Littérature

L’impossible est possible – sur Par la forêt de Laura Alcoba

Ecrivain

L’impossible est possible : une mère qui a noyé ses enfants a été et sera une mère aimante. Là est la puissance de Laura Alcoba, ouvrir des brèches, écrire et se taire, pour raconter l’indicible, l’exil, l’infanticide, le silence, et au bout de la nuit, l’amour et le désir quand même. Trente ans après les survivants racontent ce qui n’a été ni un accident, ni un drame, ni une tragédie.

1. Le lien par-dessus la rupture. Les deux petits enfants, Boris et Sacha, on est à peu près au milieu du récit et on les entend rire. Au tout début, on les a vus sur le canapé, allongés, en peignoir, préparés pour toujours. À la fin, on s’occupe des rosiers sur leur tombe. Un message, des années après « ce qui s’est passé », a été épinglé sur la branche épineuse d’un des rosiers. Ce message a permis la suite. Une suite. C’est à dire une relation. Entre le passé et le futur. On peut dire aussi : quelque chose est possible issu de l’impossible. Ou encore : par-dessus la rupture totale, quelque chose se lie, se coud. C’est ce qu’on entend de très fort dans Par la forêt, de Laura Alcoba. Par-dessus la rupture, le lien.

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2. Écrire et se taire à la fois. Au début, les enfants sont morts et paisibles, au milieu ils rient dans la scène qui précède celle qu’il fallait un courage incroyable pour écrire, et à la fin, ils sont muets et invisibles, au cimetière. Le livre se ferme, il est un écrin pour eux, Boris et Sacha. D’eux, on ne dira et ne saura rien de plus. Un silence les protège. Les deux jeunes enfants effleurés, caressés dans les témoignages reçus et transmis, sont gardés à l’intérieur du livre-écrin, d’une manière très belle et pudique. Le silence garde et protège ceux qui les ont aimés et les aiment. Ce que peut le conte, c’est leur donner un beau linceul. Ce que fait Laura Alcoba est incroyable : écrire et se taire, les deux à la fois.

3. Si compliqué et si simple. Quoi, de la psychologie ? Jamais. Claudio garde de l’amour pour Griselda qui a noyé ses enfants. Flavia, l’enfant survivante, dit de sa mère d’après qu’elle a été aimante. Autour des deux personnages fées et clefs de l’histoire, René et Colette, on sait (on l’entend deux fois dans le récit), que tout est si compliqué et si simple à la fois. Quoi, de la psychologie ? Non, mais un récit d’avant.

4. Les étapes de mourir. Il est question de Griselda. Le geste qu’elle a fait, qu’on ne peut ni comprendre ni nommer. Ni accident ni drame ni tragédie. Crime n’est jamais proposé. Ceux qui ne peuvent pas nommer sont ceux qui font le pari, comme l’autrice, comme tous les personnages du récit, comme nous les lecteurs, qu’au bout de la nuit, dans la nuit elle-même, il y a l’amour et la vie. De la psychologie, jamais. Mais des étapes. Griselda plusieurs fois a voulu mourir.

5. La scène du double visage. Après un déménagement (subi, dans l’enfance), c’est un nouvel exil, brutal et déterminé, celui-ci. Il y a deux pays, l’un est l’Argentine du milieu des années 70, qui va avec la folie politique et la réaction à la folie politique. Griselda brûle pour Claudio, militant en danger, pour lui elle vend et quitte tout. L’autre pays (la France) convertit la brûlure politique et amoureuse en adultère insupportablement commun. En effet, à Paris, Claudio retrouve sa femme et ses fils et Griselda est abandonnée. Il y a déliaison (entre deux pays) et deux liaisons (Claudio et ses deux femmes). Griselda attrape un double visage. Elle tient ensemble son passeport d’Argentine et ses papiers français, délivrés par l’OFPRA, contre l’Argentine. Le soi et le contre soi. Il y a dans le livre, dans la première partie du livre, cette scène que j’appelle la scène du double visage: Griselda est à l’aéroport, elle veut rentrer au pays, blessée par son amour fou qui préfère sa vie bourgeoise à la brûlure politique et amoureuse. Mais elle se rend compte soudain, au tout dernier moment, qu’elle ne peut pas être ceci et cela, qu’elle ne peut pas être avec et contre l’Argentine. Elle fait disparaître dans les toilettes de l’aéroport son document de réfugiée délivré par la France, c’est très long, c’est particulièrement long, dans les faits et dans le livre, de détruire la photo sur sa carte de réfugiée, c’est très long avant que la chasse à eau des toilettes emporte, en un dernier tourbillon, le visage, le visage (protégé, réfugié) de Griselda. Griselda regarde Griselda disparaître dans les toilettes.

6. L’impossible possible, 1. Griselda a voulu mourir plusieurs fois. Deux fois en prenant des médicaments, raté. Une fois encore, par balle, toujours au pays. C’est plus inattendu, mais encore raté. Le chemin est parsemé de signes. On ne peut pas ne pas les repérer. Chaque fois qu’il y a signe, Laura Alcoba s’empresse de dire non, non, on ne nous y prendra pas, ce n’est pas si facile. Et ce n’est pas si facile. Il faut poser que rien ne s’explique. Il faut poser que le réel nous joue des tours. Griselda ne se rate pas : une balle est bel et bien logée dans sa tête. Elle se rate : la balle n’est pas meurtrière. Griselda ne se rate pas et pourtant elle se rate. L’impossible est possible. C’est le seul signe, ou plutôt, le seul enseignement. C’est ce que pose d’immense Laura Alcoba : l’impossible est possible. Une mère qui a noyé ses enfants a été et sera une mère aimante.

7. L’impossible possible, 2. L’élément étranger dans le cerveau. La balle impossible logée à cet endroit précis du cerveau où elle pouvait se loger sans faire mourir. À l’aéroport, Griselda prend soudaine conscience que Griselda réfugiée en France et Griselda rentrant en Argentine ne peuvent coïncider. Deux documents d’identité, la disparition de l’un des deux dans le tourbillon d’une chasse à eau, deux femmes, deux visages, l’une élimine l’autre. Dans la scène qu’il a été si courageux (impossible et pourtant possible) d’écrire, une Griselda regarde, de haut, ce que fait la deuxième, qui est en train de noyer, en même temps qu’elle-même, ses enfants, dans un trou infini.

8. L’amour après la passion. Que la passion est brûlante, et que les hommes sont avant tout des hommes. Plus que des héros. Difficile pour Claudio, après le retour à Paris de Griselda, de faire un choix. Après, c’est leur vie dans la loge, c’est Paris et c’est la neige. Les enfants. Et puis ce matin-là.« Ce qui s’est passé ». Ni un drame ni une tragédie ni un accident, encore moins un crime. Curieusement, après la liaison, après la déliaison, après la brûlure, après le geste fatal et le deuil, commence une histoire d’amour. L’histoire d’amour de Claudio et Griselda. C’est l’infinie délicatesse de Laura Alcoba de le dire sans le dire.

9. Les fées. Dans les contes, il y a les personnages adjuvants. Ceux d’ici sont adorables. Ils me suivront longtemps, brinquebalant dans un café du Marais, chaloupant dangereusement, aveugles et par-dessus l’abîme (ou l’escalier), ils s’appellent Colette et René. Avec eux, le compliqué est simple. Ou tout est compliqué et simple à la fois. Colette est aveugle et elle voit. Elle voit la lumière (gisant dans les flaques d’eau). Disons qu’elle voit ou qu’elle fait la lumière – ça, d’une manière générale. Ce jour-là, deux enfants sont morts, Colette ne le sait pas. Pourtant quelque chose, en elle, le sait. Ce jour-là, elle empêche la mère (l’autre Griselda, qui se noie encore et encore dans un trou d’eau) de prendre sa fille à l’école. Colette ne sait pas et elle sait. Elle a vu. Elle a empêché. Puis elle a retenu l’enfant avec des exercices de mathématiques. Elle a retardé. Elle a laissé un peu de temps au drame, toujours un peu plus, encore et encore, afin que celui-ci n’explose pas d’un coup. Qu’il advienne, non pas supportable (ça, jamais), mais porté, presque accueilli, par quelque chose, oui, comme du temps.

10. Ce qui s’est passé est irréductible. Personne ne le pense ni ne le dit comme ça, parce qu’il y a la pudeur, celle des protagonistes et celle de l’autrice, mais en tant que lectrice on peut se permettre d’être moins subtil : Colette, la maîtresse d’école, a sauvé l’enfant aînée de Claudio et Griselda. Elle n’a pas fait que ça. Elle a donné du temps au drame. Elle n’a pas fait que ça. Elle et René ont aménagé à l’enfant survivante un présent, des week-end et des vacances. Dans le présent de l’enfance, il y avait du conte, il y avait du mythe. Le conte et le mythe ne servent à rien, mais ils sont de l’avant (de l’autrefois, du jadis) et ils résonnent après – on les raconte après, pour résumer, comprendre ou remplacer. Ils sont comme Colette et René : ils renouent les temps. C’est une consolation qu’envoie le réel que cette allure de conte qu’il prend, parfois. Le conte, et après lui le livre, un écrin. Il se trouve que dans cette histoire il y a les deux bonnes fées, René et Colette. Il se trouve que c’est à Chantilly que les fées emmènent l’enfant survivante, il se trouve que le château est celui de la Reine blanche, il se trouve que là-bas il y a un étang, qui s’appelle la loge, il se trouve que les signifiants d’ici rappellent les signifiants de là-bas. Le réel fait des clins d’œil ? On les reçoit. Personne n’est dupe, on ne peut ni nommer ni réduire « ce qui s’est passé ». Ni conte cruel, ni aubaine de récit, ni drame, ni tragédie, ni accident, ni crime. Rien de tout ça. C’est toute la difficulté : pas un mot où enfouir ce qui s’est passé. Pourtant ce qui s’est passé se raconte – à condition de faire usage de tout. De tous côtés, des contradictions. Si ce qui s’est passé ne s’explique pas, ne doit jamais le faire, si ce qui s’est passé résiste à tout, en toute logique l’événement est massif et clos sur lui-même. C’est le cas. Pourtant il a eu une suite, une suite d’amour.

11. Du journalisme à l’épine de rose. L’ambivalence de celle qui envoie la petite au loup, de celle qui, parce qu’elle brûle de tout temps, la sorcière, aime et tue. Griselda alias Médée. La tragédie a toute sa place dans le livre de Laura Alcoba, dont je me surprends à imiter le geste : tracer des lignes, retenir des figures. Y aller par images. C’est le conte qui inspirera au livre son titre. Par la forêt. Avec le par des alentours, du lieu et de la cause. À cause de la forêt, de ce qu’elle enclot comme folie, à jamais. Pourtant conte ou mythe, ça ne suffit pas. Il y a le fait divers. Le lycée, la loge, les personnages, que l’autrice rencontre. On est dans le témoignage. L’enquête journalistique se serait alors affranchie de la vision d’ensemble. Une enquête où on regarderait ceci en premier, qui n’est pas premier. Où on regarderait surtout dans les trous. Un journalisme qui dirait je, mais alors je d’une façon infiniment délicate : Laura Alcoba, enfant, a connu les protagonistes. Son père a la même histoire que Claudio. Elle le dit à peine, c’est un je minuscule et admirable et à partir de ce je minuscule et admirable, tout tient, la scène de la noyade, les témoignages, le silence sur Boris et Sacha qui sont, en tout œcuménisme, parce que tout est possible, bercés par un Kaddish. Du conte on est passé au journalisme de précision, au journalisme à l’épine de rose. Et ce n’est pas fini. Quand on termine le texte, on comprend que les prénoms ont été changés. Alors on retourne le livre, on vérifie : oui, c’est roman qui est annoncé, sur la couverture blanche. Roman. Et on pourrait ajouter aussi, parce qu’on n’en finit jamais : roman historique, les années 70 en Argentine, les années 80 France.

12. Kaddish. Colette a sauvé l’enfant, puis a donné un peu de temps à l’explosion du drame grâce aux fameux exercices de mathématiques, puis elle et René ont donné à l’enfant et son père un présent (avec des châteaux et des étangs). Puis le temps a fait ce qu’il fait toujours, il s’est effiloché. René un jour l’a repris en main. C’est là qu’on trouve, successivement, un Kaddish, un rosier, un numéro de téléphone à l’ombre des enfants morts. Je n’en dis pas plus : il faut ouvrir et découvrir. René et Colette recevront Claudio et Griselda, dans le temps d’après. Non pas comme s’il ne s’était rien passé. Mais avec ce qui s’est passé. Si je ne sais pas où est le conte, c’est pour de bon du merveilleux.

13. Médée. Le fils de la première femme de Claudio lit l’histoire de Médée à l’enfant survivante. Le mythe permet de souffler que quelque chose brûlait, brûlait, brûlait. Il permet aussi, ou surtout, de voir ensemble ce grand frère et cette petite sœur. Focus sur la petite sœur.

14. Flavia. Elle est la survivante. Elle est un personnage. Elle est posée en gloire, phénoménale. Elle est la blonde, comme le dit son prénom. Des flammes, mais du côté de la vie. Elle dit que sa mère a été aimante. Tant l’impossible est possible. Elle risque d’être en retard, le jour où, grâce à l’autrice, elle retourne dans la loge de son enfance, celle ou « ce qui s’est passé » s’est passé. C’est le seul moment où quelque chose vacille. Elle ne prendra pas d’images, elle qui est photographe. Cette manière de montrer et de ne pas montrer, c’est aussi la grâce de Laura Alcoba qui écrit et se tait, en même temps.

15. Et il y a les couleurs. Ce sont celles choisies par Claudio qui a du talent. Un vert très spécial. Des années après, les murs du lycée s’en souviennent. C’est ce que faisait Claudio quand Griselda avait besoin de lui, juste avant la noyade : il peignait les murs. Il cherchait la ou les couleurs. C’est ce que faisait Griselda avant de sombrer : elle se peignait le visage, ce visage qui n’en finissait pas de se déchiqueter, se décomposer dans l’eau des toilettes, en tourbillon. Il y a les couleurs. Sur les façades. Sur le visage de Griselda. Je m’arrête sur cette touche, qui laisse le livre-écrin ouvert et mystérieux, alors même qu’on a fait un grand tour, par la forêt et par l’étang, par la loge et le café, par le lycée, par le Marais.

 

Laura Alcoba, Par la forêt, Gallimard, janvier 2022, 208 pages.


Marie Cosnay

Ecrivain, Traductrice

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