Économie

Du « welfare state » au « corporate welfare » ?

Économiste, Journaliste

Ce mardi, le président Macron devrait livrer les détails du plan d’investissement « France 2030 ». L’occasion de s’interroger, plus largement, sur le sens à donner aux 240 milliards d’euros d’aides publiques débloquées, à la faveur de la pandémie, au bénéfice du secteur privé, le plus souvent sans conditions écologiques, fiscales et sociales. Bascule-t-on de l’État-providence vers une forme de « corporate welfare » ?

«Vous avez besoin d’argent, je vous en donne », n’a cessé de répéter aux chefs d’entreprise Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, des Finances et de la Relance, tout au long de l’année 2020. « C’est dans ces moments de crise qu’il faut profiter de l’argent de l’État », leur a-t-il même dit[1]. « L’argent magique », qui n’existait pas, pouvait finalement couler à flots. Pour qui s’était habitué à voir Bercy rechigner à dépenser chaque million d’euros, les chiffres peuvent donner le tournis : 240 milliards d’euros d’aides publiques au secteur privé en moins de 18 mois. Soit plus de trois fois le budget de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, ou presque six fois celui de la Transition écologique[2].

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Depuis le début de la pandémie, Bercy, rétif à la dépense, a donc donné l’impression d’avoir tourné casaque : l’unité de compte est devenue le milliard d’euros, à dépenser aussi vite que possible. Près de 140 milliards ont ainsi été engagés sous forme de prêts garantis par l’État, 35 milliards pour le fonds de solidarité pour les entreprises, 35 milliards pour le chômage partiel (dont un tiers pris en charge par la sécurité sociale), ou encore 10 milliards d’euros d’exonérations de cotisations et d’impôts. Sans même parler du plan de relance et des plans sectoriels, ni du plan France 2030 à venir. Le « quoi qu’il en coûte » n’était donc pas qu’un mot en l’air. Pour certains commentateurs, il illustre même le retour de l’État interventionniste.

Il n’est pas ici question de mettre en doute la pertinence de soutenir le secteur privé à partir du moment où les pouvoirs publics décidaient de confiner le pays et arrêter certaines activités économiques. En plus d’être justifiées, des politiques contra-cycliques, comme les appellent les économistes, étaient nécessaires. Néanmoins, constater que les robinets sont ouverts ne suffit pas à caractériser une politique. Encore faut-il savoir qui en est bénéficiaire (et qui ne l’est pas), dans quel but et à quelles conditions. Les services publics ont ainsi été le plus souvent oubliés, tandis que les plus pauvres ont dû se contenter de 0,8 % des 100 milliards d’euros du plan de relance. Le ministre de l’économie écarte ces réserves en affirmant que les aides au secteur privé « ont permis de sauver nos emplois, nos entreprises et l’économie française ». Qu’en est-il ? Qui en a bénéficié et pour quels montants ? Pour quels résultats ?

Chercher à répondre à ces questions est le sens du travail que nous avons tenté de mener avec l’Observatoire des multinationales et l’opération « Allô Bercy », ainsi nommée en référence au travail de David Dufresne sur les violences policières. Précisons d’abord que ni Bercy ni le ministère du travail ne font preuve d’une véritable transparence en la matière : il est impossible de savoir combien ont touché des multinationales telles qu’Atos, Bouygues ou Vinci grâce aux dispositifs de chômage partiel, alors qu’elles sont soupçonnées d’en avoir abusé. Difficile d’exercer, tant pour le législateur que l’observateur journaliste ou citoyen, un contrôle démocratique sur l’utilisation de ces centaines de milliards d’euros.

Un CAC 40 sous perfusion d’argent public qui gâte ses actionnaires

En recoupant les informations parcellaires disponibles (presse régionale ou spécialisée, documents officiels des entreprises, informations syndicales, etc.), nous avons néanmoins pu pointer les contradictions visibles d’un « quoi qu’il en coûte » qui s’est appliqué sans condition à des multinationales du CAC 40 versant de généreux dividendes ou supprimant des emplois. À force de signalements sur les réseaux sociaux[3], une réalité moins reluisante que la communication officielle de Bercy est ainsi apparue avec évidence : 100 % des groupes du CAC 40, qu’ils aient été en difficulté ou non, ont bénéficié et bénéficient encore des aides publiques liées à la pandémie de Covid19[4].

Plusieurs faits établis de façon robuste posent question. Comment se fait-il que 80 % des groupes du CAC 40 ayant eu recours au chômage partiel (c’est-à-dire qu’ils étaient supposés ne pouvoir assumer la charge de la rémunération de leurs salariés) ont, dans le même temps, considéré disposer d’une trésorerie suffisamment conséquente pour verser des dividendes en 2020 et/ou en 2021 ? Pourquoi 63 % des groupes qui ont eu recours au chômage partiel – dispositif supposé éviter les suppressions d’emplois – en ont malgré tout supprimé ? De même, comment expliquer que le CAC 40 puisse supprimer 62 500 emplois, dont près de 30 000 en France alors qu’il a annoncé une rémunération des actionnaires en hausse de 22 %, atteignant les 51 milliards d’euros ?

Avec les données à notre disposition, nous avons pu également montrer que le CAC 40 réussissait l’incroyable prouesse de redistribuer de manière agrégée à ses actionnaires l’équivalent de près de 140 % des profits réalisés en 2020 ! Pas un seul économiste ne peut se réjouir que ces groupes aient puisé dans leur trésorerie ou dans leurs lignes de crédit pour rémunérer leurs actionnaires plutôt que d’investir plus massivement dans cette fameuse économie du monde d’après. Il sera également difficile de justifier pourquoi la rémunération de PDG de groupes sous perfusion d’argent public a augmenté en moyenne de 10,5 % en 2021 par rapport à 2019[5].

Moralement insoutenable, économiquement injustifiable

Grassement servies sur un plateau d’argent, ces multinationales ont en moyenne – hormis quelques grands blessés – largement profité de la période de pandémie. Les 37 groupes du CAC 40 qui ont publié leurs résultats du premier semestre 2021 ont ainsi dégagé 57 milliards d’euros de profits, effaçant des records leurs excellents résultats du premier semestre 2019[6]. Cette bonne santé économique ne se limite pas aux très grandes entreprises : jamais, même après le tournant de la rigueur de 1983 et la compression durable des salaires qui a suivi, les entreprises n’avaient affiché un taux de marge (part des bénéfices dans la valeur ajoutée) si élevé : 36,1 %. C’est vertigineux.

S’il n’a manqué aucune voix pour saluer l’engagement et le dévouement de celles et ceux qui se sont retrouvés en première ou seconde ligne face à la pandémie (soignant.e.s, éboueurs, caissières, etc.), ce sont bien les entreprises du secteur privé (hormis celles de quelques secteurs spécifiques), et tout particulièrement les grands groupes, qui sortent grands gagnants de la pandémie. La première question à soulever est morale et politique : n’est-il pas indécent qu’une partie du secteur privé, et avec lui ses dirigeants et actionnaires, se soient enrichis en période de calamité sanitaire, notamment grâce à l’argent public ?

En 1916, en pleine Première Guerre mondiale, les parlementaires français ont adopté une contribution extraordinaire sur les bénéfices exceptionnels réalisés pendant la guerre. En 2021, le gouvernement refuse d’en faire autant et protège, tant dans les paroles que dans les actes, l’enrichissement d’une partie du secteur privé et des plus riches de ce pays. À eux vont les profits tirés de la pandémie. Dans le même temps, les études montrent que les plus précaires et pauvres du pays sont ceux qui ont le plus souffert de la période. Et c’est à eux que l’on promet des politiques d’austérité dans les mois à venir (réforme de l’assurance-chômage, des retraites, etc.).

Une tendance qui n’est pas nouvelle

Derrière la question morale et politique se pose aussi celle du bon usage des deniers publics. La préférence du CAC 40 pour la rémunération « quoi qu’il en coûte » des actionnaires et la suppression d’emplois en France « quoi qu’il advienne » n’est pas nouvelle : les dividendes versés par le CAC 40 ont augmenté de 269 % depuis l’an 2000, alors que ses effectifs en France baissaient de 12 % sur la même période[7]. Contrairement aux affirmations de Bruno Le Maire, les bons résultats financiers du CAC 40 d’un jour ne sont pas à l’origine des emplois du lendemain. Débloquer de l’argent public pour ces grandes entreprises sans aucune conditionnalité sociale, fiscale ou écologique induit donc nécessairement un transfert de richesse de l’État vers les acteurs privés (entreprises, actionnaires et dirigeants) qui se soustraient à tout objectif d’intérêt général.

Depuis 20 ans, les pouvoirs publics n’ont jamais cessé d’alimenter cette spirale inflationniste des aides publiques aux entreprises privées. Avant la crise de 2008-2009, ces aides ne représentaient que 65 milliards d’euros par an[8]. Ce montant a atteint 110 milliards d’euros par an en 2012[9] et, avec le pacte de responsabilité et le CICE (crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi), François Hollande et Emmanuel Macron les ont fait grimper jusqu’à 150 milliards d’euros par an. Soit un bond de 230 % en moins de quinze ans. Presque 7 % de croissance par an en moyenne, bien plus que la croissance du produit intérieur brut (PIB), de l’inflation, des aides sociales ou des salaires.

La pandémie de Covid-19 a été l’occasion pour Emmanuel Macron et son gouvernement d’accélérer et intensifier ce transfert de ressources publiques vers le secteur privé. La fin annoncée du « quoi qu’il en coûte » ne siffle d’ailleurs pas le début d’un reflux. D’abord parce qu’il cède sa place au « sur-mesure » qui va continuer à soutenir certains secteurs. Mais aussi et surtout parce que des formes d’aides publiques (baisse des impôts de production) sont désormais pérennisées, qu’un nouveau plan de relance est dans les tuyaux et que des annulations de dettes privées sont même envisagées[10].

L’argent magique existe, ce sont les entreprises privées qui en profitent. Souvent au nom de la sauvegarde et/ou de la création d’emplois, même si ce n’est jamais suivi d’effets. Ainsi, le Medef, qui se plaignait fin août des « difficultés de recrutement », a obtenu dès mi-septembre une nouvelle aide pour encourager l’embauche des chômeurs inscrits depuis plus d’un an. Comme souvent, sans que rien ne soit exigé en retour. Sans changer les règles du jeu. Sans agir pour que le monde d’après soit fondamentalement différent du monde d’avant. Sans que l’argent public ne soit conditionné à la transformation de l’appareil productif.

Garantir la profitabilité des entreprises privées

La doctrine économique n’a pas changé : « L’État n’a pas vocation à diriger l’économie », martèle Bruno Le Maire. Il ne l’a pas fait pendant la pandémie et il se contentera de pérenniser une partie des avantages obtenus par le secteur privé au cours de la période. Par temps de Covid-19, le maquis des aides publiques aux entreprises n’a cessé de s’épaissir : on en compte plus de 2 000 aujourd’hui en France. Beaucoup de droits, peu de devoirs. Par son soutien indéfectible et inconditionné, l’État a sauvegardé la profitabilité des grandes entreprises, les revenus des actionnaires et des dirigeants et a amplifié le détournement des ressources publiques au service de l’accumulation du capital.

À l’État-providence, qui avait vocation à protéger les citoyens face aux incertitudes et risques économiques et sociaux de l’existence (chômage, maladie, vieillesse, accident, pauvreté, etc), se substitue progressivement un État qui vient garantir les intérêts du capital et de ses détenteurs et réduire les risques et incertitudes intrinsèques à l’activité économique. À la sécurité sociale pour les salariés, le Medef préfère la sécurité économique garantie par la puissance publique. Bienvenue dans le « corporate welfare » qui, sous nos yeux, vient progressivement remplacer notre « welfare state ».

En 2021, la part de la richesse nationale consacrée à la dépense publique ne dit rien du projet politique poursuivi : encore faut-il préciser quels sont ceux qui voient leur part du gâteau grossir. Aujourd’hui, les grandes entreprises et détenteurs des capitaux sont les principaux bénéficiaires de cet interventionnisme public. Charge aux projets politiques transformateurs de s’attaquer à ce véritable maquis des aides publiques au secteur privé : compte tenu de leur ampleur, conditionner l’ensemble de ces aides à des objectifs sociaux, écologiques et fiscaux est sans doute l’un des leviers les plus puissants pour enfin transformer notre appareil productif et le rendre compatibles avec les grands objectifs sociaux et écologiques de ce début de 21e siècle.

NDLR : Maxime Combes et Olivier Petitjean sont les auteurs du rapport « Allô Bercy ? Aides publiques : les corona-profiteurs du CAC 40 » publié par l’Observatoire des multinationales en octobre 2020.

Maxime Combes

Économiste, Membre d'Attac

Olivier Petitjean

Journaliste, Co-fondateur et coordinateur de l'Observatoire des multinationales

Mots-clés

Covid-19