomine lucis, installation sonore de Pascal Dusapin, Panthéon (Paris).


 

Esteban Buch

Musicologue, Directeur d'études à l'EHESS

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CultureMusique

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Mémoire

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