Cinéma

Les infiltrés – à propos d’Enquête sur un scandale d’État de Thierry de Peretti

Critique

Adapté de faits réels, le troisième long métrage de Thierry de Peretti retrace l’enquête visant à démontrer l’existence d’un trafic d’État dirigé par Jacques Billard, un haut gradé de la police française. Multipliant les points de vue et les récits des faits, le film s’efforce d’apprivoiser une réalité complexe, polymorphe, insaisissable.

«On ne donne pas de réponses, mais on se questionne » : la rédactrice en chef de Libération jugée pour diffamation pour un édito publié sur les liens incestueux entre l’État français et le trafic de drogue, explique ainsi au tribunal sa façon de travailler.

Cet adage pourrait être le mantra qui a guidé Thierry de Peretti pour la réalisation de son troisième long métrage, Enquête sur un scandale d’État. Le cinéaste n’a pas choisi d’adapter, comme on le lui suggérait, L’Infiltré, livre-enquête du journaliste Emmanuel Fansten avec Hubert Avoine qui révèle le véritable trafic de drogue instigué par François Thierry, alors directeur de l’OCTRIS chargée précisément de lutter contre la vente organisée de stupéfiants.

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Fasciné par le livre, le réalisateur a choisi, plutôt que de l’adapter, d’en fictionnaliser la genèse. Il a ainsi rencontré longuement ses auteurs et observé le travail d’investigation qu’ils ont continué à mener de concert bien après la publication de leurs premières conclusions.

Éloge du doute

Le film embrasse l’enquête plutôt que ses révélations. De fait, à l’issue des deux heures de film, les interrogations l’emportent sur les certitudes et on ne comprendra pas mieux qu’avant le fonctionnement du trafic mondial ou du système des « livraisons surveillées » censées contrôler la circulation de la drogue pour mieux en démanteler les réseaux.

Derrière cette maîtrise apparente que les « stups » prétendent avoir sur le deal se cache un jeu de faux semblants que le journaliste et l’ancien indic essaieront de mettre au jour, eux que justement le film aime à installer devant des fenêtres aux rideaux à moitié fermés. Bien que Vincent Lindon ait initialement été pressenti pour jouer l’ancien dealer devenu informateur, il interprète finalement le grand flic, rebaptisé Jacques Billard, nom qui suggère son perpétuel jeu à plusieurs bandes, et son ancien indic, devenu Hubert Antoine sous les traits de Roschdy Zem, le dénonce à Stéphane Vilner, le journaliste joué par Pio Marmaï.

Marbella, 2012. Hubert Antoine, informateur des « stups » français, contrôle la livraison par zodiaques de 19 tonnes de cannabis dans une villa louée pour l’occasion.
Paris, 2015. Une livraison de 7 tonnes est déchargée dans la maison parisienne d’un baron de la drogue.
En 2018 à Marseille, des hommes cagoulés lancent une fusillade dans une cité.

Trois brèves scènes d’action ponctuent Enquête sur un scandale d’État. Trois courts moments de faits qui vont servir à articuler le récit. Entre ces événements significatifs, le film navigue à vue pour apprivoiser une réalité complexe, polymorphe, insaisissable.

En cela, il est l’anti Bac Nord (2020). Le film de Cédric Jimenez en sélection au Festival de Cannes et sorti en salles à l’automne dernier avance par de puissantes scènes d’actions immersives, mises en scène comme des morceaux de bravoure qui viennent catalyser les émotions primales des personnages comme des spectateurs. En termes de récit, le duel est proprement inégal puisque le trio de policier des « stups » des quartiers Nord de Marseille est écrit comme des personnages complexes là où les dealers qu’ils affrontent ne sont que des concentrés de violence sans persona.

Thierry de Peretti s’empare du même sujet – la police qui s’affranchit des lois pour lutter contre le trafic de drogue – mais le vide de l’émotion simpliste qu’il peut susciter pour le regonfler de toute la complexité que supposent les arcanes d’un commerce illégal international.

Puissances de la parole

Quand Antoine évoque ses accointances avec le cartel de Sinaloa, son chef El Chapo ou sa banquière, c’est tout un hors-champ de films de drogue qui s’insinue dans le film par l’imagination du spectateur au point que Peretti n’ait besoin de passer par son illustration.  Ce qui s’infiltre sous le film de drogue ou même sous le film d’enquête, c’est un grand film sur la parole, sur ses limites et sa mise en scène.

Ce que le film fait circuler, bien plus que les tonnes de cannabis, c’est le récit des faits. Devant une assemblée de policiers des « stups », Billard fait rire l’assemblée en exposant avec aisance dans un discours bien construit l’aspect vertueux du dispositif de livraisons surveillées ; Hubert Antoine expose l’ampleur et la gravité du trafic masqué par ce discours officiel au journaliste de Libé, qui à son tour, défend la validité de son enquête devant le comité de rédaction du journal.

Ainsi, les mêmes faits sont mis en récit différemment selon les milieux. C’est déjà ce qui créait la tension du deuxième long métrage du cinéaste Une vie violente (2017), dans lequel on voyait un groupe d’indépendantistes corses discourir sur les raisons, les moyens et les détails de son action armée, alors que les scènes d’action pure se voyaient escamotées.

Si la drogue intéresse le réalisateur, c’est bien moins pour son folklore d’ultra violence ou de grand luxe que parce qu’elle concentre des enjeux de pouvoir explosifs. Le sens n’est jamais inclus dans les faits, dans Enquête sur un scandale d’État, il est à construire par chacun des protagonistes.

C’est bien ce qui ressort du ton de douceur de la juge, dans le procès final, qui intime au policier de donner sa version des faits : le film a la hauteur de suivre pour ses personnages les préceptes de la présomption d’innocence et du respect du contradictoire. Il privilégie de fait les lieux où la parole est sacralisée et se met en scène au tribunal et dans la rédaction du journal. « Ce qui est terrible sur cette terre, disait Jean Renoir, c’est que tout le monde a ses raisons ». Dans le monde de Peretti, ce qui est terrible, c’est que tout le monde a son point de vue.

Si cette parole est si passionnante, c’est qu’elle s’est écrite sur un temps long. Les comédiens principaux ont passé des semaines à écouter et s’imprégner des conversations réelles des personnes qu’ils incarnent et à écrire  collectivement les dialogues du film, sur le modèle de l’écriture de plateau que Thierry de Peretti, comédien et metteur en scène de théâtre, aime à pratiquer. À la maturation longue du texte répond un temps tout aussi particulier du tournage, puisque la chef-opératrice Claire Mathon filme certaines séquences, comme les comités de rédaction de Libé par exemple, pendant de longs plans séquences de 50 minutes où le jeu des acteurs s’apparente à une performance scénique bien plus qu’au morcellement habituel des prises de cinéma. Dans le format serré 1.33, l’attention est concentrée sur le corps des journalistes qui défendent à tour de rôle leur proposition d’article, racontant son sujet pour lui donner le plus d’enjeu possible devant le reste de la rédaction.

Valse amoureuse

« Voici le sujet de mon prochain livre » : Antoine s’offusque d’être ainsi présenté aux amis de Stéphane et, heurté de se sentir rabaissé, veut soudainement garder son récit pour lui. Il quitte brusquement la fête où le journaliste l’avait invité, comme un amoureux blessé.

Il y a assurément une forme de conjugalité dans la relation entre les deux hommes, qui ne cesse de se requalifier au fil du film et dont on ne sait jamais totalement de quoi elle est faite : complicité, amitié, intérêts communs, caractère obsessionnel ou manipulation.

Les trois premières séquences offrent à chacun des trois hommes et – aux trois comédiens – un moment pour lui seul. Chacun a son décor, son cadre mais aussi sa musicalité interne. Le film a en effet ce rythme particulier qui le fait avancer plus par des coups d’accélérateurs et de frein que par des montées dramatiques et des accalmies.

Chacun des acteurs incarne un type de masculinité dans le cinéma français (la virilité fascinait déjà le réalisateur dans son très beau documentaire Lutte jeunesse (2017), constitué des essais réalisés par la directrice de casting Julie Allione pour Une vie violente), et tous trois se livrent à une parade de séduction et de rejet proche du lien amoureux.

Dans l’unique rencontre entre Billard et Vilner, les deux hommes évoquent Hubert Antoine comme s’il était pour eux un ancien amour qui était passé de l’un à l’autre. Quand Hubert rencontre Stéphane pour la première fois au café, il délivre les preuves de son récit avec l’attitude compassée de celui qui vient passer un entretien d’embauche. Leur dernier dîner ensemble sonne comme une rupture où les deux hommes constatent qu’ils s’étaient fourvoyés en croyant poursuivre le même but alors que chacun s’est servi de l’autre pour arriver à ses fins.

La relation des deux hommes se soumet aux mêmes récits contradictoires que le trafic de drogue, comme si le véritable film, celui de la naissance d’une amitié virile, s’était infiltré sous les habits du film de drogue ou d’enquête.

C’est le sens de l’une des plus belles scènes d’Enquête sur un scandale d’État. Stéphane invite Hubert à déjeuner chez ses parents. On est presque chez Maurice Pialat dans le bouillonnement de ce repas champêtre dont la caméra toujours en mouvement de Claire Mathon embrasse la spontanéité.

Ce repas consacre la première rencontre d’Hubert Antoine avec l’éditeur qui va publier son récit, et l’incompréhension naît entre eux sur la répartition des recettes du livre. En dessous de la forfanterie d’Antoine qui aime à surestimer l’importance de son témoignage, c’est aussi la question du prix de la fiction qui se joue ici. Qu’est-ce qui fait la valeur d’un bon récit ? Sa matière, ou la visibilité qu’on peut lui donner dans le bourdonnement permanent des autres nouvelles ?

Dans Une vie violente, le cinéaste interrompait un instant le groupe masculin et son action pour, le temps d’un pas de côté, la faire commenter par des femmes réunies autour d’un repas, comme un chœur antique. Enquête sur un scandale d’État adopte un mouvement identique : il s’auto-analyse en même temps qu’il se déroule.

Douleurs fantômes

Dans le cabinet de son médecin, Hubert Antoine observe la tumeur qui aura raison de lui quelques mois plus tard. Ce cancer, invisible aux yeux de ceux qui l’entourent, peut bien être une métaphore du trafic d’État qui se masque sous l’apparence du démantèlement des réseaux.

La mort d’Antoine conduit à ce que la page soit tournée sur cette affaire, personne ne prenant le relai de son opiniâtreté. Le projet anarchiste de faire sauter le système entier qui est mort avec lui. L’État sortira lui intact de son cancer de la corruption. C’est bien ce que laisse supposer les plans de Stéphane parcourant les quais de Paris à scooter, passant devant des institutions de la République parfaitement inébranlées.

En off, sa voix lit la nécrologie qu’il a publiée au décès de sa source. Thierry de Peretti s’est-il souvenu de son petit rôle dans Saint Laurent (2014) de Bertrand Bonello ? Rédacteur en chef de Libération, il annonçait, à tort, la mort du couturier que l’on voyait sourire dans son atelier dans la séquence suivante.

Après l’annonce de la mort d’Hubert Avoine, le lanceur d’alerte apparaît dans une ultime séquence, traversant un bar à hôtesse pour rejoindre une berline qui s’enfonce dans la nuit. Le doute émis sur sa probable mythomanie se propage alors à son existence même, quand il apparaît comme un fantôme s’enfonçant dans la nuit. La séquence inaugurale déjà le montrait comme un spectre qui assistait à la livraison, mais que personne ne semblait remarquer. Son ombre glisse et s’éloigne dans l’obscurité dans un film qui semble n’avoir ni début ni fin.

Enquête sur un scandale d’État de Thierry de Peretti, en salle le 9 février 2022.


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