Un lieu à nous
Cet hiver, j’ai mené en parallèle, si l’on peut dire, deux activités diamétralement opposées en apparence et pourtant reliées par des fils mystérieux. Il n’est pas rare d’opposer l’action, une action intense, à la lecture. Comme si la lecture devait être le repos du guerrier ou de la guerrière. La lecture serait cette chambre à soi inviolable, même au milieu d’un café bondé, d’une rame de métro ou d’une réunion familiale. Lorsque je lis, je suis ailleurs et pourtant douillettement en moi-même. Du reste, se retirer pour lire est plus simple quand on est entouré de gens. On peut lire à peu près partout, pourvu que la température soit clémente. Je n’ai jamais lu sur un étang gelé mais j’ai été fascinée, blottie dans ma chambre tiède, par la description du grand gel dans Orlando.

Cet hiver, j’ai relu Mrs Dalloway dans une nouvelle traduction, celle de Nathalie Azoulai, dont le trait est fidèle au rythme, au souffle, à l’énergie de l’original, au risque de paraître « jeté, ébauché », selon les termes de l’éclairante préface. Ce n’est plus un étang aux ondes qui se recouvrent fluidement, provoquant un ennui léger et une admiration un peu morne, mais bien plutôt le choc de différentes vagues qui se chevauchent et se brisent et renaissent à l’infini, laissant le sable – mon esprit de lectrice – imprimé d’ondulations addictives.
Jamais je ne me suis aussi peu ennuyée en lisant Mrs Dalloway. Au contraire, pour la première fois après divers essais (je l’avoue), je me suis sentie troublée, émue, libérée de mon admiration obligatoire envers ce monstre sacré qu’est Virginia Woolf, bref, infiniment attentive et avide. Un peu comme lorsqu’on tente d’attraper un chat qui se dérobe aux caresses : sur le point de le saisir, le voilà un peu plus loin et, de loin en loin, sans le perdre, on le cherche, mais il brouille sans cesse les pistes tout en occupant, par sa versatile présence, toute l’amplitude de la pièce. Ce chat, se dit-on, n’est pas comme les autres chats, il est p