Art contemporain

Living in perfect harmony – sur l’exposition « Mémoires d’un touriste » de Bertrand Dezoteux

Journaliste

Mêlant peintures, installations d’objets surréalistes et films d’animation inspirés par l’imaginaire de la science-fiction, la nouvelle exposition de Bertrand Dezoteux à la HAB Galerie de Nantes invite à penser d’autres mondes, ouverts à l’hospitalité, la proximité ou la désaffiliation, donnant ainsi corps au concept « d’étrangéisation cognitive » récemment proposé par la philosophe Alice Carabédian dans son essai, Utopie radicale.

Explorer des nouveaux mondes, dans d’autres sphères géographiques, physiques, spatiales, esthétiques et mentales, où tout semble aussi familier qu’inconnu : c’est à des déplacements et des entrelacements constants, incarnés dans d’hilarants films d’animation en 3D, flirtant souvent avec l’imaginaire de la science-fiction et du voyage spatial, que se livre depuis plusieurs années l’artiste Bertrand Dezoteux, formé au Fresnoy – Studio national des arts contemporains. À Nantes, où la HAB Galerie, pilotée par Jean Blaise, directeur artistique du Voyage à Nantes, l’a invité pour une nouvelle exposition, « Mémoires d’un touriste », il prolonge son goût pour le voyage, les mondes extra-terrestres, le jeu, les souvenirs d’enfance, rassemblés dans des récits plus utopiques que futuristes et des formes hybrides qui traduisent la fantaisie contagieuse d’un imaginaire débridé.

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Outre ses films hallucinés, Bertrand Dezoteux expose un environnement inédit chez lui, peuplé d’objets et de sculptures dans une installation imposante, à la mesure de l’espace de la galerie, élargissant le spectre de ses créations en 3D vers un travail de mise en espace de ses facéties : des aquarelles, des encres sur papier, des dessins autour du conte « Boucle d’or » commandés à sa mère (qui n’avait jamais dessiné depuis sa propre enfance !), des figures mi-enfantines mi-animales, des poupées de chiffon, des traversins géants reliés et entrelacés comme des boudins appétissants, des arborescences qui se déploient dans l’espace comme dans un rêve peuplé de créatures (vaguement sexuelles, vaguement végétales) dont on peine à deviner si elles sont amicales ou menaçantes.

« Le tourisme est-il un art ? », se demande Bertrand Dezoteux dès le début du parcours de l’exposition, en se référant directement au livre de Stendhal publié en 1838, Mémoires d’un touriste (récit de ses voyages en France). La première salle qui accueille le visiteur fait place à une sélection éclectique d’œuvres plus ou moins majeures appartenant aux collections publiques nantaises (Frac des Pays de la Loire, Musée d’art de Nantes, Beaux-Arts), comme une introduction et un avant-goût d’une attention à cette question du paysage, du voyage et de la nature, représentées de manière moins frontale que de manière effrontée. En décalage avec le geste d’une consignation conformiste de tout espace inconnu, Bertrand Dezoteux propose les mémoires d’un touriste qui auraient été recouverts par l’épaisseur de rêves enfouis, comme si aucun souvenir de voyage n’était possible sans laisser place aux voies secrètes de l’imaginaire qui fondent le seul voyage qui compte.

Bertrand Dezoteux met en scène, sous une forme sauvage et indomptable, une sorte d’utopie radicale.

Autant qu’à travers ses films, dont elle prolonge les paysages dans l’espace physique de la galerie, l’installation, intitulée « Matrice », dévoile la poésie déjantée de Dezoteux. Où l’on croise, comme dans une jungle enfantine, où des traversins géants ont remplacé des lianes, des personnages bizarres. Tel « Patrice », figure grotesque cachée au fond de la salle, derrière un paravent percé de grilles, qui évoque selon l’artiste le bug de la « Matrice ». « Matrice », « Patrice » : on mesure combien Dezoteux s’amuse, depuis ses formes scultpturales elles-mêmes, avec les codes de la science-fiction.

Plutôt que l’inquiétante étrangeté, comme motif traversant son œuvre, ce serait l’inclassable étrangeté qui pourrait résumer l’expérience du spectateur de ses pièces. Une inclassable étrangeté, due à l’hybridation des formes de ses personnages, qui évoquent par certains traits des figures proches, au choix, de celles de Roland Topor, Alejandro Jodorowsky ou Jean-Christophe Averty, mais aussi une hilarante étrangeté, tant on rit devant ses objets exposés, et ses films enjoués, notamment ses deux opus « Harmonie » (2018) et «Résurrection » (2022), qui empruntant aux codes du « space opera », mettent en scène le voyage dans un monde extraterrestre de Jésus Perez (avec sa gueule de Christ en bois moyenâgeux), envoyé de l’espèce humaine sur l’exoplanète Harmonie.

A la croisée de la science-fiction, du film d’aventure et de la comédie surréaliste, les films dévoilent les paysages bariolés de cette « Harmonie », dont les habitants ont la particularité de copuler entre eux, sans distinction de genre ni d’espèces. C’est cela, l’harmonie : une jubilation du vivant, un monde où les distinctions s’annulent ! Les personnages inventés par Dezoteux sont des croisements entre insectes et humains, chèvres et grenouilles, comme dans la pure tradition de la science-fiction, d’un monde interconnecté où les créatures s’échangent leur patrimoine génétique. Jésus interpelle les créatures qu’il croise et qui comprennent le français, mais qui ne savent répondre que par oui ou non. « Savez-vous que votre planète est ronde et l’univers en expansion ? Êtes-vous végétariens ? Bénéficiez-vous de l’assurance maladie ? Et du revenu universel ? Avez-vous des villes ? Des commerces ? Des écoles ? … ».

Bertrand Dezoteux a toujours avoué sa fascination pour la littérature de science-fiction (Ursula Le Guin, Christopher Priest…) qui lui permet d’appréhender le réel et d’imaginer des alternatives à partir de situations observées. « La science-fiction me permet d’imaginer d’autres mondes », à l’image de son autre film halluciné Endymion, dont le titre est lui-même emprunté à la saga de l’écrivain de science-fiction Dan Simmons ; film dans lequel Salvadam Dalire conduit une DS volante et converse avec Mamilou (inspirée de sa grand-mère) et le cochon TxerriPunk, tous trois tentant de percer les mystères de la raison humaine.

Par cette façon d’intégrer la science-fiction à son imaginaire, voire à en parodier certains motifs emblématiques, Dezoteux mobilise cette notion « d’étrangéisation cognitive » théorisée par la philosophe Alice Carabédian dans son premier essai paru au Seuil Utopie radicale, par-delà l’imaginaire des cabanes et des ruines. Attentive à une certaine tradition de la science-fiction – des Dépossédés d’Ursula Le Guin à Apprendre, si par bonheur de Becky Chambers, jusqu’à la série Star Trek : Discovery – qui ouvre les vannes de l’imagination et permet de penser l’altérité, l’hospitalité, le nomadisme, la responsabilité…, sous une forme excentrique mais féconde, l’autrice avance que c’est bien dans les étoiles que « s’échappent sans frein les torrents effervescents de nos désirs politiques », que se dessine « une utopie radicale, toujours en excès, sauvage et indomptable ».

La science-fiction que défend Alice Carabédian traduit les mêmes rêves que Bertrand Dezoteux déploie dans son art, celui d’un touriste barré dans l’espace des possibles.

Que ce soit dans ses installations ou ses films (ouvertement inspirés par ses lectures d’Ursula Le Guin, auteur que cite souvent aussi la philosophe), Bertrand Dezoteux met en scène, sous une forme sauvage et indomptable, une sorte d’utopie radicale. Car ses œuvres invitent à expérimenter ce qu’Alice Carabédian appelle une « désaffiliation radicale », qui plonge le spectateur dans un univers radicalement différent qui ne se résume pas simplement.

L’art, comme la science-fiction qui le traverse ici, proposent une manière « d’imaginer d’autres façons de penser les savoirs ». Penser enfin l’altérité radicale, la proximité et l’excentrisme sur le mode du désintéressement : c’est bien ce à quoi se tient Dezoteux à travers ses formes offertes à « l’étrangéisation ». C’est parce qu’il y a rencontre (entre Jésus Perez et les Harmonieux) qu’il peut y avoir du commun, du conflit, de l’humanité, ou encore de la responsabilité, et plus encore de la politique car, comme l’écrivait Hannah Arendt « la politique repose sur un fait : la pluralité humaine ». Alice Carabédian précise que « l’utopie, parce qu’elle est profondément politique – contrairement aux totalitarismes qui veulent effacer la condition de pluralité et détruire tout ce qu’il y a de commun –, et parce qu’elle est ouverture (spatiale, temporelle…) doit se penser du côté du contact ».

Le désir qui anime l’utopie radicale, et tous les adeptes de la SF et de l’art à la manière de Dezoteux, c’est la recherche de la Proximité ; c’est de rendre visible et audible « le radicalement autre, abattre les murs entre les planètes, entre possible et réel, entre fiction et science ». « Faire voler en éclats les binarités, les frontières, allier sensible, politique, science, technique et vivant, humour et sérieux, contact et conflit » : la science-fiction que défend Alice Carabédian traduit les mêmes rêves que Bertrand Dezoteux déploie dans son art, celui d’un touriste barré dans l’espace des possibles.

Mémoires d’un touriste de Bertrand Dezoteux, Hab Galerie, Le Voyage à Nantes, jusqu’au 24 avril


Jean-Marie Durand

Journaliste, Éditeur associé à AOC

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