Habitant de la guerre – sur Les Abeilles grises de Andreï Kourkov
Quelques heures auront suffi, un 24 février 2022, pour que le XXe le plus cruel renaisse de ses cendres et explose. Libres et un brin (ceci est un euphémisme) ingénus, nous avons été stupéfaits. Une fois de plus, nous avons redécouvert la guerre et le sang ici ou presque, là, à quelques verstes de chez nous, en Ukraine. Ni la littérature, ni même le conte ne tombent du ciel. Ils reflètent la réalité la plus crue. C’est ainsi que le dernier roman de l’écrivain ukrainien russophone Andreï Kourkov, Les Abeilles grises, prend soudain valeur de fable – entendez par là une aptitude à éclairer, voire expliquer, l’histoire la plus obstinée par l’humour et un art de la symbolique qui frôle une forme d’art naïf.
L’histoire met en scène deux voisins d’un village abandonné et vidé par la guerre du Donetsk : Sergueï, apiculteur attaché à ses abeilles comme on l’est à la vie, et Pachka. Depuis toujours, les deux hommes s’irritent et se jalousent. Ils ne s’aiment pas. Pour quoi ? Pour qui ? Pour rien. Parce que c’est ainsi. Ils sont « ennemis d’enfance », écrit un Kourkov sagace. Point de retour en arrière sur tel ou tel épisode qui pourrait justifier cette antipathie ; point de psychologie ; point de politique ni d’idéologie. Comme dans les contes et les légendes, ils étaient deux frères et ne s’aimaient pas.
C’est si vrai que dans leur village, Mala Starogradivka, exsangue, ils ne cessent de se voir et de cogner à la porte l’un de l’autre. Ils n’ont pas le choix, tout le monde est parti, y compris les femmes et les enfants. Être voisin, c’est être spontanément solidaires et partager son écuelle. Pour combler la solitude, on oublie les inimitiés si anciennes qu’elles finissent par être infondées. La guerre rôde, l’absurde aussi, sa jumelle. Grandeur et petitesse de l’homme, générosité et mesquinerie, bêtise et intelligence : à eux deux, Sergueï et Pachka disent les deux côtés.
Le roman est maculé de traces de soviétisme comme la neige est maculée de sang.
Mala Starogradivka est un hameau de quelques maisons, mais il est ceint d’une immense plaine – enneigée quand notre histoire commence. Le paysage est d’hiver et d’éternité en apparence : la blancheur, le gris et leurs mille nuances ; le silence dont la qualité varie suivant les saisons et, à l’intérieur des saisons, suivant la température et les états de la matière (liquide, solide, gazeuse, sèche…). Qui a connu les immenses plaines de ces lointains confins de l’Est du continent européen reconnaîtra dans le tableau de cette terre la rudesse, la tristesse, l’ennui de ces couleurs, le sentiment d’arrêt du temps. « Cinq jours passèrent, tous identiques, tels des corbeaux » : la phrase est forte, plate, l’image des corbeaux croasse de réalisme, le ciel est bas.
À Mala Starogradivka, la mondialisation que l’on dit absolue n’a pas cours. Sergueï a un téléphone portable mais comment le recharger quand il n’y a plus d’électricité depuis trois ans et qu’il est dangereux de traverser quelques mètres de terre ? Car Les Abeilles grises se déroule sur un no man’s land au sens propre, c’est-à-dire au sens militaire ; une zone grise, prise en étau entre l’Ukraine et la Russie, dans le Donetsk, région écartelée depuis 2014, situation annonciatrice des ravages actuels. Cette bande de terre n’appartient plus à personne, ni aux pro-Russes séparatistes, ni aux Ukrainiens indépendantistes. Voyez les surnoms auxquels les uns et les autres ont droit, preuve que le conflit s’est installé dans la vie la plus ordinaire. Les premiers sont les « erpédistes » (de République populaire du Donetsk – RPD), les seconds sont les « ukrop » (les Ukrainiens pro-Européens). Qu’est-ce qui les sépare ? On ne le saura jamais, là non plus.
Mais on s’en doute, car l’histoire récente est présente et en cache une autre, plus ancienne, qui a enjambé les siècles. Le roman est maculé de traces de soviétisme comme la neige est maculée de sang. On note le père qui s’était pris de bec avec le Président du soviet rural, les anciens bureaux du kolkhoze, le personnage appelé Vladilen, contraction de Vladimir et Lénine, ou, autre contraction tragi-comique, l’Église Lénine, bombardée et surnommée ainsi parce qu’elle se trouve au bout de la rue Lénine où vit Sergueï… Nous a touchée plus que tout le dormeur enseveli sous la neige que découvre Sergueï, boucle à l’oreille et paquet de bonbons dans la poche, des « Pavots rouges » pris dans la glace.
Les noms sont lourds de sens. Dans une des scènes les plus comiques du récit, Sergueï prend son bâton de pèlerin et décide, mais en hésitant, de desceller de nuit chaque plaque « rue Lénine » du village pour la remplacer par une plaque « rue Chevtchenko ». Son geste est un peu dérisoire, il le sait car il est conscient que le poète est bien moins célèbre que Lénine, mais « Les poètes sont des gens inoffensifs, pas comme les politiciens ! » pense-t-il. Il a raison, Andreï Kourkov aussi, et on peut leur savoir gré de diffuser le nom de Taras Chevtchenko, poète et peintre qui incarne l’éveil de la conscience nationale ukrainienne au XIXe. Un peu de savoir se diffuse ainsi dans les contes et les récits.
Il avait laissé derrière lui la guerre à laquelle il ne prenait aucune part, mais dont il était devenu simplement l’habitant. Habitant de la guerre.
On note aussi la télévision où Moscou veille et trois hommes-troncs font semblant de débattre de l’Ukraine. « L’Ukraine est […] l’instrument avec lequel [l’Amérique et l’Europe] veulent rayer la Russie de la carte du monde, » dit le dernier des trois sbires avant que la vieille épicière du coin, Nastia, ne change de chaîne. La falsification de l’histoire telle qu’elle est née lors de la guerre froide perdure, l’inversion des rôles, la propagande à l’échelle quotidienne, banalisée, pénétrante, perverse, l’air de rien. On frémit quand chaque jour on apprend le bouclage d’un nouveau canal d’informations russe alors que l’Ukraine se fait pilonner par le « grand frère ».
Alors comment s’étonner du fatalisme de Sergueï ? Il y a chez lui cette résignation particulière que l’on retrouve dans de nombreux récits venus d’un Est qui n’a cessé d’être envahi, dés-envahi, ré-envahi, balloté et violenté au gré des changements de propriétaires nationaux et idéologiques. Dans le monde de Sergueï, la guerre et la paix sont mariées et alternent depuis toujours. Une vague lueur d’espoir naît avec le retour des beaux jours. De guerre lasse, voyant le printemps poindre, Sergueï décide de partir en Crimée, pays du soleil et de l’été, pour y retrouver Ahtem, son ami tatar, apiculteur, comme lui.
« Il avait laissé derrière lui la guerre à laquelle il ne prenait aucune part, écrit Andreï Kourkov, mais dont il était devenu simplement l’habitant. Habitant de la guerre. » L’expression fait froid dans le dos, à nous qui vivons en un temps où c’est en « habitant de la terre » que nous tâchons de vivre et de de penser. En français, la rime ajoute à l’horreur.
Quelques pages plus loin, voilà donc Sergueï avec sa remorque et ses ruches, roulant vers le Sud et lisant un panneau indiquant « vous entrez dans la région de zaporijjia ». Comme tous ces noms résonnent à nos oreilles aujourd’hui ! Le trajet de Sergueï a pour destination l’amitié et la lumière, ce pourrait être son corridor humanitaire personnel, modeste. Hélas, il déchantera. En Crimée, la femme et les enfants de l’ami tatar – et musulman – vivent dans la peur, le soleil ne suffit pas à apporter la paix. Sergueï ne trouve pas la quiétude dont il rêvait. Les agents du FSB (Service fédéral de sécurité) frappent aux portes. La Crimée est aussi déchirée que le Donetsk, que le Donbass, que l’Ukraine…
Son ami tatar, Sergueï le retrouvera, mais mort. Et la vérité, il comprendra qu’elle est toujours aussi falsifiée. « Les choses se sont passées comme Poutine l’a dit » lui assène une vendeuse dont la lecture des rapports entre l’Islam et la Chrétienté est assez fruste. Allez savoir quelle est la vérité, pense un Sergueï-Andreï-Kourkov gagné par la lassitude.
Il va de soi que Les Abeilles grises ne prédit rien, ce serait prêter à son auteur des pouvoirs divinatoires qu’il ne saurait avoir. Mais le livre unit la connaissance intime d’une histoire, d’une géographie et d’un peuple diversifié, au talent qu’il faut pour traduire cette connaissance en récit, en se maintenant sur la crête étroite qui sépare l’éternité du conte, l’universalisme de la fable et le réalisme du roman. Il a de nombreuses empreintes de ce qu’en peinture on appelle primitivisme, la présence d’éléments d’un folklore vieux de plusieurs siècles. Un cheval gris – un chariot – un paysan : le récit est jalonné par ce type de chromos qui lui donnent la patine de l’authenticité et du charme.
Chez Kourkov le fabuliste, les animaux sont toujours présents. L’écrivain s’est fait connaître dans le monde entier avec Le Pingouin, un récit drolatique qui mettait en scène un écrivain-rédacteur dont le meilleur ami était un manchot royal, libéré du zoo de Kiev en faillite. Ici, ce sont les abeilles, ces petites ouvrières inlassables qui forment une société que chérit Sergueï parce qu’elle ne peut s’épanouir que dans la douceur, pour accomplir « la tâche essentielle à laquelle Dieu et la nature les avaient destinées, la miélaison ».
La lecture des Abeilles grises fait sourire, les larmes aux yeux. Il est impossible de ne pas être ému face à la compréhension et à la vérité qui s’en dégagent. Le monde des hommes y est d’une cruauté sans nom, et, inversement, d’une bonté et d’une solidarité spontanées. Sergueï rêve, Sergueï a peur. Il a même peur pour ses abeilles car certaines sont devenues grises sous le soleil de Crimée : elles auraient donc été infectées « exprès », « pour que s’introduise la maladie en Ukraine ? » s’interroge-t-il alors qu’il s’apprête à rentrer.
Surveillance, terreur et poison semblent avoir tout infiltré, l’esprit des hommes, la terre, les bêtes, la nature, même les abeilles, ces petites ambassadrices bourdonnantes que chantaient déjà Virgile.
Andreï Kourkov, Les Abeilles grises, traduit du russe par Paul Lequesne, Éditions Liana Levi, février 2022, 400 pages