Protéger l’environnement en urgence grâce au référé ?
« L’aptitude du juge à se prononcer dans un délai raisonnable est un élément déterminant de l’appréciation que l’usager porte sur le service public de la justice. Et, légitimement, il attend du juge qu’il soit en mesure, lorsque les circonstances l’exigent, de statuer dans l’urgence. »
Ces propos sont tirés d’un rapport parlementaire de 1999 dans le cadre du projet de loi relatif au référé devant les juridictions administratives. À cette époque déjà, la faiblesse du référé administratif était mise en avant : le juge administratif ne pouvait efficacement, en l’absence d’outils puissants, se porter en urgence au secours d’une liberté illégalement menacée par l’administration.
Vingt ans après l’adoption de cette loi ayant profondément réformé les référés administratifs, le bilan est manifestement insatisfaisant face à l’urgence de protéger l’environnement et de lutter contre les changements climatiques.
Rappelons tout d’abord que le référé est défini, par la loi du 30 juin 2000, comme une procédure juridictionnelle d’urgence, de caractère contradictoire. Censée être rapide et simplifiée, elle tend à obtenir d’un juge unique, exerçant en général une fonction présidentielle, toutes les mesures qui ne se heurtent à aucune contestation sérieuse ou que justifie l’existence d’un différend.
Face à la préoccupation croissante de la société et des pouvoirs publics pour la protection de l’environnement, un important corpus normatif a été adopté pour enrichir le droit de l’environnement. La Charte de l’environnement de 2005, intégrée au bloc de constitutionnalité, a consacré plusieurs principes constitutionnels comme le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé (art. 1er) ou encore les principes de prévention (art. 3) et de précaution (art. 5).
Les lois Grenelle I de 2009 et Grenelle II de 2010 ont tracé les lignes de conduite dans la lutte contre le réchauffement et la protection de la biodiversité. La loi de transition énergétique de 2015 et la loi énergie-climat de 2019 ont de plus établi un cadre dans le domaine de l’efficacité énergétique. Enfin, il est aujourd’hui envisagé d’inscrire à l’article 1er de la Constitution que la France garantit la préservation de l’environnement et de la diversité biologique et lutte contre le dérèglement climatique, un projet de loi ayant été déposé dans ce sens le 16 mars dernier.
L’administration – par le biais des préfets notamment – est amenée à délivrer, par décision administrative, de nombreuses autorisations encadrant les activités pouvant avoir des conséquences sur l’environnement : autorisations pour les installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE), permis de construire ou d’aménager, déclaration d’utilité publique, dérogation espèces protégées, aménagement du territoire via le plan local d’urbanisme, l’artificialisation du sol, les projets d’infrastructures routières ou ferroviaires, etc.
Le rôle du juge administratif, qui est d’abord de contrôler les actes de l’administration, s’est ainsi considérablement accru – de manière incidente – en matière d’environnement ces dernières années. Les actions contentieuses ont notamment montré la défaillance de l’organisation de l’État car aujourd’hui encore, le ministère de l’Environnement reste chargé de défendre les pollueurs devant la juridiction administrative puisque c’est grâce aux autorisations délivrées que le mécanisme fonctionne [1].
L’existence et la compétence du juge administratif est souvent une découverte pour les requérants et la société civile. Cela résulte évidemment de l’organisation du système juridictionnel français, selon lequel il existe deux ordres de juridiction distincts – l’ordre judiciaire et l’ordre administratif –, chacun d’eux ayant à sa tête une juridiction suprême, respectivement la Cour de cassation et le Conseil d’État.
Ce dualisme juridictionnel, véritable « curiosité dans le paysage judiciaire européen [2] », fragmente le contentieux environnemental entre le juge administratif et le juge judiciaire, le rendant peu lisible pour le citoyen et peu efficace pour protéger l’ordre public environnemental.
Le juge judiciaire (civil et pénal) est en effet également saisi de litiges concernant le droit de l’environnement. Toutefois, le droit de l’environnement en France s’est construit historiquement dans une « logique de prévention et d’autorisation » gérée par les personnes publiques et donc sous le contrôle principal du juge administratif ; conférant une place marginale au droit privé, aux notions de réparation et de répression [3]. Les référés judiciaires ont donc, même s’ils ne sont pas dépourvus d’intérêt, loin de là, une importance relative en comparaison avec les référés administratifs qui pourraient éviter des dommages irréversibles à la suite de l’édiction d’une décision ou autorisation administrative.
Et c’est là tout l’enjeu dans le domaine environnemental : prévenir en urgence, grâce aux référés, des atteintes graves et irréversibles. Si les fonctions de réparation et de répression sont évidemment nécessaires et relèvent du juge judiciaire, la fonction de prévention exercée par le juge administratif en contrôlant la légalité des autorisations administratives n’en reste pas moins décisive.
En 1995, la doctrine s’interrogeait déjà sur l’existence d’« une nouvelle dimension du contentieux administratif de l’environnement et [de] la possibilité de mettre en œuvre des techniques juridiques adaptées ». Cette question est aujourd’hui toujours d’actualité. De nouvelles dimensions et stratégies doivent émerger pour protéger l’environnement. C’est d’ailleurs ce qui ressort de deux rapports, l’un réalisé par le CGEDD, le Conseil général de l’environnement et du développement durable, en 2019, et l’autre par la Commission des lois de l’Assemblée nationale en 2021, qui ont rappelé l’importance du référé en la matière et ont conclu à la création d’un référé spécial et à tout le moins à une réforme des référés existants.
Par ailleurs, plusieurs amendements ont été déposés par des députés pour modifier les référés existants dans le cadre de l’examen du projet de loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets [4], fruit des propositions faites par les 150 citoyens de la Convention citoyenne pour le climat (CCC).
C’est dans ce contexte que s’inscrit la présente étude.
La portée limitée du référé-suspension et du référé-liberté
De nombreux référés administratifs existent (référé-suspension, référé-liberté, référé-conservatoire, référé-constat, référé-instruction, référé-provision, référé-étude d’impact, référé-enquête publique et référé-évaluation environnementale). Toutefois, les chiffres fournis par le Conseil d’État mettent en évidence le recours massif au référé-suspension.
En effet, il ressort du rapport de la mission sur le référé spécial environnemental de la Commission des lois cité plus haut qu’en 2020, sur les 299 référés administratifs portant sur l’environnement répertoriés en première instance (tribunaux, cours et Conseil d’État), 250 concernaient des référés-suspensions, soit une part de 84 %.
Nous nous focaliserons donc sur le référé-suspension et sur le référé-liberté dès lors qu’ils pourraient devenir des outils intéressants. Si à première vue le référé-suspension semble pertinent pour suspendre un projet ayant des incidences sur l’environnement, l’absence de délai d’audiencement lui retire tout intérêt. Quant au référé-liberté, le refus de considérer la protection de l’environnement comme liberté fondamentale empêche d’y recourir.
L’absence de délai d’audiencement du référé-suspension
Le référé-suspension permet au juge des référés d’ordonner la suspension de l’exécution d’une décision administrative. Elle ne peut être suspendue que si l’urgence le justifie et qu’un moyen de droit est de nature à faire naitre un doute sérieux quant à la légalité de cette décision.
Si ce référé requiert de démontrer l’urgence à suspendre la décision attaquée, le juge administratif n’est tenu par aucun délai d’audiencement. Et ce, à la différence du référé-liberté où le juge doit se prononcer dans un délai de 48 heures à compte de la réception de la requête.
En pratique, il peut donc se passer plusieurs semaines entre le dépôt de la requête et l’audience de l’affaire. Un exemple vaut parfois mieux qu’un long discours : était demandée la suspension d’un arrêté préfectoral modifiant les dates de réalisation des travaux d’une passerelle située en zone Natura 2000. Le premier arrêté préfectoral d’autorisation avait fixé la réalisation des travaux entre septembre et décembre en raison de la présence d’oiseaux en hiver sur le site. La commune ayant été prise de court par les délais fixés et notamment par la crise sanitaire, celle-ci a d’abord commencé illégalement les travaux en janvier puis a déposé un dossier de porter à connaissance pour obtenir un arrêté préfectoral modifiant la date des travaux, ce qu’elle a obtenu.
Estimant que le préfet retournait sa veste au détriment de la faune et flore présentes sur le site, des riverains et des associations ont déposé une requête en référé-suspension, le 20 janvier dernier, devant le tribunal administratif de Pau, demandant la suspension de cet arrêté préfectoral modificatif. Le 1er février (soit déjà 13 jours après le dépôt de la requête), le juge des référés a transmis l’avis d’audience fixée le 18 février, soit quasiment un mois après le dépôt de la requête. À la suite de l’audience, l’ordonnance n’a été rendue que le 8 mars, soit encore deux semaines et demie d’attente. Étant donné qu’il fallait trois mois au maitre d’œuvre pour réaliser les travaux, l’ordonnance rendue n’a pas eu l’effet escompté, les travaux étant déjà quasiment terminés lors de son prononcé.
À noter que si un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État est en théorie possible à la suite d’une ordonnance de rejet du juge des référés, un non-lieu à statuer sera en pratique prononcé si, entretemps, la construction des ouvrages a été finalisée.
Enfin, le critère de l’urgence qui conditionne notamment le référé-suspension permet mal de saisir le risque environnemental. Le rapport parlementaire de mars 2021 a ainsi très justement souligné que « la notion d’urgence est particulièrement difficile à caractériser en matière environnementale : elle est souvent diffuse et ne se traduit pas toujours par une immédiateté du dommage qui peut apparaitre de manière différence. […] Or, il peut y avoir urgence à prendre des mesures immédiates pour qu’un dommage environnemental futur n’advienne pas. »
À ce stade, vous me diriez alors : pourquoi ne pas avoir introduit, à la place, un référé-liberté ? Tout simplement parce que le juge administratif a ici une interprétation très restrictive de la notion d’atteinte à une liberté fondamentale.
Le refus (provisoire) de considérer la protection de l’environnement comme une liberté fondamentale
La notion d’atteinte à une liberté fondamentale est une condition prévue par le code de justice administrative pour recourir au référé-liberté. À cet égard, le juge administratif considère que le droit à l’environnement ne constitue pas une liberté fondamentale au sens des dispositions dudit code.
Quelques exceptions existent toutefois. Ainsi, le juge des référés du Tribunal administratif de Châlons-en-Champagne dans l’affaire du Teknival de Marigny a affirmé, par ordonnance du 29 avril 2005, « qu’en adossant à la Constitution une Charte de l’environnement qui proclame en son article premier que “chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé”, le législateur a nécessairement entendu ériger le “droit à l’environnement” en “liberté fondamentale” de valeur constitutionnelle [5] ».
Depuis cette ordonnance de 2005, silence radio. Néanmoins, par une ordonnance du 29 janvier 2021, le juge des référés du Tribunal administratif de Montreuil a ordonné la suspension immédiate, sur la base d’un référé-liberté, des travaux de la ligne Charles-de-Gaulle Express qui se poursuivaient dans une zone d’espèces protégées malgré une décision d’annulation rendue précédemment par ce même tribunal. Le juge des référés a rappelé que la protection des espèces protégées constituait une liberté fondamentale, dont le caractère constitutionnel a été reconnu par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 31 janvier 2020. (NDLR : le 18 mars 2021, la Cour administrative d’appel de Paris a suspendu cette décision, permettant aux travaux du CDG Express de reprendre.)
Seize ans se sont malheureusement écoulés entre ces deux ordonnances. Elles ont toutefois l’avantage de montrer que les juges administratifs de première instance, étant proches de la réalité du terrain, peuvent être de véritables défenseurs de l’environnement.
En définitive, les référés perdent en intensité en raison de la pratique du texte par les juges administratifs. D’une part, c’est sans doute à cause de l’intervention du Conseil d’État qui fait primer les intérêts économiques et financiers au détriment de la protection de l’environnement. Pourquoi l’ordonnance précitée de 2005 est-elle restée isolée pendant 16 ans ? Ne peut-on y voir un refus du Conseil d’État d’ouvrir « la boite de Pandore », à savoir d’être contraint de juger (vraiment) dans l’urgence des affaires ayant des incidences sur l’environnement en 48 heures ?
D’autre part, il semble avéré que la crainte du juge administratif d’avoir à se déjuger lorsqu’il jugera l’affaire au principal (ou au fond) le conduit à faire un usage limité des procédures d’urgence.
Le principe n’est autre que le suivant : le juge des référés ne doit pas préjuger de l’issue du litige. Or, le rapport de la Commission des lois de mars 2021 a montré que, lorsque la complexité et la technicité de certains dossiers environnementaux demandaient une instruction approfondie et une analyse scientifique, le juge choisissait de ne pas suspendre la décision administrative, « mais quelques mois plus tard, une fois le travail d’analyse réalisé, le jugement au fond décidera de l’annulation de la même décision – qui aura bien souvent été exécutée entretemps ». Une telle interprétation rend malheureusement le juge administratif complice d’atteintes à l’environnement graves et irréversibles.
Cette position s’est d’ailleurs vue renforcée depuis 2017 par de nouvelles dispositions du code de justice administrative, qui obligent le requérant à indiquer par courrier s’il maintient ses conclusions au principal (ou au fond), lorsque le juge des référés a rejeté par ordonnance sa demande pour défaut de moyen sérieux.
Il est décevant de constater qu’il y a vingt ans, le législateur invitait déjà le juge administratif à modifier sa pratique pour rendre le référé effectif : « le texte ne permettra une véritable réforme des procédures d’urgence que s’il parvient à faire tomber les réticences du juge administratif à prononcer des mesures provisoires. »
Améliorer les référés existants ou créer un référé spécial en matière environnementale
Les deux derniers rapports précités du CGEDD de 2019 et de la Commission des lois de 2021 sont unanimes sur l’inefficacité actuelle des référés existants pour protéger l’environnement dans de courts délais. En revanche, les solutions proposées divergent : lorsque la Commission des Lois estime que l’amélioration, l’harmonisation et la modernisation des référés administratifs et judiciaires existant forment la voie la plus pertinente, le CGEDD recommande quant à lui la création d’un référé judiciaire spécial en matière environnementale applicable tant devant le juge judiciaire qu’administratif.
La modification des référés administratifs au profit de l’environnement
Afin de lever les difficultés posées par l’interprétation trop restrictive de la condition d’urgence, la Commission des Lois pointe à juste titre que « l’urgence en matière environnementale doit être appréciée différemment des autres contentieux ».
Pour ce faire, elle préconise d’abord de prendre désormais en compte la gravité et le caractère irréversible du dommage ou du risque de dommage dans l’analyse de la condition d’urgence. L’article L. 521-1 du code de justice administrative relatif au référé-suspension prévoirait ainsi un nouvel alinéa : « en matière environnementale, l’urgence peut être présumée d’après le caractère grave ou irréversible du dommage ou du risque de dommage. »
Cette formulation rappelle nécessairement les dispositions de l’article 5 de la Charte de l’environnement concernant le principe de précaution, qui ne s’applique qu’en cas « de risque de dommage grave et irréversible pour l’environnement ou d’atteinte à l’environnement susceptible de nuire de manière grave à la santé ». Toutefois ici, le critère serait alternatif et non cumulatif : il suffirait que le dommage ou le risque de dommage soit grave ou irréversible.
Il convient de souligner que le juge administratif prend déjà en compte ces critères pour apprécier l’urgence, critères qui ont pu être précisés lors de cas ayant fait jurisprudence. Le Conseil d’État admet ainsi que la condition d’urgence est remplie lorsque « la décision administrative contestée préjudicie de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu’il entend défendre ».
De plus, l’urgence s’apprécie objectivement et compte-tenu des circonstances de chaque espèce. Le juge des référés doit donc tenir compte de manière globale et objective des évènements de l’espèce et procéder à une balance des intérêts en cause.
Le juge administratif, à plusieurs reprises, a pu considérer comme remplie la condition d’urgence dès lors que « la poursuite des travaux de réalisation du projet d’aménagement en cause est susceptible de causer aux espèces protégées présentes sur le site une atteinte irréversible ».
Intégrer les caractères de gravité et d’irréversibilité à l’article L. 521-1 du code de justice administrative viendront donc seulement élever des principes d’origine prétorienne au rang législatif.
Ce qui semble plus novateur en revanche concerne la présomption d’urgence qui serait prévue en matière d’environnement. Autrement dit, il ne serait plus nécessaire de démontrer l’urgence à suspendre une décision administrative en matière environnementale. Il reviendrait alors à la personne publique d’apporter la preuve que le dommage ou le risque de dommage à l’environnement ne présente pas de caractère grave ou irréversible.
À noter qu’une telle présomption d’urgence s’apparente grandement à celle existant dans le code de l’urbanisme (article L. 600-3), elle aussi d’origine prétorienne, c’est-à-dire d’un cas ayant fait jurisprudence. La loi portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique, ou loi ELAN, a en effet conduit à ce que le référé-suspension soit introduit au plus tard à l’expiration du délai de deux mois suivant la communication aux parties du premier mémoire en défense, et qu’il ne peut, en parallèle et en conséquence de ce nouveau délai, être rejeté pour défaut d’urgence au seul motif que les travaux n’ont pas encore débuté.
Pour éviter toute divergence d’interprétation superflue, il conviendrait néanmoins de remplacer « l’urgence peut être présumée » par « l’urgence est présumée ».
Autre point novateur avancé dans le rapport de la Commission des Lois : intégrer au référé-suspension la notion de « risque de dommage » afin de « promouvoir une capacité à agir en amont de la survenance du dommage ». Toutefois, la difficulté sera de définir cette notion, relevant in fine de l’appréciation du juge administratif.
Si présumer l’urgence en matière environnementale faciliterait sans aucun doute le succès des référés-suspension, leur utilité ne sera avérée qu’à la condition de raccourcir les délais de procédure. Or, sur ce point, la Commission des Lois reste assez vague et recommande d’« envisager une procédure spécifique permettant une action plus rapide du juge en cas de dommage ou de risque de dommage particulièrement grave ou irréversible à l’environnement ».
Une question sous-jacente réapparait : pourquoi ne pas appliquer un délai de jugement pour les référés-suspension en matière d’environnement, à l’instar du délai de 48 heures pour le référé-liberté ?
La Commission des Lois reste peut-être volontairement évasive sur le délai d’audiencement, étant donné qu’elle recommande ensuite dans son rapport d’intégrer formellement les droits prévus par la Charte de l’environnement dans le champ du référé-liberté prévu par l’article L. 521-2 du code de justice administrative.
Une telle modification apparait évidemment fondamentale et logique, d’autant plus qu’il est prévu d’inscrire la protection de l’environnement à l’article 1er de notre Constitution. Toutefois, le risque (au regard de l’organisation des juridictions administratives seulement) est de voir un basculement des requêtes aux fins de référé-suspension vers celles aux fins de référé-liberté en matière d’environnement. À moins que le juge administratif ne restreigne son recours à travers l’interprétation stricte de la condition d’urgence…
La création d’un référé spécial en matière environnementale : vers la fin du dualisme juridictionnel ?
À la différence du rapport de la Commission des lois, le CGEDD recommande dans son rapport de 2019 la création d’un référé judiciaire spécial en matière environnementale, dont les conditions de mise en œuvre seraient similaires tant devant le juge administratif que devant le juge judiciaire.
Le CGEDD estime en effet que le contentieux environnemental est fragmenté entre le juge administratif et le juge judiciaire, ce qui nuirait à l’ordre public environnemental. Il pointe du doigt l’absence d’un lieu de coordination entre autorités administrative et judiciaire qui permettrait d’agir rapidement et par ordre de priorité en matière d’environnement.
Le rapport ne présente toutefois pas de projet d’un tel référé, préconisant de dresser au préalable un bilan des procédures de référé existant dans les deux ordres de juridiction, et visant à homogénéiser les conditions de leurs mises en œuvre.
Si la proposition est bénéfique pour l’environnement, il est difficile d’en déterminer les contours en pratique. Le pénal ne tenant en effet pas l’administratif en l’état, le juge pénal se voit contraint d’attendre la fin de la procédure devant le juge administratif pour se saisir à son tour. La création d’un référé spécial, dont les conditions de mise en œuvre seraient identiques tant devant le juge judiciaire que devant le juge administratif, nécessiterait donc de modifier les règles de procédure entre les juridictions. C’est le dualisme juridictionnel qui serait alors in fine remis en cause.
Cela ne semble pas être la voie choisie. La loi du 24 décembre 2010 relative au Parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée a beau avoir créé des pôles judiciaires régionaux spécialisés en matière d’environnement, ceux-ci ne concernent que les juridictions judiciaires. À défaut de créer une juridiction spécialisée intégrant juges judiciaires et juges administratifs, il aurait été intéressant que ces pôles disposent au moins d’un canal d’échanges privilégié avec les juridictions administratives sur une affaire commune.
De plus, si le juge civil peut condamner à des dommages-intérêts des industriels pour la pollution d’une zone de biodiversité, il ne pourra pas, en raison du principe de séparation des pouvoirs, enjoindre à l’administration de faire cesser la pollution ou de retirer les autorisations administrations. Or, lorsque la santé et l’environnement sont en cause, rien ne permet de justifier le dualisme juridictionnel.
Cette proposition de modification de l’organisation de la justice aurait mérité plus d’attention dès lors que le « double ordre de juridiction a toujours permis à l’administration et donc à l’exécutif de “s’arranger” avec le droit », d’où on peut conclure que « le citoyen français ne peut obtenir du juge administratif l’application du droit de l’environnement comme une priorité [6] ». Bruno Latour l’avait d’ailleurs souligné, dans son étude sur le Conseil d’État : « Oui, les membres du Conseil d’État sont juges et parties, et néanmoins ils doivent devenir de bons juges. Qu’ils cèdent d’un pouce, l’administration les grignotera ; qu’ils embêtent trop l’administration, elle les ignorera ou les contournera. »
Revient ici en force l’unité de juridiction soutenue en 2017 par le président de la Cour de cassation, Bertrand Louvel, où une Cour suprême pourrait être à la tête des deux ordres de juridiction, et où le Conseil d’État n’en serait qu’une chambre parmi d’autres, réduit à sa fonction consultative.
Nuançons toutefois ce débat passionnant qui dure depuis la création du dualisme juridictionnel il y a plus de 200 ans par Bonaparte [7], en soulignant qu’aux États-Unis le circuit des cours d’appel pour le district de Columbia remplit le même rôle que le Contentieux et l’Office of Legal Council celui des Sections administratives ; et même chose avec les Law Lords anglais et ce qu’ils appellent judicial review, l’équivalent de notre requête en excès de pouvoir.
La protection de l’environnement, qui fait fi du double ordre de juridiction, à la différence de nombreuses matières du droit, pourrait toutefois servir à réfléchir à une nouvelle organisation de notre système judiciaire.
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Naguère on pouvait dire fiat iustitia, pereat mundus, « que justice se fasse, même si le monde doit périr ». Comme l’a souligné Hans Jonas, « cette formule ne peut plus être utilisée, pas même en un sens rhétorique, dès lors que la perdition de la totalité par les œuvres, justes ou injustes, de l’homme est devenue une possibilité réelle [8] ».
À défaut d’un référé spécial dépassant le dualisme juridictionnel, il est temps que le juge administratif soit doté de véritables référés – accompagnés naturellement de moyens suffisants – lui donnant le « courage d’assumer la responsabilité », de protéger en urgence l’environnement et de (re)devenir un garant de l’ordre public environnemental.