Cinéma

Le monstre qu’à la fin on devient – sur Nightmare Alley de Guillermo Del Toro

Chercheur en littérature

La nouvelle adaptation par Guillermo Del Toro du roman de William Lindsay Gresham (1946), déjà porté à l’écran par Edmund Goulding, est une œuvre absolument moderne. Un homme mystérieux qui cherche à fuir son passé en se faisant employer dans un cirque itinérant parvient à monter un numéro de médium pour escroquer de riches notables new-yorkais, sur fond de société qui se délite, d’inégalités économiques extrêmes et de traumatismes collectifs liés à la mort de masse. Un conte cruel de notre temps.

On a souligné la facture classique du dernier film de Del Toro, son respect scrupuleux des codes du film noir et de sa mythologie, ainsi que le rôle flamboyant qu’il a offert à Bradley Cooper, qui rappelle en effet les plus belles heures de Robert Mitchum ou d’Humphrey Bogart.

On a moins commenté les échos plus contemporains du film, le fait que le rôle de femme fatale de Cate Blanchett (elle aussi flamboyante) a beaucoup en commun avec son rôle de présentatrice vedette dans Don’t Look Up (Adam McKay, 2021), ou encore certaines proximités esthétiques et thématiques du film avec Titane (Julia Ducournau, 2021) : les plans lancinants sur les flammes allumées par le personnage principal pour faire table rase de son passé, de sa filiation, comme pour s’engendrer lui-même ; la quête tortueuse, ensuite, d’un père de substitution (Vincent Lindon dans Titane, plusieurs figures d’autorité incarnées successivement par Willem Dafoe, David Strathairn et Richard Jenkins dans Nightmare Alley) ; enfin la conclusion des deux films sur l’image d’un bébé (ou d’un fœtus) monstrueux, ou mutant, qui pose de façon énigmatique la question d’une génération alternative ou défectueuse.

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L’action du film se déroule à la veille de la Seconde Guerre mondiale (Del Toro insiste même assez lourdement sur la catastrophe qui survient, en montrant des journaux ou en faisant entendre des annonces radiophoniques), dans une Amérique qui a été marquée à la fois par la Première Guerre et par la Grande Dépression.

Au début du film, ce sont d’abord des motifs économiques qui poussent Stanton Carlisle (Bradley Cooper) à se faire employer par une troupe de forains : c’est un prolétaire, au sens où il ne possède rien d’autre que son corps et sa force de travail. La petite société qu’il rejoint alors est, à son échelle, une parabole du capitalisme : en haut Hoately, le patron (William Dafoe), figure paternelle et initiatique, tantôt bienveillante et tantôt cruelle, la troupe des freaks, entrepreneurs d’eux-mêmes (avant même de voir les attractions du cirque itinérant,  la femme-araignée ou l’homme le plus fort du monde, apparaît à l’écran une personne de petite taille incarnée par Mark Povinelli, en costume de ville, mallette à la main, qui se rend sur son lieu de travail, la foire, pour exercer son métier : s’exhiber au public curieux sous le nom de « Major Mosquito »), et tout en bas le geek, symbole vivant de la déchéance.

Dans les freak shows américains, le geek est un performer qui arrache avec ses dents la tête d’un poulet, même si des variations existent : il peut s’agir d’un serpent, et les numéros qui s’assimileraient à des geek shows dans les réinterprétations contemporaines de ces spectacles consisteraient plutôt à manger des insectes.

Il s’agit, comme pour tous les numéros de freak show (c’est notamment l’argument de Robert Bogdan dans son livre fondateur sur le sujet), d’une performance, qui repose donc sur des effets de mise en scène, même si cette mise en scène a des effets naturalisants et qu’elle joue avec le dégoût du public : en bref, on ne naît pas geek, on le devient. Et même, comme on le voit dans un passage (certes teinté d’ironie) du roman Geek Love (Katherine Dunn, 1989), il s’agit d’un métier pour lequel on peut être plus ou moins doué·e, il y a une certaine technique à acquérir pour mordre au bon endroit la gorge du poulet et le tuer d’un seul coup.

Tout au contraire, au début de Nightmare Alley, geek n’est pas une fonction, mais un état, et presque une essence. Dans le roman original de Gresham, Stan demandait déjà à Hoately : « Comment faites-vous pour trouver un geek ? Ou est-ce le seul ? Je veux dire, est-ce qu’on naît comme ça, en aimant arracher la tête des poulets avec ses dents ? » Une question reprise presque mot pour mot dans les deux adaptations cinématographiques, et à laquelle il n’obtient pas de réponse sur le moment.

Dans le film de Del Toro, celui qui occupe cet état n’a pas de nom, il n’est même plus tout à fait humain, il est encagé comme un animal, et recapturé par la troupe lorsqu’il s’enfuit. Son « numéro » n’en est pas un dans le sens où il s’agirait pour lui de faire preuve d’un talent particulier : devant le public, le patron jette des poulets dans la cage du geek, qu’il dévore immédiatement parce qu’il est affamé.

Ceux qui ne possèdent en propre que leur corps sont contraints de tenter, tant bien que mal, de capter un peu de la richesse de ceux qui ne savent pas quoi faire de leur argent.

Jeune, ambitieux, énergique, Stan s’adapte bien à cette hiérarchie de l’exploitation, et apprend à se mettre en scène auprès de Zina et son mari, un couple de forains qui, dans leur spectacle de médium, font notamment croire à l’assistance qu’ils peuvent communiquer avec les morts (il ne s’agit bien sûr que d’une série d’artifices).

À la fin de cet « apprentissage », Stan quitte le cirque en compagnie de la belle Molly, et ils montent ensemble un spectacle similaire, non plus sur les routes poussiéreuses de la campagne américaine, mais dans les clubs huppés de New York. Assez vite, ses performances sont remarquées, et des spectateurs très riches lui proposent des fortunes pour entrer en contact, plus longuement, avec des morts aimés.

Plus tôt dans le film, Zina avait reçu la même proposition de la part d’une spectatrice émue : elle lui avait immédiatement dit la vérité, ce n’était qu’un numéro, il y a un truc, on ne peut pas vraiment parler aux morts. Stan n’a pas autant d’éthique ; il accepte de « mettre en contact » de riches parents endeuillés avec un fils mort au front, puis, sur leur recommandation, le puissant milliardaire Ezra Grindle avec son amante disparue. Les situations s’enchaînent, devenant vite incontrôlables, et mènent Stan à sa perte, avec l’implacabilité d’un destin.

Comme dans tous les films noirs (et « néo-noirs », par exemple Basic Instinct de Verhoeven), le moteur narratif du film est le pouvoir : quel personnage va parvenir à dominer tous les autres, à les manipuler, les piéger, les tuer, pour récupérer l’argent du crime ou pour parvenir à ses fins ?

Cette guerre de tous·tes contre tous·tes, propre à ce genre cinématographique, est également présentée comme une contrainte sociale, et plus précisément comme une contrainte capitaliste : la deuxième partie du film nous présente des espaces immenses, éclairés, luxueux : le club où Stan se produit, le cabinet de Lilith Ritter (une psychologue énigmatique qui devient la complice de Stan), le manoir d’Ezra Grindle. Le contraste est violent avec les tentes des forains de la première partie, leurs couchages au sol et la cage du geek.

On comprend que dans cette société qui se délite, où il n’y a pas de juste milieu entre richesse extrême et extrême pauvreté, ceux qui ne possèdent en propre que leur corps sont contraints de se faufiler dans les interstices d’un système foncièrement inégalitaire en tentant, tant bien que mal, de capter un peu de la richesse de ceux qui ne savent pas quoi faire de leur argent.

Les séances de spiritisme animées par Stan ne semblent pas, dans ce contexte, être le moyen le plus absurde de survivre. Il s’agit peut-être même, après tout, de mensonges bénéfiques. Un dialogue entre Stan et l’homme de main d’Ezra Grindle, où celui-ci lui dit en substance qu’il sait qu’il est un imposteur, mais que le plus important est qu’il fasse attention à ne pas blesser le vieil Ezra pour qui il a de l’affection, rappelle d’ailleurs le moment, dans Titane, où Alexia (Agathe Rousselle), qui se fait passer auprès de Vincent (Vincent Lindon) pour Adrien, son fils disparu depuis plusieurs années, se fait percer à jour par la mère d’Adrien, qui ne la dénonce pas, mais lui demande de prendre soin de Vincent.

Si les individus changent, les fonctions sociales perdurent, ainsi que les oripeaux du pouvoir et la hiérarchie de l’exploitation.

C’est une division presque systématique du travail du care (et du travail du deuil) que nous présente le film : d’un côté, des riches endeuillés, blessés dans leur subjectivité, de l’autre toute une série de personnes qui essaient de leur faire oublier leurs traumas, ou de les soulager, tout en essayant d’en tirer profit, par le divertissement, l’ésotérisme ou la psychologie – un continuum assez frappant est dessiné entre ces trois domaines, peut-être particulièrement populaires et lucratifs en période de crise, et dont les deux derniers au moins consistent d’une manière ou d’une autre à faire ressurgir le passé, à le dénouer.

Pour justifier ses séances de spiritisme auprès de Molly, Stan loue leur dimension « thérapeutique » ; parallèlement, lorsque la psychologue Lilith Ritter soumet Stan à une séance d’analyse, elle convoque son père à la manière d’une nécromancienne. Dans les deux cas il s’agit, en ayant partie liée avec la mort, de réparer les vivants.

Mais Zina avait prévenu Stan : il est dangereux de ramener les morts. Son plan grandiose pour extorquer une somme énorme à Ezra Grindle dégénère, et la violence éclate. De médium favori de la haute société, il devient un criminel, un fugitif (blessé par la police, il court en boitant dans la nuit : un plan qui rappelle la fin du précédent film de Del Toro, The Shape of Water, où le monstre est chassé de façon similaire par le colonel Strickland) ; de justesse, il parvient à sauter dans un train de marchandises et à sauver sa peau.

Sans argent, sans domicile, sans relation, Stan est devenu un vagabond. Dans la scène finale, il tombe sur un cirque itinérant, auquel il se présente. Il découvre que le jeune patron du cirque a hérité du mobilier de Mr. Hoately, et notamment d’« Enoch », un fœtus monstrueux conservé dans le formol.

Si les individus changent (ou disparaissent), les fonctions sociales perdurent, ainsi que les oripeaux du pouvoir et la hiérarchie de l’exploitation. Stan fait état de ses compétences comme médium et comme prestidigitateur. Le jeune patron refuse d’accorder sa chance à ce vagabond malodorant. À moins que… « Pourriez-vous faire le geek ? » Avec l’hypocrisie forcée des entretiens d’embauche, le couteau de la misère sous la gorge, Stan répond « Je suis né pour ça ». Il l’a enfin découvert, à ses dépens : on ne naît pas geek. On le devient.

Nightmare Alley de Guillermo Del Toro, en salle le 19 janvier 2022.


Arthur Ségard

Chercheur en littérature, Doctorant à l'Université de New York

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