Exposition

Ethnologie de l’art néo-pop – sur « Jeff Koons Mucem »

Ecrivain et essayiste

La mise en présence des œuvres de Jeff Koons et d’objets artisanaux fabriqués au siècle dernier pourrait faire apparaître l’exposition du MUCEM comme une nouvelle polarisation à l’extrême de la culture « haute » et de la culture « du bas ». Mais s’arrêter à cette considération, ce serait ignorer l’affection authentique de l’artiste star américain pour l’univers matériel du quotidien, auquel il rend hommage dans ses propres œuvres.

Jeff Koons au Mucem ! Le Balloon Dog, 1994-2000 (en acier chromé inoxydable) face à un Masque de Paul Fratellini, 1920 (en plâtre et métal peint). Le Travel Bar de la série Luxury and Degradation, 1986 (en acier inoxydable) face à la collection de pichets émaillés du XIXe (en pâte fine fondue de Sarreguemines).

Qui aurait imaginé que de telles rencontres, peut-être encore plus surréalistes que celle « fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » (Lautréamont en 1869) eussent pu avoir lieu ?

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Les collections Pinault, à travers le prêt de quelque vingt pièces majeures, continuant ainsi de développer des partenariats avec différents musées et collections, ont pris le risque, ensemble avec le musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem) à Marseille, de faire se rencontrer deux mondes apparemment aux antipodes l’un de l’autre : celui d’un artiste américain d’aujourd’hui, qui a construit une œuvre glorifiant les objets ordinaires de notre société, et celui d’artisans, de fabricants d’autrefois qui ont produit, anonymement, les objets du quotidien d’une société rurale française disparue.

Le visiteur, comme les instigateurs de la rencontre, se posent la même question, légitime, à propos d’une telle exposition : qu’attendre d’un rendez-vous entre une pareille star de l’art et cette multitude de fantômes aussi créatifs qu’inconnus ? Quel bénéfice tirer de ce regard d’artiste ? Sans doute une capacité de rompre avec les perceptions habituelles. Car il y a plusieurs manières de lire une collection – académique, scientifique, historique… Ces lectures, pour passionnantes et éclairantes qu’elles soient, demeurent toutefois toutes cantonnées dans le territoire des approches balisées de la collection.

L’artiste, lui, porté par ses propres obsessions, ignorant ou innocent, fonde des hiérarchies inattendues, imagine des approches qui bousculent parfois mais qui font apparaître des cohérences inaperçues jusqu’alors. C’est le procédé de l’« estrangement » à propos duquel Carlo Ginzburg écrivait : « Pour voir les choses, il nous faut avant tout les regarder comme si elles étaient parfaitement dénuées de sens [1]. »

Ce procédé, qui permet de soustraire la perception à l’automatisme instauré par l’habitude, me paraît décrire parfaitement l’intervention de Jeff Koons dans cette exposition. En effet, cette démarche qui a convoqué, depuis le XVIe siècle, dans le rôle de l’observateur, le sauvage, le paysan ou l’animal, mobilise aujourd’hui un artiste qui ignorait tout de ce qu’il a été amené ainsi à voir… Aussi Jeff Koons, collectionneur lui-même, est-il l’instrument de cet « estrangement ».

Le choix de l’artiste pop est d’autant plus juste que son œuvre peut être comprise en soi comme une entreprise d’« estrangement ». Ne nous fait-il pas mieux voir notre environnement, en nous rendant étranger ce qui nous était familier ? en bouclant, par exemple, sous cloche de plexiglas étanche, l’aspirateur New Hoover Convertible, 1981 ou encore en grossissant à l’extrême des objets dérisoires, comme le Titi de la série Popeye, 2009-2010, en acier inoxydable chromé ?…

Ainsi, au fil des treize salles et quelques centaines d’objets que compte l’exposition, Jeff Koons établit des correspondances, formelles ou sémantiques, entre les objets de la collection du Mucem et ses propres œuvres. Il crée des échos, trace des lignes, construit des parallèles qui ne sont en rien redevables à l’histoire de l’art, aux distinctions reçues entre œuvre d’art et ouvrage d’artisanat, entre objet utilitaire, objet fétiche et objet esthétique, ni même à la chronologie.

Comme un aimant (au double sens du terme) organisant la limaille de fer selon des schémas changeants, l’artiste se meut dans la collection et rassemble autour de chacune de ses œuvres des ensembles variés de pièces, sans considération pour leur place dans l’histoire technique et fonctionnelle de l’objet.

L’artiste entend créer les conditions du surgissement d’un goût profond pour cette collection d’objets d’apparence si rustique.

Déhiérarchisant, dérangeant, désordonnant, Jeff Koons recrée ainsi son propre musée, selon une logique qui doit tout à la vue et au sentiment et rien à l’approche cérébrale. C’est que l’artiste a découvert avec émotion, dans un émerveillement presque enfantin, la richesse de cette caverne d’Ali Baba que sont les collections du Mucem.

Le très autobiographique Bourgeois Buste – Jeff and Ilona (1991) est mis en relation, par association libre, avec des gerbes de blé composées ou des cloches de troupeaux, équivalents poétiques de la fertilité d’un couple… Plus loin, le Bluebird Planter ouvre sur une véritable volière immobile composée d’épis de faitage en forme d’oiseaux, dispositif auquel, à l’origine, l’artiste aurait suggéré d’ajouter des petits gâteaux en forme de volatiles – manière d’accentuer encore, pour le visiteur, l’appropriation sensible de la collection, jusqu’à en dévorer les répliques briochées.

C’est dire si l’artiste entend créer les conditions du surgissement d’un goût profond pour cette collection d’objets d’apparence si rustique. Le Hanging Heart engendre plus directement des associations visuelles avec divers objets, parmi lesquels notamment des ex-voto cordiformes, qui paraissent faire office de véritable manifeste pour cette rencontre, en quelque sorte amoureuse, entre l’art contemporain et l’art populaire.

Jeff Koons reproduit peut-être au Mucem, en chambre en quelque sorte, l’expérience qu’ont vécue Picasso et les peintres cubistes au début du XXe siècle lorsqu’ils ont « rencontré » ce qu’on appelait alors l’art nègre. On sait l’éblouissement que déclenchèrent ces objets issus de  la culture de peuples ruraux ou forestiers. Les totems africains, les statues de fétiches pesèrent dans l’inspiration, les motifs et les formes des œuvres de ces artistes. Cette rencontre fut, on le sait, à l’origine d’un goût nouveau pour une représentation aux formes stylisées.

Jeff Koons, en revisitant les productions de la culture paysanne, donne une nouvelle occasion de contempler ces objets humbles – comme les bouquets de Saint-Eloi, les colliers de bouc meneur, les parures pectorales de marié, les coiffes en dentelle… Ce télescopage entre le goût d’un artiste pop et ces objets inattendus va-t-il nous laver les yeux et nous aider à prendre conscience de la beauté, inaperçue par nos esprits trop « modernes », de l’environnement matériel des sociétés paysannes ?

Toutefois, la rencontre de cet artiste avec la collection du Mucem en masque d’autres, enchâssées les unes dans les autres, à la manière de poupées russes. Il y a celle du contemporain et du patrimoine, celle des objets à voir et des objets de vie, celle de l’histoire de l’art et de l’ethnologie, celle de l’artiste et de l’artisan, celle de la culture américaine et des arts et traditions français…

Inutile de s’y attarder, tant elles vont toutes de soi. Mais à travers ces deux collections, ce sont aussi deux personnalités, deux collectionneurs qui échangent, avec, d’une part, Georges-Henri Rivière, fondateur de la collection des Arts et traditions populaires en 1937 (conservée aujourd’hui au Mucem), et François Pinault, d’autre part, qui depuis les années quatre-vingt a assemblé une collection où se distingue particulièrement l’art à objet. À un siècle de distance, ces deux personnalités, également passionnées, paraissent réfléchir ensemble sur les rapports des humains aux objets.

Georges-Henri Rivière, comme François Pinault, n’est à l’origine pas un « professionnel ». Remarqué par l’américaniste Paul Rivet en 1928 pour l’exposition « Arts anciens d’Amérique », qu’il a organisée et mise en scène aux Arts décoratifs, il n’est pas un érudit, tout juste un bachelier. Il est engagé alors pour aider l’américaniste à réorganiser le musée d’ethnographie du Trocadéro qui devient, en 1937, le musée de l’Homme.

Ami des peintres, des écrivains et des musiciens – pianiste amateur, joueur de jazz lui-même –, Georges-Henri Rivière prend en main le département « français » du musée de l’Homme, appelé à devenir le Musée des Arts et traditions populaires (les ATP) en 1937, en plein gouvernement du Front populaire. Avec lui, ce « musée-laboratoire », véritable conservatoire raisonné de la société paysanne, associe étroitement la collecte et la recherche.

De nombreuses enquêtes sont dépêchées à travers le territoire français. Photographies, meubles, instruments de musique, architecture, techniques de l’artisanat, estampes, cartes postales, enregistrements sonores enrichissent le vaste ensemble constitué par cet inventeur de musée qui, à travers son approche ethnologique, extirpe la culture populaire des stéréotypes folkloriques auxquels elle est le plus souvent rabaissée.

C’est donc avec ce monde d’objets souvent pittoresques, témoins d’un monde aboli, que la collection Pinault a souhaité dialoguer. Il serait facile d’opposer la collection internationale d’un François Pinault, qui collecte les œuvres d’artistes « hors sol », avec la collection des ATP, qui illustre et documente l’enracinement dans un territoire national – le tout premier noyau de la collection n’est-il pas intitulé, à la fin du XIXe siècle, la « salle de France », occupée par un échantillon de costumes traditionnels régionaux et d’intérieurs paysans ?

La réalité est plus intéressante. François Pinault, d’origine bretonne, ne fait pas mystère de ses origines paysannes, lui qui n’a pas oublié la ferme familiale à Trévérien, son village d’origine. Significativement, la première œuvre que le collectionneur acquiert en 1970 est une toile de Paul Sérusier, de l’école de Pont-Aven, qui représente une femme dans une cour de ferme… Une acquisition enfoncée dans le passé de la collection, mais bien présente à l’esprit du collectionneur, à la manière d’un « Rosebud ». L’attestation de cet enracinement biographique ne suffirait pas toutefois à justifier la rencontre avec le Mucem.

Plus fondamentalement, à mettre en regard ces deux collections, des résonances se font jour. Le tropisme de la collection Pinault vers les artistes pop et néo-pop révèle en effet une curiosité pour les objets, égale sans doute à celle qui a poussé jadis Georges-Henri Rivière à collecter les objets du quotidien dans les provinces françaises. François Pinault, dès sa première acquisition d’art contemporain (une œuvre de Jeff Koons, Equilibrium, en 1985), marque un intérêt prononcé pour toutes les œuvres d’art qui intègrent en elles, d’une manière ou d’une autre – par la représentation ou par le détournement physique –, les objets du quotidien.

La collection Pinault reconnait alors très tôt l’originalité de cette tendance qu’ont certaines œuvres à faire souche sur les « choses » – qu’il s’agisse des sérigraphies de Andy Warhol, des objets démesurés de Claes Oldenburg, des personnages laqués du manga de Takashi Murakami ou des sculptures de Jeff Koons…

Georges-Henri Rivière, en collectionnant ce qu’on aurait pu prendre pour une incroyable brocante de village, semblait avertir de la disparition progressive d’un pan entier de la société qu’avait abritée, des siècles durant, la France rurale. Aujourd’hui, en ces temps où le public redécouvre l’importance d’une relation apaisée avec la nature et le monde agricole, ces objets, traces matérielles d’un patrimoine immatériel de gestes et de pensées, constituent une référence.

En collectant les œuvres pop et néo-pop, François Pinault enregistre peut-être alors, dans l’art, le signe spectaculaire de l’aboutissement d’un phénomène que des penseurs et des artistes – de Marx à Debord, en passant par Perec, etc. – avaient pressenti ou décrit : celui de la réification, du devenir « chose » du monde, accéléré par le triomphe de la société de consommation… Ainsi et peut-être à leur insu, les collections sont-elles des sémaphores, clignotant dans le temps, envoyant parfois des messages.

Le travail plastique de Jeff Koons – enquête sur un passé perdu, nostalgie d’un monde d’objets – s’incorpore une dimension ethnologique.

La transfiguration par l’art « des objets ordinaires de vies ordinaires » a sans aucun doute valeur politique. Elle signe, pour reprendre l’analyse du critique Arthur Danto, le parachèvement de la société démocratique. Mais n’a-t-elle pas valeur, aujourd’hui, avec les œuvres secouantes de Koons, d’avertissement ? À mettre en effet, sous une loupe grossissante, cet environnement quotidien, festif et ludique, Jeff Koons ne nous suggère-il pas avec insistance que ce monde joyeux, autorisé en quelque sorte par la démocratie, pourrait lui aussi disparaître ?…

Pour en venir au dernier volet de cette rencontre, je voudrais conclure sur la question de la « culture populaire » – expression confuse où s’enchevêtrent les concepts de « folklore », de « culture de masse » et de culture « mainstream ». L’exposition met en regard en effet les « deux cultures », comme ces « deux mondes » dont parlait Michelet. Le haut et le bas. La culture savante et la culture populaire – ici assimilée au folklore, catégorie qui fut, au XIXe siècle, valorisée dans la construction des identités nationales, mais qui fut, au XXe, si l’on peut dire, « ringardisée ».

Voilà qui explique sans doute que le Musée des Arts et traditions populaires ait été si longtemps un musée mal aimé, représentant d’une culture paysanne dans un pays qui, dans les années soixante, tentant de devenir moderne, n’avait aucun désir de se souvenir de ce qu’il avait été. L’exposition n’échappe sans doute pas à cette polarisation, avec, dans le rôle de cette culture « haute », les œuvres de Jeff Koons, présentes dans les tous les grands musées du monde.

Cette perception est toutefois faussée, car entre les objets ethnologiques et les objets esthétiques, la confrontation n’est pas d’affrontement.

Le travail de Jeff Koons relève en effet d’une authentique affection pour les objets de la middle class dont il est issu. Tous les objets qui servent de matière à ses œuvres en témoignent joyeusement, et sans arrière-pensée critique, comme ces fleurs, ces jouets gonflables, ces objets fétiches, décor de l’enchantement de son enfance. Le Travel Bar qui ouvre une séquence de l’exposition raconte, comme il l’explique lui-même, l’histoire de la mobilité sociale de ses parents. Repris et transformé par l’artiste, devenu par ses soins une superbe sculpture de métal chromé, il peut apparaitre comme le monument de cette ascension familiale dans l’Amérique des années soixante…

À l’évidence, le travail plastique de Jeff Koons s’incorpore une dimension ethnologique. Enquête sur un passé perdu, nostalgie d’un monde d’objets, la démarche de Jeff Koons n’est assurément pas étrangère à celle des ATP. Aucune condescendance, aucun second degré donc dans cette considération de l’univers matériel de la classe moyenne américaine, qui illustre ainsi une autre facette de la « culture populaire ».

Cette rencontre « Jeff Koons Mucem », qui s’étire dans la durée entre un XIXe siècle rural et un XXIe siècle hyper urbain, éclaire « dans le profond » notre relation à l’objet. Car qu’il s’agisse des uns ou des autres, ces objets, loin d’être froids, inscrivent, dans leur substance ou à leur surface, la présence de l’humain.

Le patrimoine matériel du monde rural ancien est le conservatoire des mains, des corps, des craintes, des espoirs de ceux qui ont tenu ces outils, revêtu ces robes, ou accompli ces rituels. Il est fait de la matière humaine, à l’image de ces émouvants « souvenirs de cheveux » qui ont fasciné Jeff Koons. Sur les surfaces d’acier des œuvres parfaitement polies de l’artiste, c’est l’homme regardant qui se trouve réfléchi et présent dans l’objet.

Que dire, pour finir, de tous ces objets gonflables qui inspirent tant l’artiste ? Ne conservent-ils donc pas précisément la partie la plus vitale, celle qui fait vivre les hommes – le souffle, c’est-à-dire l’esprit ?

À la fin, à travers son drôle de regard posé sur la collection du Mucem, Jeff Koons invite ainsi à céder au ravissement un peu mélancolique de « ces vieilles choses qui exercent sur l’esprit une heureuse influence en lui donnant la nostalgie d’impossibles voyages dans le temps [2] ».

 

« Jeff Koons Mucem. Œuvres de la Collection Pinault », musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem), Marseille, du mercredi 19 mai au lundi 18 octobre 2021.
Le Mucem est ouvert tous les jours sauf le mardi, de 10h à 19h puis de 10h à 20h à partir du 7 juillet.

 


[1] Carlo Ginzburg, À distance. Neuf essais sur le point de vue, Gallimard, 2001.

[2] Marcel Proust, Du côté de chez Swann (1913), Gallimard, 1988.

Thierry Grillet

Ecrivain et essayiste

Notes

[1] Carlo Ginzburg, À distance. Neuf essais sur le point de vue, Gallimard, 2001.

[2] Marcel Proust, Du côté de chez Swann (1913), Gallimard, 1988.