Éducation

Les directeurs d’école face à la crise du Covid-19

Sociologue

Dernier changement en date au protocole sanitaire à l’école : la fin de l’obligation de port du masque en intérieur ce lundi 14 mars. À l’école, gérer la crise a d’abord signifié assurer la « continuité pédagogique ». C’est aux directeurs d’école qu’est revenue la responsabilité de mettre en œuvre les mesures sanitaires successives, parfois simultanées et incompatibles entre elles, souvent au jour le jour. En cela, ces directeurs sans pouvoir se sont révélés, comme beaucoup d’autres « encadrants de proximité », des acteurs décisifs dans la lutte contre la pandémie.

Les travaux que nous avons menés sur la direction d’école primaire[1] ont mis en évidence le dénuement du directeur d’école en termes de pouvoir. Dans une perspective wébérienne du pouvoir, assimilant celui-ci à une position hiérarchique, le directeur, « pair parmi les pairs » sans statut, ne dirige pas l’école. Dans une perspective plus sociologique – et plus proche de la réalité – définissant le pouvoir comme le contrôle de quelque chose d’important pour d’autres acteurs ou pour l’organisation elle-même, on peine à trouver ce que contrôle ce directeur, désigné pourtant comme seul responsable des biens et des personnes. Et ceci d’autant plus que l’école ne fonctionne pas à la manière « d’une machine obéissante » dont il est possible de régler les rouages afin qu’elle mette en œuvre les objectifs et les moyens de la façon la plus « rationnelle ». Elle forme un système social complexe, composé d’individus et de groupes qui entretiennent entre eux des rapports d’influence et de pouvoir.

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À charge au directeur d’école, seul responsable du bon fonctionnement de celle-ci, d’effectuer les arbitrages nécessaires dans l’intérêt général et du service public. L’implication attendue de ce dernier étant sans bornes, les résultats peuvent toujours être jugés insuffisants. En découle alors parfois une formidable intensification du travail pour tenter de maintenir un minimum de cohérence et de cohésion, malgré la cristallisation de son activité sous l’aspect d’une série de procédures plus ou moins compatibles entre elles, car déconnectées de la réalité du terrain et une nouvelle forme d’usure personnelle, source d’une souffrance pouvant parfois conduire à des actes dramatiques[2].

S’il est devenu rituel d’affirmer que l’école n’est pas une entreprise, elle est néanmoins, répétons-le, une « organisation », donc un ensemble de comportements humains – de stratégies pour reprendre un terme sociologique – qui varient en fonction du contexte. Avec tous les soubresauts de la crise du Covid – en corrélation avec les différentes « vagues » et mesures locales ou gouvernementales qu’elle a entrainées – il est dès lors intéressant de porter un regard croisé sur la façon dont cette crise a été gérée à l’école et dans d’autres organisations, qu’elles appartiennent au secteur administratif ou au secteur marchand.

Nous nous appuierons pour cela sur les résultats de deux études menées en parallèle sur la gestion de la crise, utilisant le cadre conceptuel de l’analyse stratégique des organisations. La première a été réalisée tout au long de l’année 2020 auprès de sept entreprises, d’une grande administration et d’une collectivité territoriale ; la deuxième s’est déroulée sur une période plus étendue de 2020 à 2021 et était centrée sur la direction d’école. Les enquêtes étaient qualitatives et ont consisté pour la première à mener une soixantaine d’entretiens dans chaque entité et pour la deuxième quatre-vingts entretiens auprès de directeurs d’école dans toute la France.

Il s’agit ici de montrer le rôle qu’a pu jouer l’encadrement de proximité et ce quel que soit le « statut » de l’organisation étudiée, en d’autres termes qu’elle appartienne au secteur privé ou au secteur public, puis d’examiner plus spécifiquement quel a pu être le rôle de la directrice ou du directeur d’école dans cette gestion de crise.

Globalement, qui a géré la crise ?

Pour répondre à cette question, il convient d’abord de définir ce que veut dire concrètement « gérer la crise » ou, pour le dire autrement, donner de la chair à cette expression en elle-même un peu vague et imprécise. Nous verrons ensuitecombien l’explicitation de cette notion nous aidera à comprendre la place prise par le directeur d’école dans cette situation singulière. Les matériaux recueillis nous ont conduit à proposer une définition simple de l’expression précitée : quelle que soit l’activité de l’organisation considérée, gérer la crise a consisté avant tout à assurer la continuation de l’activité, qu’il s’agisse de produire des biens ou des services comme dans le cas de l’école.

Tout a été fait, aussi bien par les organisations elles-mêmes que par les autorités administratives, pour que l’activité ne soit pas interrompue et soit le moins possible perturbée. De ce point de vue, en France, les autorités ont affirmé une position claire et ferme sur la nécessité d’éviter la fermeture des établissements scolaires, hors bien sûr la période de confinement total. Si l’intérêt des enfants a été mis en avant pour justifier cette décision, le choix qui a été fait n’est cependant pas à dissocier des intérêts économiques.

En ce sens, la crise a été gérée de prime abord par les « dirigeants », terme générique englobant aussi bien les autorités politiques et administratives dans le cas de l’école que les dirigeants d’entreprises publiques ou privées. Ces dirigeants ont dû tout à la fois mettre en œuvre et éventuellement compléter des mesures gouvernementales souvent changeantes au gré des évolutions de la propagation du virus (les vagues) et rechercher par eux-mêmes les « EPI » (équipements de protection individuelle) qui, on s’en souvient, étaient dramatiquement rares au début de cette crise.

L’acteur décisif dans la gestion de cette pandémie a cependant été l’encadrement de proximité. Il faut s’arrêter sur cette dénomination car elle recouvre des réalités bien différentes selon le secteur ou l’organisation pris en compte. Nous entendons par là les encadrants au contact direct de celles et ceux qui produisent ce que l’organisation considérée met sur son « marché ». Il peut donc s’agir d’un chef de bureau dans les univers administratifs, d’un « patron de ligne » dans l’industrie et nous classons le directeur d’école dans cette catégorie car malgré les réserves faites sur la réalité de son pouvoir, c’est bien lui qui, « sur le terrain », a été chargé de mettre en œuvre les dispositions prises aux différents niveaux de cette organisation complexe qu’est l’Éducation nationale.

Au-delà des missions traditionnellement dévolues à cet encadrement de proximité, celui-ci a dû s’investir dans un rôle « social » en s’assurant du bien-être des populations considérées comme fragiles. Le constat le plus marquant à ce propos a été l’apparition, dans toutes les organisations étudiées, de phénomènes de « désobéissance organisationnelle » de la part de cet encadrement de proximité. On entend par là le fait, pour ceux justement en charge de la poursuite de l’activité, de s’exonérer de l’application et/ou l’utilisation de règles, procédures, normes, directives et autres, au motif que leur mise en œuvre serait contradictoire avec la conduite à bonne fin de leur mission dans les circonstances particulières de la crise du Covid. Cette désobéissance organisationnelle a été perçue par tous, les dirigeants comme les autres strates d’encadrement, mais personne ne s’en est offusqué dans la mesure ou la survie de l’organisation pouvait en dépendre.

C’est donc bien ce « face à face » entre les dirigeants d’un côté et cette ligne d’encadrement de proximité qui a joué un rôle clé dans la gestion de la crise, au détriment, pourrait-on dire, de l’encadrement intermédiaire, plus ou moins « épais » selon les organisations. Or l’Éducation nationale constitue un monde dans lequel cet encadrement intermédiaire est particulièrement développé, sans que ce constat puisse être interprété comme une mise en cause ou une contestation de l’utilité de ces différents niveaux. On peut cependant comprendre que la latitude des dirigeants du secteur marchand à prendre acte du constat d’un fonctionnement plus efficace en situation de désobéissance organisationnelle et d’en tirer les conséquences est sans comparaison plus aisée que dans un univers administratif. Nous y reviendrons dans la conclusion. Il nous reste donc, après avoir tracé à grands traits le cadre général de la gestion de la crise, à examiner comment elle a été gérée à l’école primaire pour relever les similitudes et les différences avec ce schéma général.

Qui a géré la crise à l’école primaire ?

Il est utile de rappeler « la double dépendance » de l’école primaire qui reste sans personnalité juridique, ni autonomie financière. Ainsi, si elle est un service public d’État, elle est également un service communal : ses locaux, ses finances, son mobilier, une partie de ses personnels sont d’appartenance communale. Une des conséquences dont on peut anticiper l’importance en situation de crise, en est par exemple l’incapacité d’un directeur à ordonnancer des dépenses, comme l’achat de masques, de scotch de marquage au sol ou de gel.

Les entretiens que nous avons effectués permettent un premier constat : l’école primaire, dans les conditions particulières qui sont les siennes, n’a que partiellement dérogé au modèle évoqué plus haut. La succession des protocoles sanitaires et les contradictions entre ceux édictés par l’État et ceux par les communes sont à ce sujet un révélateur de la situation dans laquelle se sont trouvés les directeurs et directrices. On se rappellera à cet égard la polémique en début de crise au sujet de l’ouverture ou fermeture des écoles, ou plus récemment de l’achat des tests de dépistage.

Des décisions très rarement discutées et négociées avec le directeur d’école qui les a souvent apprises « par la bande[3] » même si la responsabilité de leur mise en œuvre lui revenait. Une responsabilité d’autant plus lourde dans une situation de rareté du personnel enseignant (et communal), lui-même victime de la maladie ou réticent à venir enseigner dans ces conditions dégradées. C’est dans ce contexte particulièrement complexe que le comportement des directeurs et directrices peut être appréhendé : comme dans toutes les autres organisations étudiées, s’est créée une distance entre les injonctions « venues d’ailleurs » et la réalité des écoles dans lesquelles ces décisions devaient être appliquées. Cela a généré les mêmes phénomènes de désobéissance organisationnelle que nous avons pu observer ailleurs pour que, malgré les injonctions reçues, l’activité puisse se poursuivre. Des « désobéissances », tolérées et acceptées ici comme ailleurs. Ce n’est pas l’objet de cet article d’entrer dans le détail de ces « désobéissances », tolérées et acceptées ici comme ailleurs. Mais il est plus intéressant d’observer le paradoxe qu’elles permettent de mettre en évidence.

Dans les organisations bureaucratiques (au sens wébérien du terme), les normes, règles et autres sont émises pour assurer l’égalité de tous devant la loi et dans le cas de l’Éducation nationale, l’égalité quant à l’enseignement reçu. Cependant, la centralisation impersonnelle, destinée à éliminer tout arbitraire humain dans l’activité, qui caractérise ces organisations, produit souvent l’inverse. La crise sanitaire a mis en évidence ce paradoxe et les pouvoirs parallèles. Si chacun parvient à s’accommoder par des arrangements locaux de ces règlements, la non prise en compte du contexte toujours singulier surtout en temps de crise – que ce soit du point de vue de l’intensité de la pandémie, du nombre d’enseignants disponibles ou encore des décisions prises localement par la collectivité territoriale – a constitué une réelle contrainte pour la direction d’école qui a dû faire preuve de « débrouillardise ». Si celle-ci ne peut prendre aucune décision sans l’aval de sa hiérarchie, force est de constater que cette dernière s’est montrée particulièrement absente et que dans cette situation particulière la confiance a été d’emblée accordée. En d’autres termes, la « contextualisation forcée » à laquelle nous avons assisté n’a sans doute pas produit de graves différences – donc injustices dans une logique bureaucratique – dans l’enseignement reçu par les élèves.

Ce constat n’aura aucun impact sur l’institution qui retournera dès que possible à son mode de fonctionnement théoriquement unifié antérieur, celui des « routines bureaucratiques », mais il montre néanmoins que même dans les univers administratifs la confiance pourrait occuper une place dont elle ne bénéficie pas aujourd’hui.

Alors, en situation de crise, le directeur d’école est-il un cadre de proximité « comme les autres » ? Toutes choses égales par ailleurs on peut répondre par l’affirmative. Au-delà de la mise en œuvre de décisions prises ailleurs, par son administration ou les collectivités territoriales, il a dû innover, adapter, rendre possible la continuité de l’activité scolaire, même sous une forme dégradée comme tous ses homologues que nous avons rencontrés dans une grande variété d’organisation. Cela interroge sur la traditionnelle opposition entre « public et privé » dès lors que l’on s’intéresse aux pratiques des acteurs, plus qu’aux questions de structures, de statuts ou de rémunération. L’observation de la vie quotidienne efface en grande partie des différences certes réelles, mais qui relèvent plus du cadre de l’action que de l’action elle-même.

Cela nous amène à une autre remarque : nous avions décrit, dans nos travaux précédents, ce directeur ou cette directrice privés de pouvoir réel sur lesquels d’autres acteurs externalisaient ce que nous avions appelé le « sale boulot ». Or nous avons vu dans ce qui précède que la crise remet la direction d’école dans le jeu et même au centre du jeu. Adapter ce que l’on n’a pas décidé, le rendre compatible avec la réalité dont on a la responsabilité permet non seulement de retrouver des marges de jeu mais aussi du pouvoir car cela fixe les conditions dans lesquelles les autres acteurs de l’école devront travailler et ce n’est pas rien. Seulement, objectera-t-on, il n’est ni possible ni souhaitable de vivre en permanence en situation de crise. Certes, mais il est cependant possible et souhaitable d’apprendre des situations de crise afin de pouvoir capitaliser sur des changements que l’on considère comme positifs, sans se laisser « aspirer » par les pratiques traditionnelles.

 

NDLR : Cécile Roaux a publié en octobre 2021 La direction d’école à l’heure du management aux Presses universitaires de France.


[1] Cécile Roaux, La direction d’école à l’heure du management. Une sociologie du pouvoir, Presses Universitaires de France, 2021

[2] Le suicide de Christine Renon, directrice d’école maternelle à Pantin a été l’illustration de ce mal être. Voir Cécile Roaux, « Directeurs d’écoles primaires : un statut source de mal-être », The Conversation, 19 décembre 2019

[3] Les sites dédiés à la direction d’école ont constitué en ce sens une ressource indispensable pour ces derniers.

Cécile Roaux

Sociologue, Chercheuse rattachée au CERLIS (Université de Paris)

Mots-clés

Covid-19

Notes

[1] Cécile Roaux, La direction d’école à l’heure du management. Une sociologie du pouvoir, Presses Universitaires de France, 2021

[2] Le suicide de Christine Renon, directrice d’école maternelle à Pantin a été l’illustration de ce mal être. Voir Cécile Roaux, « Directeurs d’écoles primaires : un statut source de mal-être », The Conversation, 19 décembre 2019

[3] Les sites dédiés à la direction d’école ont constitué en ce sens une ressource indispensable pour ces derniers.