Littérature

La vie est un roman – sur Les Vies de Jacob de Christophe Boltanski

Journaliste

Après La Cache (prix Femina 2015) et Le guetteur (2018), explorations filiales, Christophe Boltanski poursuit son œuvre romanesque en remontant le fil de l’existence de Jacob B’chiri, dont la seule trace tangible est un album de photomatons. Sitôt dénichées aux puces, les 369 photographies qui le composent inspirent à Boltanski une quête presque vaine, amenant plus de questions que de réponses. Ce n’est pas une vie qui se dessine alors, mais une trajectoire plurielle entre guerres et exils, désirs et ambitions artistiques, Djerba et Paris.

« We can be heroes, just for one day/On peut être des héros, seulement pour une journée » chantait David Bowie. « À l’avenir, chacun aura droit à 15 minutes de célébrité mondiale » prophétisait (à juste titre) Andy Warhol. Pas sûr que la célébrité de Jacob B’chiri devienne mondiale, ni qu’elle ne dure qu’un petit quart d’heure ou une journée. Ce qui est sûr, c’est que cet individu perdu, dissous, noyé dans la foule des humains, mort et oublié de tous (si ce n’est de ses deux enfants) est le héros étonnant du superbe « romanquête » de Christophe Boltanski, Les Vies de Jacob.

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Tout est parti d’un album poussiéreux déniché aux puces : dedans, 369 photomatons alignés page après page, pris entre 1970 et 1974, représentant le même visage de jeune homme dans mille configurations diverses (sérieux, rieur, anxieux, pitre, de face, de profil, de ¾, droit, penché, levé, parfois accompagné d’une autre personne ou d’une autre photo…). 369 selfies dirait-on aujourd’hui. À côté des photos (ou derrière), des annotations brèves : lieux, adresses, dates, et souvent ce nom signé, Jacob B’chiri.

Le livre de Boltanski prend ainsi d’abord la forme d’une interrogation face à des images muettes, d’un déchiffrage de hiéroglyphes, d’un commentaire d’art contemporain. Quel est cet objet étrange, cette création d’art brut, cet artefact d’Arte povera, qui évoque de loin les œuvres de l’oncle de l’auteur (Christian Boltanski, qui vient de nous quitter), et rappelle aussi des créations de Breton, Warhol, Avedon, Vaccari… Que cherchait-il à nous dire ? Que signifie-t-il aujourd’hui ? Qu’est-ce qui a pu inciter un trentenaire à passer ainsi méthodiquement et quasi-quotidiennement dans la cabine d’un photomaton ? Et qu’est-ce qu’un photomaton ? Un espace privé-public ? Une chambre noire ? Une machine anthropométrique ? Un auxiliaire administratif ? Un outil qui tire éventuellement le mécanique et l’anonyme vers l’art ? Un miroir ? Photo, maton, prison ? Photo, matons, domptons ou regardons ? Boltanski développe toutes ces interrogations, ces potentialités, ces hypothèses, pour en arriver dans un premier temps à cette idée : l’homme qui a fait et consigné ces 369 clichés a sans doute voulu dire aux autres et à lui-même : j’existe.

La vue d’un simple visage démultiplié 369 fois comme énigme suffisante pour que l’auteur s’adonne entièrement à une quête magnifique et dérisoire.

Mais qui était cet homme qui n’était pas persuadé d’exister ? Qui était Jacob B’chiri, qui se prénommait aussi selon les lieux et les époques Jacques, Jack, Zakine, Yaakov ? Un acteur ? Un artiste ? Un agent secret ? Un assassin ? Un fugitif ? Dans un deuxième mouvement, le livre devient enquête. Une enquête policière sans policier ni crime ni cadavre (si ce n’est celui de B’chiri, décédé en 2014 de mort naturelle), un peu à la façon des romans flottants de Patrick Modiano qui font revivre en pointillés des êtres, des époques et des lieux oubliés. Lentement, patiemment, à partir des maigres indices de l’album semés comme les cailloux du petit Poucet, Christophe Boltanski essaye de remonter ce que fut l’échelle de ce Jacob, barreau après barreau. La vue d’un simple visage démultiplié 369 fois comme énigme suffisante pour que l’auteur s’adonne entièrement à cette quête magnifique et dérisoire : redonner chair et consistance existentielle à ce visage en forme de grand point d’interrogation. À partir des quelques adresses inscrites dans l’album à Rome, à Bâle, dans le Beaujolais, à Marseille, puis Genève, Boltanski suit la trace de cet étrange globe-trotteur, de cet Ulysse du XXe siècle qui a affronté le cyclope immobile du photomaton. De fil en aiguille, de rencontres en coups de fil, de visites en déplacements, la remontée de la piste l’emmène bien au-delà de l’Europe, à Djerba, puis en Israël. Et le livre mute encore, l’enquête devient roman familial, avec conflit d’héritage, divisions, exil, déclassement…

Sans trop déflorer le livre, on peut dire que l’auteur (et le lecteur) apprend que Jacob B’chiri a grandi dans la communauté juive de Djerba, puis a été envoyé seul dans un pensionnat en Israël, a travaillé pour la compagnie El Al, peut-être pour le Shin Bet, suivi des études d’art plastique et d’architecture à Paris, travaillé dans les institutions juives de France, puis terminé sa carrière comme directeur des services funéraires du Consistoire de Paris. Il faut de suite préciser à la suite de ce résumé que ce parcours de vie résulte des investigations de Boltanski, mais aussi de son imagination. Il a bien fallu remplir les nombreux blancs laissés entre les quelques épisodes avérés et vérifiés, ou d’autres épisodes aussi incertains que les témoignages qui les évoquent.

Ce qui est beau, et infiniment romanesque, c’est que malgré tout le travail et les efforts d’élucidation de l’auteur, Jacob B’chiri reste un mystère. Et sa vie, un paysage troué d’énigmes. Par exemple, pourquoi Jacob n’a-t-il pas persévéré dans les arts plastiques ou l’architecture alors qu’il semblait avoir obtenu ses diplômes ? Pourquoi avoir à un moment coupé tout contact avec ses enfants ? Pourquoi n’être jamais retourné à Djerba, paradis de son enfance ? Pourquoi avoir travaillé dans les institutions juives alors qu’il n’était pas spécialement pratiquant ? Pourquoi avoir consacré quinze années de sa vie à la tâche ingrate des rites funéraires (service pour lequel on vous appelle à toute heure du jour, de la nuit ou du week-end, car les décès ne préviennent pas et les morts n’attendent pas dans la tradition juive) jusqu’au point de briser son couple.

Boltanski formule des hypothèses de réponses à toutes ces questions sans pouvoir les épuiser. Il nous enseigne que le mot « vie » ne connaît pas le singulier en hébreu. La vie de Jacob doit donc être conjuguée au pluriel : toutes les vies qu’il a vécu sous différentes identités et dans différents pays, mais aussi toutes celles qu’il a imaginées, projetées, échafaudées mentalement. Jacob B’chiri était comme nous toutes et tous : à la fois semblable aux autres et absolument unique. Et plurielle dans son unicité. Nul doute que l’auteur comme le lecteur pourrait trouver en Jacob, ne serait-ce que fugacement, un reflet de soi-même. Avec ce livre prenant et profond, Christophe Boltanski nous dit ceci : célèbre ou anonyme, toute vie est singulière, toute vie est multiple, toute vie est une énigme, toute vie est un roman qui mérite d’être arrachée à l’oubli.

Christophe Boltanski, Les vies de Jacob, Stock, 2021, 234 pages.


Serge Kaganski

Journaliste, Critique de cinéma

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