Avignon

La misère et le cœur – sur deux spectacles d’Emma Dante

Critique

Outre deux de ses films, la 75e édition du Festival d’Avignon propose deux spectacles de l’italienne Emma Dante. Dans Pupo di zucchero comme dans Misericordia, elle s’amuse avec peu et une grande liberté, en restant fidèle à la substantifique moelle du théâtre avec des corps qui font face à d’autres corps, dans un endroit dédié et protecteur.

Pour renouveler le sacré du théâtre, Antonin Artaud proposait de jouer les spectacles au milieu ou après la traversée d’un cimetière, afin de déplacer la réception du spectateur en l’éloignant du simple divertissement et en l’amenant vers l’invisible et les grands tremblements. Si la cérémonie théâtrale a quelque chose d’originairement religieux dans la plupart des cultures, elle vise désormais, dans nos sociétés occidentales athées, à supplanter les rites par d’autres rituels laïques : Angélica Liddell en veuve noire assénait dans Liebestod quelques uppercuts dans son espagnol foudroyant, s’écriant « Malheur au pays qui n’a plus de transcendance ! », tout en célébrant la religion de l’Art où ses dieux s’appellent Baudelaire, Sade, Cioran. Quelques jours plus tard, Emma Dante déclare que le plateau est le lieu de sa prière, et convoque les morts avec tendresse et une nostalgie aussi douce que la fureur de Liddell était violente.

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Dans Pupo di zucchero, la metteuse en scène sicilienne nous entraîne la veille du 2 novembre, jour de la fête des morts. Assis à la table, un vieil homme se souvient devant la pâte à pain de sucre qu’il doit offrir aux disparus le lendemain, selon une de ces traditions de l’Italie de Sud dont Emma Dante aime à s’inspirer. Lors de cette cérémonie, un banquet est organisé où l’on mange biscuits et autres douceurs, et où l’on dévore ainsi, symboliquement, les morts. Depuis l’autre royaume, la famille défunte apporte aux enfants des cadeaux, célébration et potlatch où les morts et les vivants communiquent joyeusement, où les morts vivent parmi les vivants, où les vivants gardent en mémoire les souvenirs des morts, et qui tend, comme le regrette Emma Dante, à de plus en plus être supplanté par l’hégémonie du Père Noël.

Sur scène, dans sa maison solitaire, le vieillard regrette que la pâte ne « lève pas », alors il la pétrit, l’étire, la modèle « pe li pesci de lo cielo » (pour les poissons du ciel), et le mannequin de sucre prend un goût de Fraises sauvages. Vieillir, n’est-ce pas se sentir, à un moment, plus proche des morts que des vivants ? La maison bruisse, le théâtre se remplit des spectres que ce lieu affectionne tant : apparaissent la petite maman marseillaise et courbée, le père flamboyant noyé en mer, les trois sœurs non pas tchekhoviennes mais napolitaines, dont les pas de danse virevoltant rappellent l’épidémie de Tarentelle qui était au centre de Bestie di scena. Elles tournent, elles tournent dans leur robe de printemps, oublié le typhus qui les a coupées dans la fleur de l’âge, elles gloussent et l’enfance revient sous le drap coloré d’un lit qui devient voile, direction l’amer… Et voilà Pedro l’Espagnol ! Matador de pacotille, amoureux transi et éconduit, il déboule sur scène le poitrail en avant, suivi par Pasqualino, le fils adoptif, malicieux et vorace garnement… Les acteurs du passé vont et viennent, vies minuscules fugitives, elles éclosent au plateau comme des souvenirs ressurgissant à la surface de notre mémoire.

Avec sa maestria habituelle, Dante orchestre les entrées et sorties rythmées des uns et des autres : les membres de la famille se rassemblent derrière l’aîné comme pour une photo de groupe au charme sépia, avant de s’animer de nouveau, rires en bandoulière, douleurs en stigmates et rondes rythmées pour une danse des morts joyeuse comme une fête mexicaine. Chants polyphoniques traditionnels, goût de la pantomime et de la comedia dell’arte, musique collective de quincaillerie, attrait pour les costumes désuets – on retrouve tous les ingrédients qui font la saveur des spectacles d’Emma Dante où l’arte povera se mêle à un baroque du presque-rien : de la farine, des confettis, et déjà le rêve et la féérie affleurent.

La nuit avance. Deux portiques s’emboîtent sur scène, formant une croix blanche en son centre. Des bougies rouges d’église posées sont allumées, la lumière s’abaisse à celle d’une crypte ; la salle s’épaissit d’un mystère. Les comédiens entrent de nouveau en scène, portant chacun leur marionnette squelettique à taille humaine évoquant leur double morbide dans la fiction, mais aussi le personnage qu’ils laissent inerte à la fin du spectacle. Je songe à La Classe morte de Kantor, et je me rappelle avoir lu que c’est le choc de cette rencontre artistique qui avait déclenché le désir de théâtre de Dante. Les corps décharnés de carton-pâte sont accrochés lentement de part et d’autre de la croix blanche, et cet étrange vestiaire prend les allures d’un retable.

Devant ce tableau frappant de catacombe, je songe. On s’interroge aujourd’hui sur un possible mémorial dédié au victimes de la pandémie, dans un pays qui a la fièvre du « devoir de mémoire », et après une période qui a donné lieu à une véritable rupture anthropologique : nous n’avons pas pu enterrer nos morts. La philosophe Judith Butler, dans Ce qui fait une vie (La Découverte, 2010), étudiait les guerres américaines en Irak et en Afghanistan à l’aune de ce qu’elle nomme « la vie précaire », à savoir la manière dont la fragilité existentielle du vivant et l’absence de garantie quant à sa continuation s’expriment ou sont exploitées du point de vue social et politique. Elle examinait par ce prisme le refus de sépulture volontaire comme déni de reconnaissance d’un sujet humain. Au théâtre, on connaît bien cela depuis Antigone.

Au-delà des funérailles elles-mêmes, Pupo di zucchero, avec cette nekuia métaphorique, alliant poésie et humour, profane et sacré, questionne le désarroi d’un monde sans royaume  : qu’est-ce qui nous lie à nos morts ? Comment les transmettre ? Comment les garder vivants (et joyeusement) en nous, et pas seulement de façon individuelle ? Ce qui frappe, chez Liddell comme chez Dante, c’est le recours à l’iconographie chrétienne – de façon plus ou moins hérétique, et qui pourrait être celle d’autres religions – dont on hérite (encore) comme un réservoir esthétique de symboles pour le moment indépassable…

C’est aussi une notion chrétienne qu’explore et détourne l’artiste palermitaine avec Misericordia, deuxième spectacle qu’elle présente lors de cette 75e édition du Festival d’Avignon, où sa production cinématographie (Palerme, 2014 ; Le Sorelle Maculoso, 2020) est également mise à l’honneur. Elle y renoue avec sa veine plus sociale, jusqu’au pathétique, avec un mélodrame qui est une nouvelle pièce de la mosaïque qu’elle crée avec chaque spectacle, où elle continue d’explorer, avec une touche surannée, l’Italie du Sud, l’indigence, les tragédies de la vie quotidienne, la poésie bricolée, les familles (re)composées.

Après une poussée vers l’abstraction avec Bestie di scena, Emma Dante revient vers la narration qui l’avait fait connaître magistralement avec Le Sorelle Maculoso. Ici, tout commence avec le cliquetis stylisé des aiguilles à tricoter, dans une maison misérable où vivent Bettina, Nuzza et Anna, Parques maternelles qui tiennent le fil de la vie d’Arturo entre leurs mains, enfant muet qui tourne et tourne sur lui-même, innocent et vibrant au rythme des aiguilles. Elles l’ont pris sous leur aile à la mort de leur amie Lucia, décédée sous les coups du père de l’enfant, évocation de la violence faite aux femmes déjà présente dans Pupo di zucchero. La metteuse en scène rapporte que le point de départ de ce spectacle est la vision à l’hôpital d’un enfant autiste en constant mouvement : elle souhaitait raconter une histoire sur cet enfant et sa danse sans fin. A cela s’ajoutait l’envie d’explorer sur scène une maternité « non biologique, mais tout autant naturelle », alors qu’elle-même avait récemment adopté un enfant.

Pour cela, elle choisit de nous plonger dans l’indécence et la solitude de trois femmes soumises à l’oppression des hommes, avec au centre cet enfant désarticulé. On entre dans le spectacle par un conflit, avec la coalition des deux femmes contre l’autre. On ne comprend pas ce qu’elles disent à l’oreille l’une de l’autre avec un air peste, mais on saisit qu’elles fomentent un complot qui exclut la troisième, plus misérable encore. Les effusions et autres engueulades au débit de mitraillette des trois mères adoptives, déroutantes également pour un public italien grâce à l’usage de différents dialectes, sont excessives, organiques, accompagnées de gestes dessinés qui évoquent le travail d’Andrea de Jorio qui, au XIXe siècle, avait compilé pour la première fois la gestuelle napolitaine.

Mais c’est Arturo qui, bien que dénué de paroles, s’exprime le plus à travers son corps trépidant, réagissant constamment à son environnement. Le danseur Simone Zambelli parvient à raconter par ses mouvements la vie intérieure de cet enfant marionnette : son talent nous fait oublier la performance pour ne nous mettre qu’à l’écoute de son langage et déceler ses états d’âme. Alors que d’autres privilégient la force brute de la présence sur scène d’un véritable corps atrophié, comme c’est le cas une nouvelle fois chez Angélica Liddell, qui invite sur le plateau un manchot unijambiste, ou encore chez Pipo Delbono avec feu son acteur fétiche Bobò, acteur microcéphale et sourd-muet – dont le corps maladroit, les pas traînants, les silences bouleversaient – Emma Dante se refuse à l’effet de réel et croit encore au pouvoir de métaphore et de la transfiguration de l’artiste.

Cela vient probablement de son amour pour les comédiens et les danseurs. À l’opposé des mises en scène déployant de gros moyens, à coups d’écrans géants et de sono tonitruantes, Emma Dante fait reposer l’essentiel du spectacle sur ces interprètes : le geste et la parole théâtralisés, l’implication dans chaque acte, la précision de chaque chose, la frontalité stylisée, l’art et l’écoute du groupe, et ces langues de feu, énergiques, passionnées – tout cela donne l’âme de son travail.

Dans ces spectacles, on s’amuse avec peu et une grande liberté, en restant fidèle à la substantifique moelle du théâtre avec des corps qui font face à d’autres corps, dans un endroit dédié et protecteur : dans Misericordia, les trois prostituées s’élancent sur un catwalk imaginaire, se mettent à nu et dévoilent des corps vieillissants, des chairs affaissées, des imperfections assumées. Et que c’est beau de les voir rayonner ainsi, embellis par la confiance, la morgue sensuelle qui s’en dégagent, et l’envie d’en découdre avec le public de ces femmes, armées de leurs regards de défi ; de Pupo di zucchero, revient la vision des fantômes du passé s’amusant, avec paillettes, perruques, et pas de claquette à la Fred Astaire, à citer et se prendre au jeu des comédies musicales de Broadway.

Malgré toute cette misère, ainsi quelques éclats colorés demeurent, comme ceux des jouets qu’Arturo envoie valser comme un feu d’artifice. Après toute cette traversée, qui est celle d’une émancipation, valise à la main, il est prêt pour le départ. Les trois mères se cotisent l’y envoient dans le but d’une vie meilleure. L’enfant, dont le père était surnommé « Gepetto », de pantin deviendra alors véritablement humain, son corps défectueux moins rigide. C’est un peu tire-larme mais la salle est conquise.

Car Emma Dante prend le parti de la miséricorde dans un monde féroce, où les petites et grandes agressions quotidiennes entraînent un climat général délétère, pour attendrir les cœurs et ouvrir les bras aux plus vulnérables. Sans angélisme, elle se place dans la lignée du Brecht de La Bonne du Sé Tchouan : sans complaisance envers les pauvres qui s’entredéchirent, elle montre aussi que la tendresse n’y est pas totalement absente. Comme le déclare Shen Té dans la pièce de Brecht, « le malheur, c’est qu’il y a trop de misère dans cette ville pour qu’une seule personne puisse y remédier », et, ailleurs, le personnage maintient : « Il y a encore de bonnes personnes, malgré toute cette misère. Une fois, quand j’étais petite, je portais un fagot de bois et je suis tombée par terre. Un vieil homme m’a relevée et il m’a même donné une pièce. Je m’en suis souvent souvenue. C’est très souvent ceux qui ont peu à manger qui donnent volontiers. Les gens aiment bien montrer ce qu’ils peuvent faire, probablement, et comment mieux le montrer qu’en étant gentils ? La méchanceté n’est qu’une sorte de maladresse. »


Ysé Sorel

Critique