Littérature

Un « éloge de l’ombre », nouvelle manière – sur Klara et le Soleil de Kazuo Ishiguro

Professeur de littérature anglaise

Dans son nouveau roman, l’écrivain britannique, et prix Nobel 2017, Kazuo Ishiguro écrit depuis la perspective de Klara, une « Amie Artificielle », c’est-à-dire un robot ultra-performant créé pour soutenir et consoler un·e enfant ou un·e adolescent·e malade ou fragilisé·e. Il y explore l’altruisme, l’amitié, le sentiment de solitude, mais aussi, en se plaçant dans les yeux de Klara, la part d’humanité d’une étrange forme de « vie », robotique et programmée.

Signe des temps, Klara et le soleil fonctionne, comme la nouvelle génération de moteurs full hybrid, de manière double : classiquement thermique, d’un côté, et, de manière plus innovante de l’autre, à l’énergie solaire. Avec cette histoire de robots alimentés par les rayons du soleil, parue peu de temps après Machines Like Me, d’Ian McEwan – les romanciers contemporains d’outre-Manche sont, décidément, très technophiles –, le récent lauréat du Prix Nobel de littérature (2017) laboure, sous des dehors futuristes, un terrain familier, celui des valeurs qui fondent à ses yeux l’humanisme. L’occasion est trop belle de s’interroger sur ce que « vaut » une littérature nobélisée.

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Commençons par ce qui ne se voit pas, du moins au premier regard. Près de cent après la parution de l’original, en 1933, Kazuo Ishiguro publie son propre « éloge de l’ombre ». Marchant, mais sans le claironner sur les toits, à l’ombre de l’écrivain Jun’ichirö Tanizaki, et de son traité sur l’esthétique du même nom, inconsolable de l’avènement programmé de la pleine et grande lumière, qui écrase reliefs et contrastes et dissout les nuances, et de la disparition symétrique de la pénombre, ce n’est qu’en apparence qu’Ishiguro se tourne vers le plus lumineux des astres. Héliotrope, Klara, son personnage de robote ? Assurément, et cela donne lieu à de saisissantes pages, où, tranchant avec la grisaille environnante, l’AA – pour « Amie Artificielle » – baigne dans la lumière orangée qui la réchauffe mais dont elle dépend cruellement.

Dotée d’un pouvoir d’observation hors du commun, elle n’a pourtant rien de flamboyant. C’est même tout le contraire. L’énergie, ou l’assistance, dont elle procède est de type secrètement oblatif. Sacrifice de Klara ; sacrifice des AA (et autres B3, de nouvelle génération), programmés pour s’effacer derrière les adolescents au service desquels ils ont été affectés et disparaître, une fois leur devoir accompli. C’est dans la « Cour » d’une casse à l’écart de la ville, dominée par une grue de chantier dans le lointain, que Klara attend l’heure, désormais proche, où ses batteries arrivées en bout de course seront dans l’incapacité de se recharger. Au cimetière des éléphants de lithium, les robots, dont l’obsolescence des composantes, pour reprendre un terme de la grande distribution, se veut structurelle, se cachent pour « mourir ». 

Au reste, déjà de son « vivant » – on se surprend, et là n’est pas le moindre des talents d’Ishiguro, à anthropomorphiser ces machines et à parler d’elles comme si elles étaient humaines, autant que vous et moi –, c’était toujours en retrait que se tenait Klara, dans l’enfoncement d’une porte ou le refuge d’un cagibi à aspirateurs. À l’écart elle sert et brille, osera-t-on, en songeant à l’attention toute en retenue et en effacement dont elle témoigne, depuis qu’elle a quitté la boutique et sa double exposition, aux rayons du soleil – son « nutriment » de prédilection – d’une part, et aux regards des acheteurs potentiels de l’autre, rivés sur elle à travers la vitrine.

Klara, qui n’hésitera pas à verser son « sang », en l’occurrence le PEG-9 qui lubrifie les rouages contenus dans sa tête ; Klara, au sacerdoce clairement discret, pour ne pas dire obscur, mais dont la réussite s’avère pourtant éclatante. Que ce soit ou non à la suite des stratagèmes mis en œuvre par l’Amie de synthèse, dont on dirait le dévouement exemplaire, n’était la maladresse insigne avec laquelle elle s’en acquitte, toujours est-il que la fillette à qui elle tient lieu de dame de compagnie, Josie, âgée de 14 ans, recouvre comme par miracle la santé, dans une débauche de lumière faisant irruption dans sa chambre d’éternelle convalescente. D’où la réussite paradoxale d’un roman théoriquement placé sous l’égide du soleil, et de son énergie érigée en matière pour ainsi dire spirituelle, mais dont la tonalité en demi-teinte revient à faire l’éloge de l’ombre et du clair-obscur. Car « ce qui brille fort ne procure pas l’apaisement de l’esprit », si l’on en croit du moins le Grand Jun’ichirö Tanizaki.

Leurs voitures ressemblent aux nôtres, la pollution et sa fumée noire n’ont pas été maîtrisées, et les « villes de solitude » s’y rencontrent à chaque coin de rue, et même à la campagne.

Pas question, cependant, de rabattre le dernier roman d’Ishiguro du côté d’un quelconque style « japonisant ». On s’en voudrait de provoquer le courroux de celui qui a quitté le Japon à l’âge de cinq ans, et n’y a jamais vécu depuis, et qui s’agace quand les critiques ne cessent de le ramener à l’atmosphère et au cadre japonais de ses premiers écrits, Pale View of Hills (1982) / Lumière pâle sur les collines (1974), et An Artist of the Floating World (1986 / Un artiste du monde flottant (1987).

Tout au contraire, le décor est ici vaguement nord-américain, impersonnel et passe-partout à souhait, et l’ambiance, modérément futuriste. On dit « ambiance » à dessein, en pensant au récent essai de Bruce Bégout, Le concept d’ambiance (Seuil, 2020), stimulante tentative de revenir sur la fortune d’un mot, analysé par le philosophe bordelais, par ailleurs connu pour ses travaux sur l’ordinaire, la banalité et la (re)découverte du quotidien, à la lumière, en particulier, de la phénoménologie. À la fois spatiale – elle se ressent autour de nous – et affective, l’ambiance est indéfinissable, et pourtant elle se fait affectivement sentir, au point de peser sur les comportements. Exactement comme se fait sentir, de manière sourdement inquiétante, la dimension d’anticipation d’un récit qui, sans jamais mettre les points sur les i, multiplie les indices d’un futur en (imperceptible) décalage avec notre condition présente. 

Dans le monde des AA comme Klara, l’I.A. trône en majesté, la sélection génétique, axée sur le tri entre jeunes élèves en fonction de leurs compétences académiques, procède le plus tranquillement du monde à une ségrégation qui ne dit pas son nom. La robotisation, enfin, a remplacé certaines formes et catégories de travaux et de travailleurs, les condamnant à une forme de retraite qui n’a rien de doré. 

Pour le reste, leurs voitures ressemblent aux nôtres, la pollution et sa fumée noire n’ont pas été maîtrisées, et les « villes de solitude » s’y rencontrent à chaque coin de rue, et même à la campagne. Ordinateurs et téléphones s’y nomment « oblongs », et l’enseignement – prodigué à la crème des élèves, s’entend – s’y exerce en ligne, en mode solitaire et désincarné. D’où le besoin pressant d’amis de substitution. 

Rien de foncièrement différent, on le voit, tout au plus Ishiguro s’est-il laissé aller à radicaliser une tendance de fond déjà présente dans nos sociétés occidentales. Diffuse est la menace qui suinte des murs et des toits, indéfinissable mais néanmoins palpable. La défamiliarisation, qui est bien davantage qu’un simple dépaysement, y est suffisamment prononcée pour que s’installe durablement une « ambiance » inquiétante, voire délétère. Dystopique, d’un mot. 

Plane l’ombre d’un précédent roman, Never Let me Go (2005) / Auprès de moi toujours, avec à l’arrière-plan, le clonage, les services rendus par les donneurs, et leur fin planifiée. Des échos de La Servante écarlate, de Margaret Atwood, viennent aussi à l’esprit, à la faveur du parallèle entre Offred, la Servante sélectionnée pour la Reproduction, narratrice à la première personne, et Klara, elle aussi en charge d’un récit, rétrospectif dans son cas.

Mettre en avant l’abnégation discrète

Fidèle à un sillon qu’il creuse depuis de longues décennies, Ishiguro suit sa problématique qui est celle du service, du don de soi. On se rappelle la narration confiée à Stevens, le « grand » majordome (ou du moins se figurant tel) des Vestiges du jour, s’interrogeant, à la lumière rasante d’un soleil arrivé lui aussi en bout de course, sur le bien-fondé de son dévouement, corps et âme dans son cas, à un personnage, Lord Darling, et à une cause, les sympathies pronazies d’un aristocrate au patriotisme dévoyé.

Serait-ce que Klara, à l’image du butler, s’est trompée sur la « grandeur » du service rendu ? Se serait-elle bercée d’illusions ? Est-ce dans le leurre que Klara a passé le plus clair de son temps ? Foncièrement ishigurienne, l’interrogation de nature éthique se veut dérangeante, sans tout à fait parvenir à l’être. Sans doute – mais ce n’est qu’une hypothèse – parce qu’elle colle de trop près, dans le cas présent, avec les biais cognitifs et perceptifs dont sont constitutionnellement dotées les machines comme Klara. 

Certes, si on lit le roman comme une parabole, ou bien encore comme une fable, leurs aveuglements se veulent analogiques des nôtres, humains trop humains. Mais, à la différence des hommes, l’androïde, à ce stade de son développement du moins, ne peut pas faire autrement que s’abuser, qu’aller de faux pas en bévue ; malgré ses intentions, les meilleures du monde assurément, et bien que perfectible, il est condamné à l’approximation et à l’inadéquation. 

Si elle l’imite à la perfection, le simulacre qu’est Klara ne sera jamais Josie, quand bien même on lui demanderait de prendre sa place. Le moment virtuellement Dorian Gray du roman – n’en disons pas plus, de peur de « spoiler » le film qui sera sans doute tiré du roman – Ishiguro ne l’assume pas. Sa fantasy ne bascule jamais du côté du fantastique, mais ce serait se méprendre sur ses intentions, mais aussi sur son éthique d’écrivain fraîchement nobélisé, que de penser qu’il aurait pu céder à ces penchants-là. Il aura préféré renoncer. La littérature, qu’il vénère à la hauteur du culte que porte Klara à la chaleur nourricière du soleil, ne le souffrirait pas. L’enquête menée par la robotique femme de l’ombre sur, au fond, les « bons sentiments », qu’ils s’agitent dans le cœur de Josie ou dans celui des adultes qui l’entourent de leur affection, et que Klara ne peut faire, au mieux, qu’imiter, fait-elle la seule bonne littérature qui vaille ? Les jurés du Nobel l’ont pensé, et on voit mal comment ce dernier opus pourrait les décevoir…

Abnégation, altruisme (AA), donc. D’aucuns les trouveront exemplaires, voire héroïques. Héroïsme à bas bruit – bien dans l’esprit des romans d’Ishiguro, passé maître dans l’art subtil de mettre en avant l’antithèse absolue du narcissisme et de la promotion de soi à tout crin. Le lire, repose – infiniment – de certaines de nos auto-fictions tapageuses.

Entrer dans la peau de l’autre, fût-il robotisé, est son atout maître.

À bien y réfléchir, est-ce attentatoire à l’idée qu’on se fait de la chose littéraire que de regretter la trop grande docilité de Klara ? Peu d’incartades chez elle, une désobéissance minimale, un refus caractérisé de l’insoumission. À l’image du style, lisse et sans aspérités, de celui qui la fait parler, telle une marionnette à la fois sophistiquée et ingénument naïve, les coups de canif dans le contrat sont rares. Quant à la facilité avec laquelle la poupée ventriloque adhère à l’idéologie de la servitude volontaire, elle glace le sang.

Mais on s’en voudrait de sous-estimer la ruse de l’histoire, potentiellement à double fond, contée par Ishiguro. Il est vrai qu’il peut se targuer, la prouesse est de taille, de faire d’une pierre deux coups. Entrer dans la peau de l’autre, fût-il robotisé, est son atout maître. Voir avec ses yeux, surtout : admirable, dans Klara et le soleil, est l’objectivisme, à la fois scrupuleux et obsessionnel, à la faveur duquel il est rendu compte de la Weltanschauung de Klara, de son Umwelt de plus en plus dysfonctionnel.

On jurerait un remake de La Jalousie, ce pur chef-d’oeuvre d’optique et de géométrie que signait Alain Robbe-Grillet en 1957. Le dispositif y est porté à son comble, qui découpe le réel en lamelles horizontales, quand ce n’est pas sous la forme de « boîtes de dimensions inégales », lesquelles achèvent de fragmenter, en le déstructurant à la manière d’un tableau cubiste, le champ de vision : « Quand Josie était souffrante, le ciel avait la teinte de son vomi ou de ses selles pâles, ou il était traversé de stries rouge sang. Parfois le ciel se divisait en une série de segments carrés, dont chacun était d’une nuance de violet différente. »

Le deuxième prodige qu’accomplit Ishiguro a pour nom pédagogie, à moins qu’on ne préfère parler de méta-littérarité. Klara et le soleil enjambe l’histoire du roman, depuis ses origines victoriennes (Le magasin d’antiquités, de Charles Dickens), jusqu’à la littérature pour la jeunesse (la série des Toy Story, ou bien encore L’ourson Corduroy (1968), où c’est un ours en peluche qui attend derrière la vitre de la boutique qu’une petite fille lui trouve un foyer), en passant par la saga des Dark Materials de Philip Pullman, qui imagine que chaque enfant dispose, pour lui tenir compagnie, d’un daemon, là sous une forme expressément animale. Sans oublier la science-fiction.

Mais c’est surtout la fiabilité de Klara en sa qualité de narratrice, mais aussi de lectrice incertaine des signes qui l’entourent, qui se voit mise à la question. Tapi dans l’ombre, Ishiguro observe son monde, attendant patiemment que les lecteurs assument leur part de l’énigme à résoudre.

Kazuo Ishiguro, Klara et le soleil (Klara and the Sun), traduit de l’anglais par Anne Rabinovitch, Gallimard, « Du monde entier », septembre 2021, 386 pages.


Marc Porée

Professeur de littérature anglaise, École Normale Supérieure (Ulm)

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