Cinéma

Apparences trompeuses – sur Tromperie d’Arnaud Desplechin

Journaliste

Avec Tromperie, Arnaud Desplechin s’est enfin laissé tenter par l’idée d’adapter un roman de Philip Roth, dont il est un fier lecteur. C’est dire que les thèmes de l’histoire rejoignent les obsessions qu’on lui connaît : les relations homme-femme, l’imbrication entre fiction et réel, le goût du verbe, la psychanalyse et l’ambiance cinéma d’espionnage. Le grand film romanesque de nos forclusions pandémiques.

Cela devait finir par arriver. À force de clamer son admiration pour Philip Roth dans ses interviews, ou d’en distiller des échos subtils dans ses œuvres, Arnaud Desplechin a enfin adapté directement un roman de l’écrivain : Tromperie, un de ses plus méconnus, peut-être un roman mineur, fondé essentiellement sur des dialogues.

Cela devait finir par arriver, bis. À force de tourner subrepticement autour de la question juive, dans ses interviews comme dans ses films, le philosémite Arnaud Desplechin y va enfin frontalement dans Tromperie, sans toutefois épuiser le sujet (infini, il est vrai, comme les discussions talmudiques).

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Voilà donc les deux « nouveautés » de Tromperie, plutôt des éclaircissements que des nouveautés d’ailleurs, comme si le cinéaste haussait la voix ou faisait le point net sur des obsessions autrefois murmurées, indirectes, en pointillés. Pour le reste, sous ses apparences « trompeuses » de film de chambre, d’œuvre de transition, Tromperie laboure les sillons déjà connus du Desplechinland : les relations homme-femme, l’imbrication entre fiction et réel, la frontière floue entre autobiographie et transfiguration romanesque, le goût des acteurs et du verbe, l’appétence pour la diction comme musique, la psychanalyse, la récurrence du genre espionnage et de l’Europe coupée en deux par la guerre froide, les plans en clair-obscur, les lumières mordorées dans des intérieurs saturés de signes.

Tromperie commence dans un théâtre vide (on croit reconnaître les Bouffes du Nord). Une femme sans nom (splendidement incarnée par Léa Seydoux), peut-être une actrice, on ne sait pas, sur scène, en coulisses ou dans une loge, on ne sait pas trop non plus, commence à raconter son affaire amoureuse avec Philip, un écrivain américain célèbre. Elle est malheureuse en mariage et a vécu pendant un an ou deux une relation passionnelle avec l’écrivain, lui aussi marié. Celui-ci apparaît à son tour dans l’espace vide et abstrait du théâtre et demande à son amante de décrire le bureau londonien où ils ont passé l’essentiel de leur temps adultérin.

La femme sans nom entreprend la description et la pièce de travail de l’écrivain se matérialise petit à petit sous nos yeux : on passe insensiblement de Paris à Londres, du théâtre au cinéma, de la parole à l’incarnation, d’un lieu dénudé à une pièce chargée avec ses larges fenêtres, son bureau, des manuscrits, des stylos, des objets, des meubles, etc. Maintenant, la femme est allongée sur un divan du bureau et décrit Philip.

Ce début du film, qui dure quelques minutes, cinq, peut-être dix, est vertigineux, empilant couche après couche les procédés fictionnels, brouillant toutes les séparations entre réel et fiction comme entre les divers régimes de fiction. Faisons une pause et reprenons. Tromperie est donc d’abord un roman de Roth, spécialiste dans le brouillage entre l’autobiographie et le romanesque, la réalité et les projections de l’imaginaire. Pour situer le paysage fictionnel incertain de Tromperie, le personnage d’écrivain s’appelle Philip : ni Philip Roth, ni Nathan Zuckerman, ni le réel ni l’habituelle doublure fictive.

Tromperie est ensuite un film d’Arnaud Desplechin, qui eut jadis à affronter un procès intenté par son actrice, Marianne Denicourt, pour avoir trop mélangé réalité et fiction dans Rois et reine. (Elle fut déboutée). En adaptant Tromperie, nul doute que le cinéaste rend autant hommage à son écrivain préféré qu’il travaille sur son propre passé et sa propre matière cinématographique. Mais l’enchâssement des poupées russes de la réalité et de la fiction ne fait que commencer : Tromperie démarre au théâtre, et c’est le verbe théâtral qui précède et crée le décor essentiel du film (le bureau de l’écrivain) et ce qui s’y passe.

Ce qui s’y passe, c’est le temps compté de rencontre entre deux amants trompant leurs conjoints respectifs mais passant plus de temps (du moins, plus de temps d’écran) à bavarder qu’à baiser. Parler ou faire l’amour. Érotisme de l’oralité, des voix et des dictions. Qu’il précède ou suive la chair, le verbe la dépasse, la domine, occupe le terrain du film. Il y a une logique à cela puisque ce lieu de cinéma (le bureau, les deux amants, leur relation) a un statut ambigu : on l’a vu se former à l’écran à partir des mots de la femme dans le théâtre. Alors, ce qui advient dans ce bureau est-il réel ou simplement le fruit de l’imagination de l’écrivain ou un mélange indistinct de plusieurs niveaux ?

La question se reposera vers la fin du film, lors d’une querelle entre Philip et son épouse. Celle-ci lui reproche avec colère de la tromper ; lui rétorque que l’amante n’existe pas, qu’elle n’est qu’une créature romanesque, une figure de fiction. « Comment veux-tu que je baise des mots ! » se défend-il en hurlant. On n’est certes pas obligé de le croire, mais le doute est là. Cette liaison extra-conjugale existe-t-elle ? Ou seulement dans le cerveau de l’écrivain ?

Autre indice semant le trouble, autre emboitement de poupée russe : le divan sur lequel la femme poursuit ses descriptions après le théâtre. Le bureau de l’écrivain et le cabinet du psy, c’est cousin, sinon la même chose. Tout ce qu’on voit sur l’écran est donc sujet à caution, à interprétation, de nature incertaine : réalité (Léa Seydoux, Denis Podalydès, leurs personnages, leur dialogue amoureux, existent pourtant bien à l’écran) ? Imagination (tout ceci n’est peut-être que le fruit de l’imagination de Philip, des bribes du roman qu’il est en train d’écrire) ? Inconscient de Philip (des fragments du passé remontent des limbes vers la surface du romanesque et de l’écran) ? Tout cela renvoie aussi à la nature même du cinéma qui nous offre toujours une illusion de réalité (la fiction se déroulant devant nos yeux) qui n’est que la réalité fantomatique, spectrale, d’un tournage. Rappelons que ce film s’appelle Tromperie, ce qui renvoie sans doute autant aux relations adultérines qu’à l’essence de toute création.

Comme Roth, Desplechin répugne à opposer des grandes catégories générales essentialisantes, les hommes, les femmes.

Dans ce bureau-cerveau-cabinet d’analyse, Philip et son amante échangent donc les mots à n’en plus finir, déclinant les mille chemins, sentiments, conflits, synchronismes, asynchronismes, zones grises et instants de grâce d’une relation amoureuse. Besoin d’aimer, d’être aimé, assouvissement de pulsions charnelles et de fantasmes érotiques, peur de la solitude, volonté d’échapper à un autre relation ennuyeuse ou toxique, coexistence de deux névroses, connaissance de l’autre et de soi-même, jeu de pouvoir et d’emprise… toute la carte du tendre est passé au crible de joutes verbales magnifiques.

La politique de l’identité s’infiltre dans ce territoire où elle ne devrait idéalement pas s’inviter, puisque Philip est juif alors que la femme ne l’est pas, ce qui donne lieu à d’autres dialogues savoureux, sur Israël, l’antisémitisme, ou même le prépuce. « Tu es le champion de la baise multiculturelle » lui assène-t-elle avec un sourire ironique. Autre facette d’un contexte extérieur qui agit forcément entre le spectateur et le film, l’ère post-MeToo, et on se pose la question : Philip est-il féministe ou misogyne ? Et cette autre question, liée à la précédente : qu’en est-il du film ?

Philip est quasiment le seul homme ici, et il est entouré d’une petite constellation de femmes : son amante donc, mais aussi son épouse jalouse (Anouk Grinberg), une ex, étudiante dans un de ses cours (Rebecca Marder), une autre ex atteinte d’un cancer et peut-être mourante (Emmanuelle Devos), et encore une autre conquête du passé (Madalina Constantin), praguoise, que Philip a arrachée au bloc de l’Est… Après Rois et reine, Roi et reines ? Un astre masculin et ses satellites féminins tournant autour ?

On pourrait faire cette lecture masculiniste. Mais on pourrait aussi en faire une autre, à l’opposé. Une grande scène de procès burlesque atteste de cette double lecture possible. Un tribunal de femmes met Philip en accusation pour motif de misogynie. La séquence est drôle, c’est MeToo revu par Kafka et corrigé par Woody Allen (Roth avait écrit cela il y a trente ans !). Le tribunal défend la femme en général (agenda politique, militant), Philip défend telle femme au cas par cas ainsi que sa souveraine liberté d’artiste (niveau psychologique, singulier, intime). Dans les éclats de rire égalitairement partagés, match nul entre la raison idéologique et la raison artistique (ou psychanalytique), balle au centre.

Comme Roth, Desplechin répugne à opposer des grandes catégories générales essentialisantes, les hommes, les femmes. Comme la plupart des artistes, il ne connaît que des cas singuliers, ses personnages. À ce titre, Tromperie peut être vu comme féminin, si ce n’est féministe. Parce que toutes les femmes de ce film (actrices comme personnages) sont intelligentes, sensibles, rayonnantes, filmées avec attention et amour. On pense forcément à Bergman, le maître quand il s’agit de filmer et de sonder le féminin. Et puis ce sont elles qui ont le plus souvent la parole, qui racontent, qui actionnent les récits, alors que Philip est plutôt dans la position de celui qui écoute (la psychanalyse, encore). Bien sûr, c’est un homme qui a écrit Tromperie et c’est un autre homme qui réalise le film, mais dans le prolongement des réflexions de Luc Moullet sur la « politique des acteurs », invoquons la politique des actrices : ce sont elles qui cosignent le film, en majesté, et c’est Léa Seydoux qui le raconte si on veut bien se souvenir des premières scènes. À elle le premier et le dernier plan.

Bien que situé entre les quatre murs d’un bureau londonien, Tromperie nous aura fait voyager à Paris, Prague, New York, à travers différentes strates temporelles et saisonnières, différents modes et genres de fiction (littérature, théâtre, cinéma, tragédie, mélo, comédie, burlesque…), et différentes femmes vues comme des îles, des paysages, des mondes singuliers. Arnaud Desplechin a concrétisé ce projet dont l’idée initiale remontait à l’époque de Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) pendant le premier confinement. Ouvert à tous les vents de l’imaginaire et des affects amoureux, Tromperie est aussi le grand film romanesque de nos forclusions pandémiques.

 

Tromperie, réalisé par Arnaud Desplechin, d’après le roman éponyme de Philip Roth (Gallimard, 1990), en salle le 29 décembre.


Serge Kaganski

Journaliste, Critique de cinéma

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