Politique

« Tu m’enlèves cette calotte et tu la ranges dans la tête »

Linguiste angliciste

Ce lundi les auditeurs de France Inter ont été réveillés par les dangereux délires d’un Éric Zemmour exultant. Mais, se laissant aller à la confidence quand il s’est agi, à 8H45 passées, de parler religions, il a commis un remarquable lapsus. Un petit bug dans la tirade nostalgique qui en dit long sur les troubles identitaires dont le candidat vacillant n’est pas exempt.

Lundi 7 février 2022. La « Matinale de France Inter » accueille Éric Zemmour. Il est content, la semaine commence fort. Il se fait plaisir. « Racailles de ce pays », « guerre de civilisations », « grand remplacement », les formules choc fusent dans tous les sens, ça pétarade dans le studio, qui s’enfume peu à peu. Zemmour est chaud bouillant, c’est son heure de gloire, il donne tout. Il est 8h45 et c’est déjà le bouquet final, « Roubaix, c’est l’Afghanistan à deux heures de Paris ». Les voix de Salamé et Demorand faiblissent, enfumage maximal du studio, Zemmour exulte, l’heure est sombre et l’ambiance morose. (Putain, France Inter, où est le minibar.)

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Puis, c’est l’heure des auditeurs. Le troisième, c’est Rachid. Voix tranquille, détente et culture, ironie tout en douceur, en maîtrise :  je suis content de vous parler, vous êtes un peu notre Obama français. Zemmour le prend bien, lui aussi il est content (il aime bien la comparaison, il le dira plus tard, après tout, Obama a quand même été président, tous deux sont des modèles d’intégration. Rachid aussi, sans doute, il est si poli). D’ailleurs c’est très poliment qu’il pose sa question, sur les interdictions de signes religieux dans l’espace public : Éric Zemmour, s’il était président, interdira-t-il la kippa aux juifs, comme il prévoit d’interdire le voile aux musulmans dans la rue ? Interdira-t-il le voile aux bonnes sœurs, interdira-t-il le turban, etc. On ne peut plus arrêter Rachid qui fait sa litanie, alors Zemmour, qui l’aime bien, décidément, ce Rachid, est contraint de l’interrompre. « Vous savez, cher Rachid (modèle d’intégration), pardon, j’ai compris votre question, c’est pour ça que je vous interromps. » Et Zemmour, en confiance, se laisse aller à la confidence. Prenant le risque de la plongée dans le passé, ce passé qui remonte à la surface et va lui remonter à la langue.

« Quand j’étais enfant, et que j’allais à la synagogue avec mon père, on mettait la calotte… » Ici Zemmour s’interrompt pour commenter le terme qu’il emploie, il fait ça souvent, il est le discours et le commentaire du discours, le rhétoricien et le professeur de rhétorique : « À l’époque on disait calotte, on parlait français, c’est très révélateur ce changement de mots je trouve, mais nous ne sommes pas là pour parler de sémantique. » Puis Zemmour reprend le récit de son enfance, « donc nous mettions la calotte, et dès que je sortais de la synagogue, vous m’entendez, insiste-t-il, je n’avais pas encore franchi le pas de la porte de la sortie, ma mère me disait : “Tu m’enlèves cette calotte et tu la ranges dans la tête” ».

« Heu », se reprend Zemmour, « dans… dans ton… dans ta chaise… dans ta, ah, je vais y arriver », sourit-il. « Bah dis donc », commente tout bas Salamé. « … dans ton sac », complète, plus charitable, Demorand. « … dans ta poche », corrige enfin Zemmour (ouf, c’est sorti, pas grave ce cafouillis, ça arrive à tout le monde), qui récapitule, d’un ton tendre, presque gaga, « de ta tête, sur ta poche ». Et le candidat résume, avec emphase, « voilà exactement ce que j’ai entendu toute mon enfance ».

Sur sa poche donc. Ou sur la tête, mais dans la synagogue. Pas sur la chaise non plus. Dans la tête, il n’y a pas vraiment de calotte. Mais qu’y a-t-il alors ? La valse des prépositions « dans », « sur », dit le problème du lieu, de la case où on identifie, où on range. Où être juif ? Où être soi ? Et être juif, est-ce être soi ? Pour être français, dire calotte, et la ranger dans la tête. Car, si on ne peut pas ranger de calotte dans sa tête, on peut ranger un interdit. Compartimenter une identité. Intégrer les principes d’une éducation, lestés d’une émotion négative (sentiment d’injustice, peine, trouble de l’identité). Sans y penser. Puis, des années plus tard, si par exemple on se retrouve candidat à une élection présidentielle, cet impensé, ce refoulé, nous fait agir, à notre insu, sans qu’on en comprenne les motivations profondes.

Les lapsus sont utiles car ils font émerger les impensés, les vécus profonds qui soudain remontent des eaux troubles de notre enfance et viennent troubler notre surface linguistique.

Dans l’ordre donné par la mère, « tu m’enlèves cette calotte », deux signes peu visibles retracent l’attitude et le jugement de la mère. Le « m’ » de « tu m’enlèves cette calotte », où, comme dans « elle m’a cassé la bagnole », on comprend que la personne qui parle est tout sauf ravie, qu’elle a un intérêt personnel à l’affaire (c’est sa bagnole, c’est la calotte du fils qui doit réussir son intégration française). L’enjeu est d’autant plus puissant qu’il n’est pas élucidé, c’est pour elle que le petit Éric doit faire tomber la calotte. Enfin, « cette » calotte. Le démonstratif « cette » transmet, là où « enlève ta calotte » aurait été plus neutre, un repérage : il montre, situe ladite calotte par rapport à la mère qui parle, dans un espace triangulaire où il y a la mère, l’enfant et la calotte. Ici donc, « cette » est péjoratif. La mère veut voir la calotte disparaître.

Demorand le relance : « mais là on a parlé d’interdire, et donc ? ». Zemmour s’explique, « c’est pour vous dire que je suis obligé d’interdire parce que les gens ne respectent plus ce principe de discrétion des religions qui est l’âme de la laïcité à la française ».

Voilà le lien. Il n’est pas logique, il est psychanalytique. C’est une injonction impensée. Zemmour « est obligé ». À la voix passive, quelqu’un l’oblige donc. Mais qui ? Sa mère. La mère du passé de Zemmour oblige Zemmour au futur (hypothétique) à nous interdire tous les signes religieux. Parce que nous sommes tous des enfants mal élevés. La loi maternelle privée, avec Zemmour, vaudra à l’échelle de l’État, dans l’espace public. Interdit, le voile dans la rue, interdit, de taper sur les copains et les flics, interdit, de faire des doigts d’honneur, interdit de dire des gros mots (merde, putain, kippa).

En fait (puisque je suis là, moi, pour parler de sémantique), précisons au passage que la distinction entre « kippa » et « calotte » est une distinction non pas entre un mot étranger et un mot français, puisque les deux se disent en français, mais en « extension », terme linguistique pour désigner le nombre d’objets à quoi un mot s’applique. Le nom « calotte » a une extension plus large et une définition plus pauvre que « kippa », car il s’applique à tous les bonnets ronds qu’on pose sur la tête. « Kippa », lui, est plus précis, sa définition est plus riche (comporte plus d’informations sur l’objet). Dire « je porte une kippa » indique à quelle religion vous vous identifiez. Dire « je porte une calotte », peut être dit par beaucoup de gens, dont le pape. Dire « calotte » plutôt que « kippa », quand les deux mots sont disponibles, revient donc à retrancher de sa définition le trait [juif]. En quelque sorte, le censurer.

Les lapsus sont utiles car ils font émerger les impensés, les vécus profonds, ces bulles d’émotion qui soudain remontent des eaux troubles de notre enfance et viennent troubler notre surface linguistique. Tout ce qu’on a vécu ou subi, tout que notre cerveau si plastique a imprimé sans avoir eu le loisir de le penser et qui est susceptible de venir perturber notre langage. Le lapsus est une forme de dissonance linguistique donnant à entendre une polyphonie intime : un instant, je ne parle plus ma langue, elle parle de mon passé ; je trébuche, je bégaye car ma voix se fait l’écho de celle de ma mère, de mon père, d’une émotion de mon enfance.

Après l’épisode de la calotte, Zemmour a vite faite de reprendre sa faconde, son ton professoral, c’est un professionnel du langage et de la pensée, un rhétoricien hors pair. « Pour penser, il faut aller au général, Léa Salamé, pas au particulier. » Bien sûr, il y a un musulman, ici et là, qui sait se tenir, tous les musulmans ne sont pas bons à jeter. Puis il dézingue à tout-va les experts qui viennent le questionner, il distribue les bons et les mauvais points, il les pulvérise parce qu’il les connaît, il connaît leur niveau d’information, leurs failles. Comme Trump, il pratique le genre épidictique (une vielle technique rhétorique ), il divise en blâmant certains tout en faisant l’éloge des autres, « chère Léa » (il la connaît, il dit son prénom seul, elle sait les vrais chiffres, elle, d’ailleurs elle est obligée de concéder), quant à Thomas Legrand, bonnet d’âne, il n’a pas posé la bonne question, voyons, vous n’allez pas faire pareil Pierre Haski. Tous des mauvais élèves à France Inter, tous des wokistes.

L’enfumage aux pétards a repris.

Mais moi, pendant que Zemmour pérore à tort et à travers, j’entends, venue du passé, une faible voix enfouie d’enfant, celle qui n’a pas eu la possibilité de dire à sa mère, « mais maman, et si je voulais la garder sur la tête un petit peu encore ? »

Et j’ai envie de lui dire : « Viens là Éric, mon chéri, viens dans mes bras, toi et moi on va s’asseoir par terre, dans la rue, sur le trottoir. Et tu vas remettre ta kippa, pardon, ta calotte, sur ta tête. »


Julie Neveux

Linguiste angliciste, Maîtresse de Conférences en linguistique à l'Université de Paris-Sorbonne