Littérature

C’est où, le paradis ? – à propos de deux romans d’Abdulrazak Gurnah

Critique

Deux des romans d’Abdulrazak Gurnah, Nobel de littérature 2021, font l’objet d’une réédition : Près de la mer et Paradis sont à ce jour les seules œuvres traduites en français du romancier tanzanien. Elles ouvrent à une œuvre qui décentre notre regard par le récit qu’elle fait de l’exil, qui devient l’expérience fondatrice d’une condition humaine complexe irréductible à toute essentialisation plutôt qu’un déracinement cruel et aliénant.

Le Prix Nobel de littérature a le mérite de susciter édition, réédition et traduction pour des auteurs absents des étagères. Il répond ainsi à sa fonction de gardien de la littérature mondiale, non seulement en accueillant les écrivains qui méritent d’y figurer mais aussi en assurant leur diffusion à cette échelle. C’est ainsi que Denoël a opportunément publié à la fin de l’année deux romans d’Abdulrazak Gurnah, le dernier récipiendaire de la récompense suédoise. Ils constituent le seul et maigre corpus disponible pour le lecteur français sur une production de dix romans et d’une série de nouvelles et d’essais, largement reconnues dans le monde anglophone.

Et pourtant, ces deux ouvrages, Paradis et Près de la mer, suffisent à ouvrir à l’univers de l’auteur tanzanien ayant émigré en Grande-Bretagne où il a accompli une carrière universitaire consacrée notamment à la littérature africaine et post-coloniale, directeur par exemple d’un Companion to Salman Rushdie publié par Cambridge University Press.

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Le jury du Nobel a lu dans son œuvre une description « empathique et sans compromis sur les effets du colonialisme et du destin des réfugiés pris entre les cultures et les continents », ainsi qu’un éclairage sur une Afrique de l’Est méconnue.

Si le second point est évident, le premier appelle la nuance. Gurnah romancier de l’exil, certes, mais au sens où l’exil n’est pas immédiatement synonyme d’un déracinement cruel et aliénant puisqu’il ouvre à une condition humaine complexe fuyant toute essentialisation, porteuse à ce titre d’un éthos provocateur face aux équations ethniques et nationalistes réductrices.

En outre, la géographie de son œuvre bouscule des ordres de perception trop figés. Tanzanie : une Afrique asiatique, une Afrique orientale au sens où elle n’est pas uniquement prise dans un rapport avec l’Europe mais se définit autant, sinon plus, par ses rapports avec les mondes arabo-musulman et indien. Le post-colonialisme est encore une pensée coloniale s’il ne se décline que face à l’Occident.

L’œuvre de Gurnah est essentielle à décentrer nos regards et à reconfigurer les cadres d’analyse. Un exemple, ponctuel et de nature simplement littéraire, dans la phrase suivante : « On l’avait accueilli avec stupéfaction, et il arpentait les rues en fils prodigue, comme Sindbad rentrant de son premier voyage […] » (Paradis, p. 361). Un emprunt lexical au texte des Évangiles, et le voyageur des Mille et une nuits là où on attendrait celui de l’Odyssée. Latif, dans Paradis, avoue au demeurant qu’étudiant, il ne connaissait rien du retour d’Ulysse et que le héros homérique ne lui était familier qu’au travers de films comme Jason et les Argonautes ou Hercule se déchaîne (p. 197). Les imaginaires ne sont pas plus universels que les cultures.

Les personnages principaux de Paradis et de Près de la mer n’ont rien en commun sauf leur origine en Afrique de l’Est et leur langue, le kiswahili. L’un est un enfant devenant jeune adulte, l’autre est un homme déjà âgé qui se souvient. Le premier ne quitte pas l’Afrique alors que le dernier débarque en demandeur d’asile en Grande-Bretagne. Cependant, lorsqu’il confie : « Dans le noir, je perds la notion d’espace, et dans ce nulle part je me sens plus complètement moi-même […] » (Près de la mer, p. 12), il répond à la pulsion qui poussa le jeune Yusuf à vouloir rejoindre l’armée allemande coloniale en quête de porteurs et l’inconnu afin de fuir « la vision de sa lâcheté, comme si elle luisait là, par terre, au clair de lune » (Paradis, p. 280).

Cette évolution d’un personnage à l’autre justifie la lecture des deux livres dans une séquentialité qui correspond au demeurant à l’ordre de leur parution (1994 et 2001) autant qu’à la transformation de l’écriture d’Abdulrazak Gurnah, passant de la finesse d’une sonate à une ampleur symphonique.

Les deux personnages, et d’autres à leur côté, partent, contraints ou non, vers l’inconnu – sans le craindre, car ils le pressentent non pas hostile à une identité fragilisée mais prêt à en accueillir les souffrances et les attentes, les volutes d’une construction subjective intégrant l’exil.

L’inconnu, c’est l’immensité dans l’espace, l’illimité et le variable, au point que Près de la mer aurait pu être le titre du premier roman, dont les pérégrinations ramènent toujours au littoral. L’inconnu, c’est ce qui attend la quête du voyageur, la terre promise au point que Paradis aurait pu être le titre du second roman, dont les narrations évoquent des passés tourmentés.

Autour du personnage de Yusuf, la narration de Paradis se déploie, mi-roman d’initiation, mi-relation ethnographique. Le lecteur s’enfonce dans le récit alors que celui-ci s’enfonce dans les territoires de montagnes et de lacs d’Afrique de l’Est.

Pour racheter une lourde dette de son père, Yusuf, douze ans, est attaché comme rehani, mis en gage, en quasi-servage, auprès du riche négociant qu’il appelle Oncle Aziz, sévère quoique bienveillant. Il va le suivre dans ses périples commerciaux à l’intérieur des terres tanzaniennes, loin de la mer.

Peu à peu, au contact d’autres personnages – des hommes au service d’Aziz (Mohammed Abdalla, Simba Mwene, Hamid Suleiman, Khalil, Mzi Hamdani) ou les figures féminines de sa maisonnéee (Zulekha, la Maîtresse, l’épouse d’Aziz, leur servante, Amina) –, Yusuf découvre une société précapitaliste, préindustrielle, patriarcale, guidée par un commerce d’achats et d’échanges, cotonnade contre ivoire par exemple.

Après un premier temps où il travaille dans le magasin et la maison d’Oncle Aziz, le seyyid, Yusuf est embarqué dans plusieurs expéditions, dont une avec Hamid, auquel il a été prêté. Entre commerce et contrebande, entre sagesse musulmane et croyances primitives, entre culture arabe et culture indienne, il découvre des habitats et des usages ancestraux, des sultanats, des villages isolés, des guerriers. Les paysages sont magnifiques, les campements menacés, les bénéfices incertains et la maladie guette.

« [Le seyyid] va chez les sauvages et leur vend toutes ces marchandises, et il leur achète… toutes sortes de choses, sauf des esclaves – même avant que le gouvernement l’interdise. » (p. 48). Sauvages respectés, méprisés ou craints parmi la caravane venue du littoral.

Les Européens font aussi partie du décor, plus ou moins loin : « Ces étrangers prenaient les meilleures terres, disaient-ils, sans payer un sou […]. Taxes pour ceci, taxes pour cela, et pour les récalcitrants la prison, le fouet ou même la pendaison. […] Ils portaient des vêtements en métal, mais qui n’irritaient pas leur peau, et ils pouvaient rester des jours à la file sans dormir ni boire. Leur salive était empoisonnée. » (p. 92).

En réalité, la trame romanesque est doublée d’une autre quête qui donne son titre au roman, celle du paradis dont la mention jalonne le récit comme une interrogation permanente. Dans le magasin de Hamid, au milieu de la brousse, Yusuf est prévenu : « Il faudra t’habituer aux broussailles et aux serpents, et te contenter d’y rêver à ton jardin de paradis, jusqu’à ce que ton oncle vienne te chercher » (p. 88).

Cette quête n’est-elle pas au secret de tout voyage, de tout exil ? Pour Yusuf – à l’intense activité onirique, à l’instar de son homonyme biblique –, l’image est celle d’un jardin, fidèle à l’imaginaire sémitique. Il le connaissait dans son endroit natal, en bord de mer, puis l’a redécouvert au tout début de son séjour chez Oncle Aziz. « Le plus grand désir de Yusuf était d’être banni pour longtemps dans ce verger silencieux » (p. 58).

Il ne cessera d’y penser, l’évoquant dans ses discussions, le reconnaissant en d’autres lieux, une cascade derrière laquelle il était sûr « qu’il pourrait entendre respirer Dieu » (p. 98), les vallées du Caucase (p. 130), une haute montagne où les habitants ne connaissent ni la maladie ni la vieillesse » (p. 142).

Le paradis est même l’objet d’un débat théologique entre croyance musulmane et religion sikh un soir de veillée : « — Dieu a créé sept Cieux […]. Le Paradis est le septième, et il est lui-même partagé en sept niveaux. Le plus élevé, c’est le Jennet al Adn, le Jardin d’Eden […] — Nous avons ces jardins-là en Inde, avec sept, huit niveaux et encore plus […] C’est ça votre paradis et il est en Inde. » (p. 101-102).

Son négatif, l’enfer, forme le décor des rêves de Yusuf auquel, comme le Joseph biblique, on prête des capacités d’oniromancie, songes peuplés par « des chiens, des bêtes, des êtres sans forme [qui] venaient la nuit lui arracher son être intérieur » (p. 154).

Le dernier tiers du roman immobilise Yusuf et la narration dans le lieu paradisiaque initial, la maison d’Oncle Aziz. Au terme de la quête, tombé amoureux d’Amina, compagne de captivité chez Aziz, il est prêt à lui dire : « Là où nous irions, il n’y aurait pas de jardin clos, planté d’épais cyprès et de buissons frémissants au vent, ni d’arbres fruitiers, ni de fleurs étonnamment brillantes. […] Ce serait comme un exil, mais serait-ce pire que ce que nous vivons ici ? » (p. 266).

Le paradis serait humain et non pas spatial, dans les esprits et non sur terre – telle est la conclusion du débat précité, à l’image du foyer de Harbans Sing, dit Kalasinga, le mécanicien sikh : « Il avait été élevé dans une famille sikh fort pieuse, où les écrits des grands Gurus étaient à la place d’honneur dans l’oratoire familial où son père, qui était un homme tolérant, avait placé aussi une statue en bronze de Ganesh, une petite image de Jésus-Christ le Rédempteur et un exemplaire minuscule du Coran » (p. 102). Réalité multiculturelle, multiconfessionnelle de l’Afrique de l’Est. Une image du paradis ?

La première oppression pesant sur le migrant tient dans l’illégitimation de sa parole.

Près de la mer vient dissiper cette impression. Si Paradis traitait du colonialisme, le second roman traite de la décolonisation et de l’indépendance, ainsi que de l’exil conséquent et des duretés d’une société guidée par les principes de l’islam d’Afrique de l’Est puis brutalement soumise aux dogmes du communisme.

Vaste édifice romanesque constitué de longs monologues et de récits enchâssés, de reprises narratives dans des perspectives différentes, le livre traite des destins croisés de deux familles de Zanzibar liés par une suite d’épisodes de gloire et de trahison, alliances et désunions, rumeurs et rancœurs, haines et humiliations : « Avez-vous remarqué comme l’histoire de l’islam est liée aux querelles de famille ? » (p. 298).

C’est en Grande-Bretagne que les deux narrateurs se rencontrent et déroulent leurs mémoires, deux trames de souvenirs vrais, blessants, déformés : « C’est un lieu austère que celui de la mémoire, un entrepôt sinistre et désolé aux planchers pourrissants, aux échelles rouillées, où l’on passe parfois du temps à fureter parmi les marchandises abandonnées » (p. 136).

Saleh Omar (première famille), un négociant, a passé la soixantaine et est réfugié sous un faux nom, celui du père de son interlocuteur (seconde famille), Ismaïl Rajab Shaaban Mahmud, ou Ismaïl Mahmud pour les Européens, et qui se fait appeler Latif, universitaire et poète ayant fui en Grande-Bretagne après avoir séjourné en RDA. Latif est aussi le terme désignant un attribut d’Allah, employé dans une prière que prononce Saleh, « Ya Latif, Ô bienveillant, Ô miséricordieux » (p. 97) avant de rencontrer le jeune homme, manière d’unir les deux personnages dans une sorte de transcendance.

Le rapport du nom à l’identité est central dans la perception de leur expérience exilique et fournit un thème majeur du roman. Il peut prêter à rire, comme lorsque Celia, la première logeuse de Saleh, incapable de mémoriser son nom, l’appelle Naashab, Bashat, Showness puis enfin Showboat, ou lorsqu’un serviteur de la famille de Saleh, Faru, est nommé Nuhu, rhinocéros.

Il est tendre lorsqu’un correspondant allemand de Latif adolescent, Jan, prenait pour signature le nom de sa mère, Elleke, nostalgique de son ancienne existence au Kenya. Il est plus grave lorsque Saleh veut baptiser sa fille Raiiya, « la citoyenne, afin qu’à travers elle, il soit demandé à nos dirigeants que l’on nous traite avec humanité, en citoyens de la terre qui nous a vus naître » (p. 231) et qu’il doit renoncer par peur des moqueries en acceptant Ruqiya, fille du Prophète. Il est plus dramatique lorsque Saleh utilise pour son exil de Zanzibar des faux papiers au nom de son supposé ennemi dont il a l’acte de naissance entre les mains.

Saleh Omar a fui l’île après des années de dur emprisonnement, subies en forme de vengeance pour l’achat supposé frauduleux de la maison de Rajab Shaaban, et il est venu demander l’asile en Grande-Bretagne. Latif était parti en RDA dans un cadre de formation universitaire entre pays communistes et décide de ne plus revenir en Afrique. Deux formes d’exil. « […] vous avez pris le nom de mon père. Est-ce que tout cela ne fait pas de nous des parents ? Et nous nous trouvons en terre étrangère » (p. 297).

Deux générations : l’exil décolonial pour Saleh, prenant place lors des années de l’indépendance de Zanzibar, l’exil postcolonial pour Latif pendant les années de normalisation suivantes. Une situation près de la mer en est l’index. D’une mer à l’autre, de l’Océan Indien à la Manche, itinéraire exilique. « Avant, j’étais dans les affaires, j’étais négociant. Entre-temps, j’ai passé des années en prison, dans les geôles de l’Etat. […] Mais cela va aller maintenant […]. Cela va aller ici, près de la mer. » (p. 109-110).

Face à eux, la bienveillance, la candeur, et la tolérance des militants de l’accueil des migrants, les « jeunes champions de la justice et des droits de l’homme » (p. 96), ceux qui dansent « sur l’air du cha-cha-cha des défenseurs des réfugiés en leurs saintes défroques » (p. 120). On peut alors penser l’exil dans le lexique migratoire contemporain ; ainsi de Saleh lorsqu’il admoneste le fonctionnaire de l’immigration de l’aéroport de Gatwick : « Kevin Edelman, le bawab d’Europe, le gardien des vergers, celui qui a ouvert toutes grandes les portes et lâché les hordes à l’assaut du monde, ces portes vers lesquelles nous rampons dans la boue en implorant qu’on nous laisse entrer. Réfugié. Demandeur d’asile. Pitié. » (p. 57).

Mais Gurnah déploie surtout une phénoménologie de l’exil, déclinée par Saleh : « Ainsi peut-être devrais-je dire de moi que j’ai un jour vécu une autre vie ailleurs, et qu’aujourd’hui cela n’est plus. Pourtant je sais que cette première vie existe et palpite, déborde de santé derrière et devant moi. » (p. 12-13). Déclinée par Latif : « Comme si je ne pouvais qu’être ici ou là-bas, l’un ou l’autre, comme si l’éloignement était une chose si simple, comme si j’avais perdu mon identité et que je n’étais plus désormais qu’un traître, un semblant de moi-même, un pantin fabriqué de toutes pièces. » (p. 118).

La prose de Gurnah affiche une ambivalence stylistique terriblement efficace, entre précision et impressionnisme narratifs, apte à saisir l’image des exilés, « un être flottant dans une brume montante » (p. 93), ainsi que se voit Saleh dans le bed and breakfast sordide qui l’accueille après le centre de rétention.

Écriture de l’exil évoquée dans le texte lorsque Latif rend visite à Dresde à son correspondant ; son pied est blessé et la mère de Jan, le soignant, évoque le retour d’Ulysse à Ithaque, reconnu par sa nourrice, Euryclée, à une cicatrice sur son pied. Elle ajoute : « Auerbach écrit des choses merveilleuses à pros de ce passage. Vous connaissez le texte d’Auerbach sur cet épisode ? Ah, je vous le prêterai. » (p. 197).

Curieux discursus dans le contexte, moins si on le rapporte à la personnalité d’Erich Auerbach, figure majeure de la littérature comparée qui, ayant fui l’Allemagne nazie, écrit Mimesis – dont le premier chapitre traite de l’épisode – en exil à Istanbul. Edward Saïd en faisait l’un de ses maîtres.

Alors que Rachel Howard, la conseillère juridique qui l’a pris en amitié, évoque ses origines séfarades portées par sa mère, Saleh l’interrompt : « Elle en sait long sur ces voyages ? ai-je dit, ou plutôt demandé, toujours avide d’odyssées, de récits d’impossibles périples. Sur l’Espagne de l’époque où les Arabes et les Juifs ont été chassés d’Andalousie ? » (p. 310).

Plus tard, lors du récit de ses détentions, il confie : « Quand je tombe sur des photographies d’êtres dans la détresse, l’image de leur malheur, de leur douleur, trouve en moi un écho et je souffre avec eux » (p. 350), avant de décrire longuement la photo de trois juifs accroupis frottant sous le nazisme le pavé viennois devant une foule souriante. Expérience juive de l’exil qu’épouse ainsi celle de Saleh, son « voyage-sauvetage » (p. 70).

Les références littéraires n’étonneront pas de la part d’un Abdulrazak Gurnah ayant enseigné la littérature à l’Université de Kent. Les personnages ont lu, la littérature anglophone surtout, grâce à la générosité de l’Empire britannique. Deux classiques du corpus anglophone dans Paradis : Shakespeare et Bartleby. Pour le premier, Roméo et Juliette ou Jules César.

Plus surprenante est peut-être, la présence du personnage de Melville, figure obligée de la philosophie contemporaine, commentée par Blanchot, Deleuze, Derrida, Agamben, mentionnée près d’une dizaine de fois et même commentée sur deux pages (p. 302-303). « Ce désespéré que j’admirais » (p. 370), dit de lui Saleh. Ici, le copiste (ou le scribe, selon les traductions) du cabinet juridique newyorkais abandonne les résonnances que lui ont accordé les interprétations précitées pour acquérir une signifiance éclairée par l’expérience de la migration et fonctionner comme un schibboleth pour les deux narrateurs exilés, Saleh et Latif, « l’humeur Bartleby » (p. 102).

Préférer-ne-pas laisse à une amplitude maximale les possibles de l’existence et de l’action, ce qui décrit la position de l’exilé qui, sans les restrictions et déterminations de son cadre de vie initial, peut choisir une multitude d’options et d’existences. « Bon, alors pourquoi ne répondiez-vous pas quand on vous parlait anglais ? […] – Je préférais ne pas le faire […] » (p. 105). De manière explicite, le principe de Bartleby éclaire les dialogues des cent premières pages lorsque le narrateur, éduqué en anglais par les colonisateurs britanniques, prétend ne pas le parler sur le conseil de son passeur. Pour attirer la pitié, supposera-t-il plus tard.

Il demeure que son mutisme alors que les propos de ses interlocuteurs sont reproduits et qu’il les commente intérieurement vaut pour une métaphore implacable de l’exilé que son exil prive de parole, quelle que soit la réalité linguistique. Significativement, Saleh ne veut pas installer le téléphone chez lui. L’exil tient dans cet empêchement langagier, dans la mesure où l’idéologie commune met en équation le droit d’expression et un droit de territoire. La première oppression pesant sur le migrant tient dans l’illégitimation de sa parole, ce à quoi devrait répondre l’équité démocratique qui trop souvent faillit de nos jours.

En 2021, l’establishment littéraire a mis de l’avant trois écrivains d’origine africaine. Le Nobel à Abdulrazak Gurnah, le Booker Prize au sud-africain Damon Galgut et notre Goncourt à Mohamed Mbougar Sarr. La convergence est trop appuyée pour en conclure à une coïncidence dans une quelconque volonté d’exotisation ou, à l’inverse, de réparation.

L’Afrique occupe désormais une place pleine et entière dans cette littérature mondiale, que et Goethe et Marx ont pressentie et que le Nobel a patiemment illustré. Le paradis est peut-être finalement en Afrique – l’humain, après tout, y est né. Sa langue serait la littérature et Gurnah un de ses prophètes.

Abdulrazak GURNAH, Paradis (trad. de l’anglais par Anne-Cécile Padoux), 288 pages, et Près de la mer (trad. de l’anglais par Sylvette Gleize), 384 pages, Denoël, décembre 2021.


Alexis Nouss

Critique, Professeur en littérature générale et comparée

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