Littérature

L’éclat des fragilités royales – sur Avec Bas Jan Ader de Thomas Giraud

écrivaine

Thomas Giraud se plaît à se saisir de personnages laissés de côté  : Jackson C. Frank, musicien maudit, Élisée Reclus, géographe anarchiste, Victor Considerant, ingénieur de la vie en communauté, et puis, là, Bas Jan Ader, performeur hollandais fasciné par les chutes, de vélos, d’arbres, du toit de sa propre maison, comme pour signifier le déséquilibre permanent. Avec une éthique, une maîtrise littéraire et toujours, une poésie qui embarque le lecteur dans le récit d’une vie en solitaire.

Une certaine paresse de pensée ou de formulation et même, une certaine paresse tout simplement, pourra vous mener à articuler, en réponse à des interrogations amicales sur tel ou tel livre, que non, décidément, on ne peut rien en dire. Que dire serait le déflorer, le briser, le réduire.

Mais parfois, ce n’est pas la paresse qui parle, ni la lassitude de l’échange ou la peur de l’effort. C’est un sentiment vrai, à l’articulation de la crainte et de la reconnaissance. Car parfois, des objets de lecture ou de vision, d’expériences ou d’écoute, ne peuvent réellement communiquer : c’est fragile, une œuvre d’art. Lorsque vous la voyez, la lisez, l’entendez, lorsque vous la vivez pleinement, vous pouvez préférer vous taire que risquer de la diminuer. Face à elle, vous n’avez pas envie d’être intelligent, car vous risquez de faire la maligne, ou le malin, ce qui n’est vraiment pas la question.

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Il s’agit là, très exactement, du point où je me trouve pour vous dire quelque chose de ce très beau livre nommé Avec Bas Jan Ader, si dense et léger à la fois que j’aimerais éviter de peser sur lui, pour le laisser voler à vous. Et comme la littérature fait bien les choses, c’est à mon avis le point exact auquel s’est également trouvé son auteur, Thomas Giraud, face à son sujet. Il s’en est sorti avec une fermeté gracieuse qui l’honore et nous éblouit.

Le titre, d’abord. Il est plein de a, si plein de a qu’il rebute un peu. Il semble avoir peu de séduction, trop de a et trop de mots, des mots bizarres, un nom étrange. On apprend que c’est celui d’un artiste, mort il y a plus de quarante ans, Bas Jan Ader. Mais ce titre, au fond, s’imprime, avec tous ses a et toute sa consonance batave d’artiste mort. Et plutôt que de séduire, comme un vulgaire slogan, ou une astuce marketée, il fait mieux : il s’enfonce.

Parmi tous les a martelés, le premier compte triple. Avec, ça dit tout en un seul mot et annonce une couleur plane. On ne sera ni en surplomb, ni en adoration. On sera à ses côtés, ce qui n’a l’air de rien, dit comme ça, mais à déplier, à écrire sur 177 pages, ça n’est pas rien justement. Tenir ce programme-là, rester Avec le bonhomme probablement mort sur lequel on écrit, et jamais au-dessus où l’on aurait tout compris, ou au-delà où on le dépasserait, ou, pire encore, à l’intérieur de lui où on meublerait tous les mystères qu’il a laissés, cela demande beaucoup de persévérance, d’attention et de maîtrise littéraire. De la dignité en somme, et des nerfs pour la porter. De l’éthique. Et pour que le lecteur s’embarque dans ce programme en apparence austère, beaucoup, beaucoup de poésie.

Le livre s’ouvre par une adresse à son sujet, dont on comprendra vite qu’il a disparu. « Tu as toujours été seul », la première phrase, complète et éclaire le titre, et d’emblée nous sommes prévenus que nous ne sommes pas là pour réparer la solitude, mais bien plutôt pour l’accompagner, la regarder, la faire miroiter – avec, encore.

Ce « Tu », Thomas Giraud le maintient jusqu’au bout, nous mettant à distance de son sujet tout en le rendant, ce qui n’est pas le moindre de ses exploits, extraordinairement familier. Car lorsqu’on chemine avec quelqu’un, on finit par sentir ses mouvements intérieurs, ses failles, ses silences, et à la fin, lorsqu’il s’en va, on aimerait qu’il revienne. C’est probablement dans la simplicité de ce nœud affectif entre le lecteur et son sujet que le livre tient admirablement son programme : on est avec, on veut rester avec. Ça pourrait durer, comme ça, longtemps, s’il n’y avait l’océan, les tempêtes et les naufrages, et la disparition des êtres aériens qu’on aurait aimé retenir, encore un peu.

Tout ce qui conduit à la construction de ce sentiment d’une simplicité biblique est pourtant fait de choses et de questionnements extraordinairement complexes – qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? Quel est le rapport au monde d’un artiste ? Quelle part l’enfance a-t-elle dans la construction d’une œuvre ? Qu’est-ce que la solitude ? Comment représenter l’effacement ? Échappe-t-on à ses morts ? Peut-on écrire une disparition ?

Car Bas Jan Ader a disparu en mer, lors d’une performance, seul sur un bateau bien minuscule pour l’océan qu’il voulait traverser, après avoir laissé des photographies, des films, où il chute, encore et encore, filmé par on ne sait qui, où il chute à n’en plus finir, où il pleure aussi, après avoir passé une partie de ses études aux Beaux-Arts à gommer les dessins qu’il venait de crayonner. Un artiste du vertige et de l’effacement, donc, qu’on a pu suspecter d’avoir mis en scène son effacement final, sans doute pour se rassurer, et pour ne pas imaginer sa mort vraie, sa terrible mort par noyade.

Comme arrimé à ce qu’être avec quelqu’un veut dire, Thomas Giraud se refuse à une double facilité littéraire à laquelle beaucoup auraient cédé.

Ce dernier point offre à Thomas Giraud parmi les plus belles pages de son livre, celles où, précisément, comme arrimé à ce qu’être avec quelqu’un veut dire, il se refuse à une double facilité littéraire à laquelle beaucoup auraient cédé : d’un côté, narrativiser la mort probable de celui qui s’est effacé, avec du suspense, de l’effroi, du sentiment, des roueries romanesques ; de l’autre, documenter lourdement, interpréter, enquêter pour enfin lever la part du doute, pour obtenir une réponse, quand la beauté et la singularité de ce trajet d’artiste comme de cette vie, est précisément de s’évanouir sans donner d’explication.

Mais honorer son programme, être à la hauteur de l’artiste avec lequel on chemine, demande encore autre chose. Il faut le voir, le regarder, le prendre dans le miroitement de son souvenir et de ses traces, et les considérer, toutes, parce qu’il n’y a plus qu’elles. Renoncer aux facilités littéraires ne peut se faire en sacrifiant la réalité, même si elle n’est que probable, imaginable, reconstituée. En l’occurrence, ici, la réalité n’est pas que Bas Jan Ader a disparu. Si vous êtes avec lui, vous ne pouvez vous en contenter. Vous êtes tenu de savoir, de sentir ou de reconnaître ce que cet homme seul, perdu sur sa coquille de noix en plein océan Atlantique, a dû endurer avant de mourir. Si Bas Jan Ader pouvait effacer ses dessins et s’effacer lui-même, l’écrivain, de son côté, ne peut gommer à sa place. Il faut donc de lui conserver sa disparition sans lui enlever sa mort. Il lui doit bien ça.

Vaste programme, éminemment littéraire, que Giraud déplie dans un passage d’une honnêteté et d’une beauté implacables : « On pourrait écrire que tu t’es noyé mais on dit que tu as disparu. C’est plus acceptable, l’expression permet de taire ce qu’il y a eu de terrible dans ces quelques heures où la mer, le vent, le ciel teinté de violet, de marron, de couleurs étranges, dissimulées par les pluies diluviennes qui tombaient, se sont mélangés avec ardeur. D’abord entre eux et ensuite à ton bateau et enfin à toi. Tout ça a dû t’effrayer, peut-être te donner des regrets sur certains choix. Peut-être pas. Peut-être que tu t’es blessé que tu as eu mal aussi. Dire que tu as disparu soulage un peu, évite les détails, les minutes froides dans la mer, longues, et les plus courtes, des secondes même, qui précèdent l’eau dans les poumons, dire que tu as disparu va vite, à l’essentiel. Personne n’a envie d’imaginer les détails. »

Ou comment, pour un écrivain, se jeter dans le vide, le regarder bien en face, suivre l’artiste de la chute, sans rien éviter, sans rien romancer, et sans rien réduire. Une seule arme le permet : la poésie. Car au fond, et on le comprend lorsqu’on atteint la fin du livre qui est aussi son sommet, le programme suivi par Thomas Giraud est un programme à rebours. S’il repasse par la vie de Bas Jan Ader, par ce qu’il peut en percevoir ou en sentir, c’est à partir de ce moment vertigineux où il devra rendre compte de ce qu’il refuse de représenter, par fidélité, ou droiture, ou humanité : ce moment de la mort effacée, inconnue, que le livre dépliera donc comme à l’envers.

On revient donc au commencement en tenant ferme ce qui commande l’écriture. Toujours, aller au cœur de ce qui résiste, et fait l’irréductible du sujet.

Les écrivains et les lecteurs, parce qu’ils écrivent et parce qu’ils lisent, savent ne pas être seuls face au vertige.

Il s’agit presque d’une bataille. Marcher sur un fil avec quelqu’un qui tombe, le saisir dans son apparition ou dans son éclat, est une entreprise forcément vacillante. Et la grande intensité du livre provient du fait que le lecteur sait que, contrairement à Bas Jan Ader qui n’en finit ni de tomber, ni de disparaître, la personne qui lui éclaire le chemin, l’auteur nommé Thomas Giraud, n’est pas seul. Il est lesté. Il a de quoi former des contrepoids qui lui permettent de rester sur le fil tout en tendant la main à la vie qu’il regarde tomber. Il le fait avec des armes qui sont des amies : style, syntaxe, humour. Et par-dessus tout, une sorte de grâce amusée, presque désinvolte, qui nimbe particulièrement les pages sur l’enfance de Bas Jan Ader et la mort de son père, lumineuses, inoubliables.

Plus lointainement, il porte avec lui le souvenir ému d’autres écrivains qui sont passés par là, et s’y connaissent en abîmes. Ainsi, lorsqu’il écrit « tu te focalisais sur ton histoire et ta géographie », passe le fantôme de Jean Genet, qui disait que c’était tout ce qui restait d’un homme – Genet encore, quand « des fiertés sottes et secrètes rendent certaines fragilités royales » (Divine). Lorsque les gommes occupent ses pages et son artiste, on entrevoit la littérature obsessionnelle, vertigineuse (« littérale », disait Barthes) de Robbe-Grillet. Et les « âmes fortes » qui surgissent à la fin du livre traînent à leur suite la silhouette de Jean Giono. Il y en a sans doute d’autres, ici j’ai reconnu les miens. Vous trouverez les vôtres.

Les écrivains et les lecteurs, parce qu’ils écrivent et parce qu’ils lisent, savent ne pas être seuls face au vertige, au temps qui passe, à l’effacement. La preuve en est donnée par ce livre admirable. Il éclaire la vie de son sujet sans la réduire, la prend, la berce et la laisse mourir, avec l’élégance de ceux qui, dans la solitude de l’autre, ont reconnu la leur, et l’ont aimée.

Thomas Giraud, Avec Bas Jan Ader, éditions La contre allée, août 2021.


Emmanuelle Lambert

écrivaine, commissaire d'exposition indépendante

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