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De Chelsky à Monakov : football et oligarques

Journaliste

L’invasion de l’Ukraine par la Russie a sonné la fin de la récréation pour les oligarques proches de Vladimir Poutine. Le gel de leurs avoirs par l’Union européenne, le Royaume-Uni et les États-Unis ne sera pas sans d’importantes répercussions dans le football. À Monaco, Dmitri Rybolovlev échappe pour l’heure aux sanctions. Mais Roman Abramovitch s’est déjà carapaté de Chelsea. Détenteur de la Champions League, le club le plus chic de Londres, qui joue ce mercredi à Lille, arrive déguenillé, symbolisant la fragilité d’un monde aux bien mauvaises fréquentations.

Ni fleurs, ni couronnes, ni larmes : le « Chelsky » de Roman Abramovitch n’est plus. C’est son spectre qui s’avance vers le stade Pierre-Mauroy de Lille avec son cortège de mercenaires façon Michael Jackson dans Thriller. Dans quelques semaines, ceux-ci iront vendre leur talent sous de nouvelles latitudes comme d’autres promènent leur Kalachnikov de par le monde. L’Histoire a parfois des accélérations à la Kylian Mbappé. Le 29 mai dernier, à Porto, les hydrocarbures russes l’emportaient sur ceux des Émirats arabes unis en finale de l’UEFA Champions League – pour les non-initiés, Chelsea battait Manchester City – et l’Europe était sous le charme slave du beau Roman. Neuf mois plus tard, l’ouverture de la chasse aux oligarques suite à l’invasion de l’Ukraine a fait du quinqua flamboyant un vulgaire interdit bancaire et de Chelsea une victime collatérale des missiles de Vladimir Poutine.

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Dans cette version contemporaine des Liaisons dangereuses l’UEFA tient le rôle de la marquise de Merteuil. La vénérable institution fait valoir des trésors d’hypocrisie pour cacher sous des apparences vertueuses ses machiavéliques turpitudes. Ainsi, dans une position devenue intenable, s’est-elle empressée de mettre fin à son juteux partenariat avec Gazprom, sponsor majeur de la Ligue des Champions. On ne verra donc plus les soirs de matches Valery Gergiev, le chef d’orchestre préféré de Poutine, battre la mesure du célèbre Concerto pour piano n°1 de Tchaïkovski, bande-son du spot publicitaire du géant russe de l’énergie. Et la Gazprom Arena de Saint-Pétersbourg n’accueillera pas la finale 2022 de la compétition comme il avait été convenu.

La guerre du Donbass, qui préfigurait celle d’Ukraine, n’avait pourtant pas empêché la 21e Coupe du Monde de se tenir en Russie. Souvenez-vous des Bleus de Didier Deschamps fêtant dans leur vestiaire leur victoire sur la Croatie en scandant de joyeux « Pou-tine ! Pou-tine ! », lequel avait reçu pour l’occasion des mains du président de la FIFA un maillot floqué à son nom. Le football s’accommodait encore sans aucun état d’âme de ses intérêts commerciaux croisés avec ceux du Kremlin, même lorsque ce dernier faisait montre de ses intentions belliqueuses en exportant des hooligans ayant reçu une formation de paramilitaire, comme à Marseille lors de l’Euro 2016.

Roman Arkadievitch Abramovitch avait, lui, des manières de gentleman. Et surtout des moyens financiers qui firent basculer le sport-roi dans une autre ère : celle des nouveaux riches. Car tout commença à Chelsea, ce quartier huppé de Londres, en 2003. Bien avant le débarquement des Qataris à Paris. Lorsque Roman arrive avec sa chapka sur les rives embrumées de la Tamise, le club, bien que centenaire, ne fait pas partie du gotha. Son palmarès se limite à un titre de champion, trois coupes nationales et deux trophées de feu la Coupe d’Europe des vainqueurs de coupe.

Mais Abramovitch a un business model imparable : depuis la privatisation à marche forcée de l’économie russe et la distribution via un cartel de banques obscures de millions d’actions à une poignée d’entrepreneurs sans scrupules, qui lui ont permis de contrôler jusqu’à 72 % du mastodonte des hydrocarbures Sibneft, avant de vendre ses parts à… Gazprom, il sait que tout s’achète, les passeports (il en détient trois : russe, israélien, portugais) comme les yachts, un totem d’immunité à la Douma comme une domiciliation d’opérette dans un paradis fiscal, la bienveillance de Poutine comme une place dans l’élite footballistique.

« Rybo » est un type plutôt verni dont le chemin de vie tortueux aurait dû l’envoyer cent fois dans le décor mais qui au final en a fait un des hommes les plus puissants du monde.

Au début, bien sûr, on le regarde de travers, on le prend même d’un peu haut, et puis au fil des investissements à fonds perdus on est bien obligé de reconnaître que la méthode est efficace : une équipe de mercenaires, certes, mais qui empile les victoires et qui remplit son stade de Stamford Bridge avec des touristes pleins aux as. Et vous savez ce que c’est : le succès a tôt fait de rectifier un profil de grand méchant loup. Abramovitch vient tout simplement d’inventer le football moderne, un football dénaturé, dérégulé mais vertigineusement lucratif. Alors respect. Bientôt, les clubs passent sous pavillon étranger comme on immatricule les porte-conteneurs au Liberia. La controverse se banalise : Chelsea ce n’est pas pire qu’ailleurs. Et puis Roman est un grand philanthrope : on estime à plus de 500 millions de dollars sa contribution aux communautés juives de différents pays depuis ne vingtaine d’années. En 2020, il apparaît même en tant que producteur exécutif au générique du film J’accuse de Roman Polanski. Être d’une des soirées qu’il donne au large de Saint-Jean-Cap-Ferrat devient un must.

Le 12 février dernier, à Abu Dhabi, la réussite tourne carrément au triomphe : Chelsea atteint l’Everest, le titre de champion du monde des clubs. Mais à peine ses couleurs ont-elles commencé à flotter au pôle de la planète football que Vladimir Poutine annonce le déclenchement d’une opération militaire en Ukraine. Fine mouche, Abramovich comprend dans la seconde ce qui l’attend. En moins de quarante-huit heures, il a cédé le manche aux administrateurs de la fondation caritative de Chelsea, parmi lesquels aucun Russe ne figure. On apprend également qu’il a vendu sa luxueuse résidence londonienne, ce qui ressemble diablement à une fuite.

Mais l’indulgent Jerusalem Post prétend qu’il se trouve en Biélorussie pour participer aux pourparlers en faveur de la paix. L’homme a le bras long et pense encore s’en tirer à bon compte en mettant en vente les Blues, jusqu’à ce que le gouvernement britannique décide de geler les avoirs de l’oligarque et de se charger lui-même de la transaction. Les joueurs l’apprennent par leur smartphone alors qu’ils sont dans le bus qui les mène disputer un match à Norwich. La situation est surréaliste : sacrés champions du monde un mois plus tôt, ils n’ont plus d’avenir à Chelsea au-delà de la fin de saison. Grandeur et décadence d’un football européen trop peu regardant sur ses fréquentations.

Dans le même temps, l’inquiétude gagne à Monaco, dont le président, Dmitri Rybolovlev, en est un autre. La Principauté s’empresse de préciser que Rybolovlev n’apparaît pas sur la liste noire de l’Union européenne en même temps que l’AS Monaco annonce par un communiqué que son patron a décidé de faire un don à la Croix-Rouge pour venir en aide à la population ukrainienne sous le feu des bombes – on n’est jamais trop prévoyant. « Rybo » est un type plutôt verni dont le chemin de vie tortueux aurait dû l’envoyer cent fois dans le décor mais qui au final en a fait un des hommes les plus puissants du monde. Et l’air du temps ne contrevient pas à cette loi personnelle. Ses rapports ambigus avec Poutine l’épargnent, du moins pour le moment. Selon le journaliste Renaud Revel, auteur du livre Le mystérieux Monsieur Rybolovlev (First Document, 2017), le Congrès américain et le FBI considéreraient pourtant l’oligarque comme un des rouages essentiels des relations souterraines unissant Donald Trump et le Kremlin. Le nom de Rybolovlev apparaît d’ailleurs dans le Putin Accountability Act, un projet de loi du Congrès américain recensant des ressortissants russes dont les avoirs seraient susceptibles d’être gelés.

Son pedigree n’a rien à envier à celui d’Abramovitch, son mentor dans le football. Les noms des deux hommes apparaissent dans la fuite en série de documents confidentiels : Abramovitch dans les Panama Papers, les WikiLeaks, et les Football Leaks, Rybolovlev dans les Panama Papers et les Football Leaks. On pense à cette citation de Balzac : « Derrière chaque grande fortune il y a un grand crime ». Rybolovlev a bâti la sienne à domicile : pour lui, l’Eldorado de la Perestroïka ce fut la potasse, le sous-sol de sa ville natale, Perm, dans l’Oural, en regorge. « Rybo » a détenu jusqu’à 66 % des parts de la société Uralkali, qui traite environ 20% de l’engrais potassique mondial. Il est aux manettes de la société quand un matin de 2006, dans l’une des mines de la petite cité de Berezneki, non loin de Perm, les galeries s’effondrent dans une sorte de séisme souterrain, formant un gigantesque cratère en surface et des lézardes dans les habitations alentour. On croirait à une scène de bombardement. Les experts alertaient pourtant depuis un moment : les risques liés à l’extraction étaient réels. C’est une ville entière qui pourrait un jour être engloutie comme dans un roman de Jules Verne. Mais en 2012, une commission ad hoc conclura à une anomalie géologique inconnue.

Ce qui vaut pour les oligarques russes vaut bien évidemment pour les Émiratis, les Saoudiens ou les Chinois, quand bien même leurs pays n’en ont pas envahi un autre.

Entre-temps, à l’instar de ses congénères experts en malversations, curieusement attirés par un Occident dont ils conchient pourtant les valeurs démocratiques, « Rybo » avait quitté le pays après avoir cédé bon gré mal gré ses actions à des proches de Poutine, parmi lesquels le milliardaire Suleyman Kerimov, un des principaux soutiens financiers du parti Russie Unie de Dimitri Medvedev. Un cas de figure auquel il doit aujourd’hui sa blancheur de colombe dans le ciel de Bruxelles. Car ce grand collectionneur de tableaux de maître ne redoute rien tant que les poursuites judiciaires, lui qui connut la prison dans les années 90 après avoir été désigné comme le commanditaire de l’assassinat du patron d’une petite société de métallurgie, sale affaire dont il sortira finalement lavé de tout soupçon.

Il aurait préféré s’installer à Londres, comme son pote Roman, ou sur la Cinquième Avenue à New York, mais la minutie avec laquelle les autorités locales examinèrent son dossier l’en dissuadèrent. Ce sera donc Monaco, trop heureuse de voir pleuvoir 300 millions d’euros sur le tapis de jeu du stade Louis-II, le tribut estimé de la respectabilité dans le monde de « Rybo ». Installé dans un penthouse de 2 000 mètres carrés ayant appartenu à Aristote Onasis, le président de l’AS « Monakov » est de toutes les soirées de charité qu’il arrose de ses dollars mais il court toujours désespérément après ce passeport aux armoiries de la Principauté que cet ingrat d’Albert II semble peu enclin à lui délivrer – particulièrement inspirée Son Altesse sur ce coup-là.

L’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine déclarait au début du conflit ukrainien que l’heure n’était certainement pas à ouvrir le débat des relations Europe-Russie lors de la décennie écoulée. Sans doute est-il également anachronique, voire facile, de tirer sur des ambulances au moment où les vraies peinent à se frayer un chemin au milieu des décombres. Mais si le football, cette chose si importante parmi les sujets futiles, pouvait, au-delà des bannissements légitimes de l’instant, tirer une leçon de sa légèreté passée et s’interroger deux minutes sur ses accointances. Car ce qui vaut pour les oligarques russes vaut bien évidemment pour les Émiratis, les Saoudiens ou les Chinois, quand bien même leurs pays n’en ont pas envahi un autre. Quand Emmanuel Macron en appelle à l’indépendance européenne le football serait bien avisé de réfléchir à la mise en place de la sienne, quitte à réduire la voilure.

Justement, Chelsea faisait partie des Douze Salopards qui, au printemps dernier, avaient tenté le casse du siècle, à savoir faire main basse sur la manne financière du football européen via la création d’une Superleague fermée. Voyons les choses de façon positive : ça fait toujours un de moins dans la place !


Nicolas Guillon

Journaliste