Littérature

Le diable est dans la cave – à propos de Cave de Thomas Clerc

critique

Pièce délaissée d’un précédent ouvrage, Intérieur, la cave est le lieu du nouveau roman de Thomas Clerc. Pièce sombre qui donne naissance au récit et dont l’écrivain fait une image, une métaphore géante de sa vie privée et privative. Il en fait surtout l’occasion d’une confession sur sa vie sexuelle et sa vie de cinéphile, sa vie de désir et sa vie de plaisir/déplaisir, sa vie de pornographe et sa vie de lecteur, penseur et critique.

Comment le situer ? Thomas Clerc est partout où la littérature se fait et se défait, s’écrit et performe, s’analyse et s’ausculte. Il est à la fois écrivain et universitaire, une association rare, ou rarement convaincante, sauf chez quelques-uns, dont il est. Il est chroniqueur dans différents quotidiens et préfacier d’écrivains vivants ou à peine morts. C’est un érudit de la littérature contemporaine française, aussi inattendu que soit le rapprochement entre l’idée d’érudition et celle de contemporanéité.

Écrivain, il tourne le dos au roman pour enfiler les genres comme on enfile des chaussettes archi-fines (triple fil, en soie, luxueuse et sophistiquée) : l’essai, la poésie, le récit à tendance auto-fictive, les nouvelles… Il s’observe, observe l’espace autour de lui (sa chambre, son appartement, son arrondissement) et son espace intime. Plus le temps passe, plus cet espace devient exigu : dans Cave, il explose. Le livre est une exploration brillante et pailletée de la vie souterraine de monsieur Clerc.

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Le récit se présente de façon très simple. Thomas Clerc mentionne Intérieur, un de ses ouvrages précédents. C’était une description-variation maniaque et drolatique de son appartement, mais il avait oublié de parler d’une pièce secondaire et ingrate : la cave. Le sujet d’un nouveau livre était donc là, qui lui tendait le bras. De cette pièce sombre et caverneuse est donc né le récit que vous avez entre les mains. Et de la cave, l’écrivain fait évidemment une image, une métaphore géante de sa vie privée et privative. Il en fait surtout l’occasion d’une confession sur sa vie sexuelle et sa vie de cinéphile, sa vie de désir et sa vie de plaisir/déplaisir, sa vie de pornographe et sa vie de lecteur, penseur et critique.

Le livre est construit. Le premier et le dernier chapitre se répondent : la descente à la cave s’apparente à la descentes aux Enfers d’Orphée. Point trop n’en faut, Thomas Clerc a la plume allègre, il n’insiste pas sur cette trop riche référence empruntée aux Grecs. Son livre penche nettement du côté des modernes : du XXe pour les traces d’une esthétique nouveau roman, du XXIe pour l’omniprésence du cinéma et de l’image, de la variété et de la pop culture, pour la présence redoutée et plus discrète des nouvelles technologies.

Du premier au dernier mot, son récit est animé par ce qu’il appelle le « sentiment littéraire ».

Étrangement, il penche aussi du côté du roman gothique et de la magie pour les transitions, les fondus enchaînés qui lui permettent de basculer d’un plan à un autre, d’un thème à un autre, d’un chapitre au suivant. Un graffiti se met à parler, un fragment de fresque se révèle n’être qu’une vulgaire publicité, Joel Grey se métamorphose en Joëlle Grey. Le récit morphe. Des plans de cinéma ne cessent d’apparaître, brisant ou nourrissant le fil des idées et ravalant l’écrit à ce qu’il ne peut plus être au XXIe, un medium isolé des autres. Les associations de pensée de Thomas Clerc sont trempées dans l’encre du septième art et nées dans une salle obscure.

Le sujet principal de Cave est Thomas Clerc, lui-même, être-désirant, doué d’un immense talent d’être-écrivant, enfant-adulte, en piteux état si l’on s’en tient à la norme, princier si l’on est plus sensible à la différence. Il est seul, il vit seul et se range dans la catégorie des « célibataires de l’art » pour dire sa sensibilité au beau et au kitsch. Il ne se fait guère d’illusions sur l’amour, et pourtant, « le sexe imite, l’amour invente, » écrit-il.

De fait, la cave qu’il expose à nos regards s’appelle le sexe. Le sexe qui est son malheur, la source de ses frustrations et de ses fantasmes, de son désir d’expérimentation et de son attirance pour la pornographie, y compris ses aspects marchands, fluo et grossiers que notre époque décline pour tous les goûts et toutes les bourses. Le sexe qu’il ne vit que filtré par les images de sa cinémathèque personnelle.

« Mon genre de beauté », dit-il chaque fois que son regard est attiré par une femme, possédée ou non, aimée ou non. La formule revient comme un refrain et donne une belle légèreté à un récit qui n’a rien d’un catalogue de séducteur. Au contraire, Thomas Clerc affectionne la retenue et la privation, le puritanisme, un classicisme puissant, strict (sa parfaite maîtrise du passé simple en témoigne). Il y a du moraliste Grand Siècle en lui.

Il aime la géométrie, les formes pures, stylisées, voire codifiées – vous trouverez chez lui quelques allusions à l’héraldique bienvenues à l’âge du populisme. En même temps ses confessions regorgent d’échos libertins, batailliens et sadiens, d’une impudeur fort pudique (deux mots que l’écrivain n’aime pas) et voilée de citations, de références, de détours retors, de voyeurisme et de goût de l’interdit.

Du premier au dernier mot, son récit est animé par ce qu’il appelle le « sentiment littéraire ». Mais qu’est-ce donc ? Une chose étrange, une sensibilité exquise et douloureuse, une manière de doubler la vie par l’imagination, un sentier étroit sur lequel Thomas Clerc avance en maître, l’esprit aigu et souple, jouissant de son désir et de son insatisfaction, pensant en toute liberté, avec l’époque et contre elle, écrivant avec une exactitude pleine de désinvolture.

Le style de Thomas Clerc est fait de ces dénivelés permanents qui contribuent à la vitesse de l’ensemble et évitent l’ennui, l’arrière-fond de la vie, comme il l’écrit.

La syntaxe ? Thomas Clerc la domine au point de s’autoriser çà et là à tresser deux phrases en alternant leurs éléments. Les pronoms ? Il n’en a cure. Il mêle allègrement et très naturellement je-tu-il. Qu’importe, c’est lui qui parle, c’est de lui qu’il parle et c’est une évidence. Il n’empêche, les passages incessants d’un pronom à un autre contribuent à l’impression de virtuosité. Thomas Clerc écrit vite, précisément et avec mordant. Ses paragraphes sont longs mais son phrasé est enlevé, staccato, souvent tranchant. Il va peu à la ligne mais son style a un tel brio que les retours à la ligne se font d’eux-mêmes.

Il joue de la typographie. Il fabrique des nattes de caractères romains et d’italiques dont la logique ne saute pas aux yeux, mais c’est égal, la phrase vibre sur la page et la pesanteur est évacuée. Au fil de tout le livre, il glisse des phrases composées dans un corps beaucoup plus petit que le reste. Vous froncez les sourcils. Votre regard, donc votre attention, se concentre sur ces fragments de texte qui semblent en retrait. Là encore, quelle est la logique ? Il n’y en a pas, ou alors elle est cachée. Au début vous pensez qu’il s’agit de différencier les temporalités, les espaces, les voix… Puis vous en doutez. Vous repérez pourtant la récurrence de son lit et le rappel du fait qu’il gît et écrit couché : Thomas appelle Marcel et se meurt.

Le style de Thomas Clerc est fait de ces dénivelés permanents qui contribuent à la vitesse de l’ensemble et évitent l’ennui, l’arrière-fond de la vie, comme il l’écrit. Il écrit aussi ceci : « Cave n’est pas écrit dans le style qui est le mien, c’est ce qui m’intéresse. » Comme il n’hésite pas à citer des chansons populaires de langues française et anglaise, on pourrait lui répondre : You’re fishing for compliments. Car un style, il en a. Il est fait de ces mille ruptures de ton, de style, de genre et de niveau. De cette succession de petites cassures qui ne fonctionnent que parce qu’il est expert.

Thomas Clerc s’en repaît ad libitum, voire à l’excès. Son brio a même quelque chose d’irritant. Des lecteurs, des lectrices seront agacés, il le sait. Il devance les accusations de complaisance en revendiquant le discrédit jeté sur la complaisance. « Cela ne me gêne pas qu’on taxe d’onanisme littéraire cette suite de divagations, » dit-il, donnant des verges pour se faire battre. Et alors ?

Bien sûr, son livre appartient à la tradition des confessions. Il explore le désir, les soutes d’une vie d’homme de chair et de lettres en 2021. Il ne prétend pas faire œuvre réparatrice ni sauver le monde. Il est honnête. Sous l’humour et l’irrésistible attrait pour les bons mots, il distille un tourment vrai. Thomas Clerc ne se contente pas de faire le beau et d’accumuler les diableries formelles et intellectuelles.

Il a des accents torturés que ne renierait pas un Benjamin Constant, l’auteur d’Adolphe. Il trahit des empreintes romantiques inattendues, du malheur, de la plainte. Lui aussi possède un art consommé de l’introspection – oui, c’est un art, tout le monde n’est pas capable de « s’introspecter » avec une telle précision, cette manière d’auto-cruauté, autant de nuances, de couleurs et de contradictions, si peu de résolutions.

Lecteur, prends garde, écrit Thomas Clerc en exergue. Cave, disaient les Latins. L’écrivain se perce et son récit virevolte, étourdit, attaque et fend les pages.

Thomas Clerc, Cave, L’Arbalète Gallimard, août 2021, 277 pages.


 

Cécile Dutheil de la Rochère

critique, éditrice et traductrice

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Notes