Art contemporain

Souplesses et contorsions de nos contre-récits – sur « À mains nues » au MAC VAL

Critique

Après les restrictions qu’il a subi au cours des multiples confinements, il est urgent de renouveler le regard porté sur le corps, sur son corps. L’exposition « À mains nues » au MAC VAL offre opportunément à voir, entendre, sentir ces corps, tels que vus, entendus, sentis par Annette Messager, Gaëlle Choisne, Mimosa Echard, pour ne citer qu’elles. Le corps qui danse, le corps blessé, le corps de star, les cheveux, l’habillage du corps, le corps qui échappe aux assignations multiples de la société.

Avec « À mains nues », le musée d’Art contemporain du Val-de-Marne – le MAC VAL – renouvelle l’exposition d’une partie de ses collections. C’est l’occasion de redécouvrir la façon dont le musée constitue, institue, au fil de ses acquisitions, une famille d’artistes. Les œuvres sont de Mimosa Echard, d’Éléonore False, de Charlotte Moth, mais aussi d’Annette Messager, de Judit Reigl ou d’Ange Leccia : l’espace d’exposition rassemble des pratiques, des horizons et des générations différentes. Il y a ces écarts comme si nous passions de milieu en milieu au sein d’un même monde, et il y a les chemins plus ou moins visibles, tracés d’une recherche à l’autre et activés par les gestes de curation et d’accrochage.

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Le MAC VAL est une institution rodée à cet exercice de souplesse qui renouvelle nos regards sur des œuvres familières. C’est aussi une institution en prise avec la nouveauté : « À mains nues » montre les acquisitions récentes du musée, parmi lesquelles Contours de Mathilde Denize, un volume composé d’anciennes toiles figuratives de l’artiste, réalisées lors de ses études aux Beaux-Arts. Et comme si l’attention portée aux formes les plus nouvelles de l’art contemporain ne suffisait pas, il y a encore le geste de transformer le musée en lieu propice à la nouveauté et à la recherche : en lieu de résidence pour des artistes internationaux notamment, et en terrain de jeu et d’expérimentation. C’est ainsi que l’exposition « À mains nues » propose, comme une brèche au sein des collections, une invitation à Gaëlle Choisne, dont l’installation « Temple of Love » investit les espaces de l’exposition en dialoguant avec les collections du MAC VAL.

Se (re)familiariser avec les corps

Après la période de confinement, de réclusion et de privation du contact des autres, la directrice et commissaire du MAC VAL Alexia Fabre présente, en collaboration avec Florence Cosson et Mélanie Meffrer-Rondeau, les façons qu’ont les œuvres de réinvestir le corps. Ce corps mourant, malade et fragile est de fait notre dernier rempart, notre dernier objet et notre dernier lieu lorsque les espaces se restreignent et que la solitude s’installe. Mais l’espace d’exposition, de nouveau accessible après les périodes de fermeture, n’est en aucun cas un espace de solitude. Les artistes exposé·es, qui parfois se connaissent et parfois non, se regardent toujours : certain·es sont des mentors, des références ou des interlocuteurices pour d’autres. Dans le cadre de l’art tel qu’il s’enseigne, se pratique et s’initie au sein des écoles, certain·es sont des ex-professeur·es ou des ex-étudiant·es, d’autres sont encore collègues, inscrit·es dans des économies de vies analogues, bien informé·es des activités de chacun·es.

Il y a enfin, de façon plus sensible et plus intéressante, ce qui se traduit au sein des œuvres et de leur mise en regard, de toutes ces relations vivantes des milieux de création. Une famille apparaît ainsi –des liens de parentés et un ensemble de familiarités entre les œuvres. La solitude est déjouée de cette façon encore, puisque l’exposition est peuplée de présences récurrentes et familières, silhouettes d’un individu ou d’un sujet sur lequel porter à chaque instant notre attention.

Du peintre Jean-Luc Blanc, deux tableaux se font face : le portrait en pied d’un homme tenant entre ses mains une assiette en faïence peinte, debout près d’un lavabo, et comme le dévisageant, immense, une toile carrée et cette fois-ci en gros plan sur le visage de Miranda, aux yeux grandis par le maquillage. Tout proche, il y a deux grandes toiles de Nina Childress : un portrait de Kate Bush, bottes en avant. Orange pétant dans le fond gris (fluorescent dans le noir, mais pastel et doux à la lumière) du reste de la toile, qui unifie les vêtements, la peau, le décor.

De la personne inconnue, mais rendue familière par son environnement domestique semblable au nôtre (l’homme d’intérieur de Jean-Luc Blanc, vaisselle en main), à l’icône pop représentée par Nina Childress, le corps se donne dans différents degrés de médiatisation et de mise en scène. Les danseur·euses peint·es par Nina Childress, ou encore une photographie de la série « Vogue ! Baltimore », de Frédéric Nauczyciel, montrant le performeur Marquis en plein saut, en pleine pose, nous font entrer dans les dimensions de la mise en spectacle, ou de la création de personnage. La notoriété des figures présentées – star ou clou d’un spectacle – complexifie notre rapport à leur corps.

Au comble du jeu, le Materazzi de Bianca Argimón noue cocassement les enjeux de cette complexité de rapports. Le nom du joueur de foot charrie avec lui sa renommée de simulateur affectant une terrible douleur au moindre contact, afin que le joueur adverse soit reconnu en faute. L’œuvre – un babyfoot dont chacune des figurines en émail représente un joueur se tordant ostensiblement de douleur, tenant son genou ou son tibia, et transformant le terrain en un véritable champ de bataille héroï-comique – associe cette réputation de Materazzi à une forme de déréalisation de sa personne. Une foule de petits corps en uniforme suffit à évoquer le joueur italien, qui se résume à l’idée d’un changement d’échelle proprement burlesque : de la blessure de guerre au théâtre et à la simulation, du terrain de foot au jeu du babyfoot, du corps singulier au corps interchangeable qui rentre dans son rôle – de joueur de foot ou de comédien.

À l’autre extrémité du nuancier, Clément Cogitore explore la route inverse, menant de la surface d’un personnage, d’une légende ou d’une icône, à la réalité sans apprêt de son corps. Le titre Assange dancing, très littéral, annonce le rapport prosaïque construit par la vidéo : elle montre simplement Julian Assange en train de se déhancher sur un dancefloor, ses cheveux blancs saturant l’image sous la lumière épileptique de la boîte. La vidéo fait pourtant bel et bien l’objet d’un traitement spécifique ; mais parce qu’elle est condensée à un extrait, mis en boucle par l’artiste, Assange en train de danser, Assange en pur corps et pure énergie de mouvement, de liberté et de joie, antérieure au scandale – qui « salit son image » – et aux poursuites qui le privent de cette même liberté de mouvement, cette vision a quelque chose d’une matière brute et première, animale et sans filtre.

C’est le corps en premier lieu, avant les projections politiques, sociales, avant les personnages ; c’est la vidéo avant le déferlement des commentaires sur les plateformes de diffusion, des théories du complot, de la presse et de la publicité. Julian Assange qui danse sans même sembler se rendre compte qu’il est filmé, c’est aussi le corps à nu, la proie du regard – et l’on sait à quel point il y sera exposé.

Poings serrés et mains tendues

En proie au regard, le corps est bel et bien exposé à être tronqué, biaisé, altéré. L’installation La Danse du scalp d’Annette Messager, qui présente une série de perruques suspendues et intranquilles dans l’agitation suscitée par des ventilateurs disposées au sol, fait un écho étrange au film Arachne. Dans cette vidéo tournée dans les Pouilles (région traditionnellement associée à la pratique de la sorcellerie), l’artiste et anthropologue Romina de Novellis aborde un phénomène qui y a été observé dans les années 60 : la rébellion d’une série de femmes, après qu’elles ont été mordues par des tarentules en travaillant dans les champs. Tout au long du film, nous voyons ces femmes dans les espaces publics, seules ou en groupe ; leurs cheveux sont longs, lâchés.

Dans ces deux œuvres, les cheveux ne sont pas seulement des attributs féminins ; tels qu’ils sont présentés, sauvages, hirsutes dans les courants d’air par Annette Messager, ou lâchés et tout aussi sauvages dans la vidéo de Romina de Novellis, ils font partie intégrante de la représentation traditionnelle de la sorcière comme de la femme de mauvaise vie. En d’autres termes, la chevelure forte et abondante est aussi un symbole de force, auquel l’idée du scalp viendrait s’opposer comme une forme de punition patriarcale. Les cheveux dansent, c’est une bravade, proche de celles de ces femmes italiennes qui se montrent soudainement dans l’espace public, ensemble, traversées par un même venin, ou une même force de rébellion. La chevelure est un fil qui laisse entrevoir, à travers les corps de femmes, le corps commun des femmes, politique et partageable comme un lieu de rencontre où activer des forces de résistance.

À cet endroit, l’expression « à mains nues », combative et féroce, laisse aussi place à celle de « se serrer les coudes ». Les mains, leitmotiv de l’exposition, sont bien entendu l’outil premier de l’artiste. Un outil commun, comme le suppose la pratique du duo de peintres We Are The Painters : les mains se succèdent sur la toile, participent à l’œuvre en brouillant la piste de l’autorité technique. La peinture finie résulte d’une entente (décision collégiale précisée par l’échange) ou d’une intuition de la meilleure façon de se rapporter à l’autre et d’accueillir sa touche, dans l’élaboration d’un geste et d’un regard commun.

Si les mains sont l’outil commun des artistes, elles sont également communes aux ouvriers et aux autres travailleurs. L’installation vidéo The Hand de Melik Ohanian est composée de neuf moniteurs ; chacun montre une paire de mains de travailleur en caméra subjective, comme si ces mains étaient les nôtres. Elles effectuent un geste, produisent un son en tapant l’une dans l’autre. Le geste solitaire, le geste à soi, entre en concorde parfaite avec le geste des autres pour produire un rythme polyphonique. Les mains entrent en concert sous le geste fédérateur de l’artiste, qui les monte et les installe dans l’espace.

Sans visage ni corps pour les accompagner, les mains ne sont pas toujours identifiables, mais elles sont toujours reconnaissables dans les mille formes d’humanité qu’on contemple avec elle – une infinité de gestes, de travaux, et de possibles. Dans sa série d’autoportraits photographiques « Mains féministes », les mains d’Esther Ferrer, collées par-dessus son visage, encadrent ses yeux comme si elle regardait par le trou d’une serrure. Les positions des doigts figés par la radiographie sont les gestes des militantes féministes, notamment pendant les manifestations pour le droit à l’avortement. Ces mains de l’artiste ne sont pas là pour la signifier elle; ce sont les mains des femmes, des mains en signe de reconnaissance, de ralliement, de résistance, les mêmes mains qui se tiennent les unes les autres pour avancer lors des marches militantes. Elles dessinent une vulve en pochoir sur le regard d’Esther Ferrer, comme si elle voyait à travers toutes ces autres mains. Parmi les milliers de gestes quotidiens qu’effectuent les femmes, il y a celui des avortements, et peut-être d’un doigt sur la bouche – le geste du secret, supposé par l’image en filigrane de l’œil regardant par le trou (de la serrure, de la vulve).

Dans les gestes, des liens se font, font lien de parenté. Il semble que les artistes féministes s’emploient à un même corps, ou plutôt qu’en s’employant à ce corps, elles se font féministes. Il y a le corps splendidement exposé de la célèbre actrice Carmen Miranda, mais ce n’est pas tout à fait elle ; il est incarné et joué par une jeune femme, rejoué et photographié par Natacha Lesueur. Ce qui permet aux femmes de se répliquer ainsi – se répondre et entrer dans le jeu des répétitions, des doublures, c’est la notion de personnage dont s’emparait déjà Carmen Miranda.

On différencie le personnage de la personne dans son articulation à une histoire ; soit qu’il œuvre à la logique d’une suite d’événements, intervienne au sein d’une narration ou se trouve concerné par un récit, soit qu’il se donne par l’intermédiaire d’une fiction qui le constitue en tant que tel, le singularise ou le caractérise. Esther Ferrer fixe un moment du récit féministe, tel qu’il permet aux femmes d’intervenir dans l’écriture d’une histoire dont elles sont dépossédées. À cet égard et par la force de résistance qu’il permet aux femmes d’opposer, il s’agit d’un contre-récit. Les gestes féministes continuent d’écrire ce contre-récit puisque les corps, tels que l’exposition « À mains nues » les donne à voir dans leur diversité, doivent nécessairement s’en doter pour pouvoir exister.

À son tour, la bannière de la série « Nations » présentée par Kapwani Kiwanga œuvre formellement dans cette intersection des récits nationaux et des contre-récits que l’art peut forger en retour. En reprenant des tableaux illustrant l’épisode de la révolution haïtienne du point de vue du grand récit national des guerres napoléoniennes, au sein d’œuvres textiles qu’elle réalise selon la tradition des bannières vaudous (elles-mêmes inspirées des bannières de procession de l’Église catholique), Kapwani Kiwanga fait saillir la complexité de lecture que demandent de tels contre-récits. Aux places étroites qui leur sont laissées, qui échappent aux systèmes de domination et d’oppression des corps comme des représentations, ces contre-récits se construisent dans des formes de contorsions, de détours ; une idée du « tordu » qui se retrouve par exemple à même le mot queer.

Des armes de douceur

Dans ce qu’elle identifie comme une recherche de « réinvention de soi contre la réalité » (que l’on peut dès lors entendre comme une expression de soi contre la réalité des violences instituées, politiquement, socialement, culturellement), l’exposition explore ainsi les gestes touchant à « la fiction, le récit, la mise en scène, le travestissement », présentés comme « autant de stratégies mises en œuvre par les artistes pour engager cette réinvention, douce, déterminée ou plus guerrière ». Si les œuvres sont capables de s’emparer des logiques politiques et opposer des forces de résistance ou de rébellion (la façon plus « déterminée ou plus guerrière »), la douceur est en effet à l’honneur de cette exposition qui fait glisser de l’idée de la main nue à celle d’une caresse, d’une main à tenir, et des mains qui se serrent.

Nous sommes ainsi interpellé·es dans le rapport animal que nous entretenons avec les œuvres : c’est avec douceur qu’il faut approcher les œuvres de Mimosa Echard, pour traverser l’épaisseur complexe de leurs jeux de matière. Aux plans déjà différents du rapport aux petits objets de décoration (mercerie, perles, tissus, fils) et du rapport aux grandes images (un œil fermé dont on ne voit que les cils, pop et soyeux), les œuvres superposent une relation intense à la matière, presque forcée tant elle est déroutante. L’œil doit faire son chemin entre la colle ou la résine ; les fluides difficilement identifiables, dont les surfaces sont badigeonnées, altèrent la perception des objets et des matières familières. Les couleurs sont dérangées et changeantes à la lumière, les changements d’échelle brouillent étrangement les sens. Les œuvres sentent : l’odeur est parfois si douce et si suave qu’on approche l’écœurement. C’est une présence forte, qui s’impose dans la variété insaisissable d’un spectre de sensations trop vaste pour être balayé ; mais à prendre le temps de considérer chacune de ces sensations, c’est une œuvre de douceur dans ses plis infinis.

Un peu plus loin, c’est notre oreille que nous prêtons aux voix multiples et mélangées de l’œuvre d’Emmanuel Lagarrigue, De vous à moi. Pour bien saisir cette installation sonore, il faut s’approcher, évoluer près des haut-parleurs, dans un dispositif entièrement construit pour susciter la rencontre. Cette dernière est multiple, c’est celle de l’artiste, celle de ces voix empruntées à des extraits de vie, d’œuvres et de relations intimes, celle des autres spectateurices qui se croiseront là et se rencontreront dans l’attention commune portée à ces voix sans corps, qui prêteront les leurs à ces appels lancés à la rencontre d’un·e autre.

« L’autre » se retrouve dans la pratique soucieuse du portrait, commune à de nombreuses œuvres des collections. Les portraits sont alors une forme d’hommage, une attention affectueuse, un regard garant. Les dessins d’Edi Dubien ont cette douceur-là, qui prend corps dans le contour délicat des corps peints sur un papier crème. Les visages et les silhouettes s’incarnent à mesure que le papier, en se froissant sous l’humidité de l’encre et du lavis, s’apparente à une peau. Les gestes des personnages représentés, nus, embrassant un chevreuil, accueillant un oiseau sur leur poitrine ou ornés de rameaux et de fleurs, sont des archétypes de délicatesse, d’apprivoisement et d’attention douce. Comme la grande aquarelle de Françoise Pétrovitch, représentant un personnage allongé, sourire aux lèvres, près d’un oiseau gris et blanc à terre près de lui, ces images questionnent et accueillent la fragilité du vivant, dans laquelle les êtres humains se reconnaissent à leur tour.

C’est une même forme d’apprivoisement que demande la pièce de Mathilde Denize Contours. L’œuvre aborde elle aussi le corps, mais par son envers, son absence : elle en dessine le contour dans la forme d’un habit, qui prend le volume du corps retiré. L’éclat pop, conféré aux couleurs pastel, métalliques et dorées par la matière vinyle de la pièce, intime paradoxalement un rapport plus grave à l’œuvre. Comme en présence des biens et des possessions intimes d’une personne – le vêtement dans l’intimité d’une pièce unique et portée, personnelle – le rapport à l’objet se double du rapport attentionné que l’on porterait à un corps. Il se construit ainsi auprès de l’œuvre, plus qu’une intuition du corps absent, une relation au corps manquant, évocation du corps qui nous manque.

Ce corps qui nous manque, c’est parfois l’autre, et parfois le nôtre – quand on s’affaire à le retrouver par les logiques de fictions, de travestissement ou encore de transformation par la performance et le sport. C’est ce qu’évoquent les installations de Gaëlle Choisne, semblables à des appareils de musculation en salle (d’exposition !). Dans ce manque et cette recherche de performance, l’idée de soi et l’idée de l’autre se rejoignent, ainsi que la douceur et la détermination. C’est ainsi que la proposition de Gaëlle Choisne fait sens tout au long de l’exposition, à la fois dans les échos formels qu’elle crée avec la collection du musée, et dans la démarche plus générale de son projet « Temple of Love ».

Atopos est la forme que ce projet, une exploration des Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes qui a notamment investi Bétonsalon en 2018, prend au MAC VAL. C’est une série de structures à échelle du corps humain au sein de l’espace d’exposition, qui seront le support d’une programmation d’interventions imaginées par l’artiste. Les installations en question – une sorte de plateforme, aire de jeu ou de repos, des endroits confortables en matériaux textiles et rembourrés, ou des structures à mi-chemin entre structures sportives et petits parcs de divertissement pour enfant – sont effectivement des endroits où « s’installer », s’allonger, s’asseoir, se reposer. Ils changent le rapport à l’œuvre, en infléchissant d’abord le rapport à notre propre corps.

Ce sont également des nœuds de rencontre au sein de l’exposition : l’une des interventions prévues est ainsi une séance de massage de mains proposée aux visiteurices, par-dessus une table recouverte d’un coussin-corps mou, aux tons bleus et roses. De la rencontre au massage, la douceur est maîtresse ; quant aux lignes noires qui délimitent et indiquent les organes sur le coussin-corps, elles ne ramènent pas à une conception brutale du corps comme chair à bistouri, tant elles sont immédiatement neutralisées par la mollesse générale de ce qui pourrait être un édredon géant.

En dehors de l’intervention-massage dont il est le support, cet objet est étonnant, car fort et armé de sa douceur. Il évoque une série de normes, de représentation comme de politique des corps : la partition bleu/rose ou chaud/froid évoque à la fois la binarité traditionnelle imposée à la question du genre et les esthétiques qu’elles véhiculent, et plus lointainement, les théories à propos de l’influence des températures et du climat sur les tempéraments – notamment utilisées comme fondements fallacieux de certaines idéologies racistes. Ces évocations sont soulignées par les lignes noires et acérées qui reproduisent les coupes anatomiques sur toute la surface textile. Mais la matière tiède et moelleuse contredit la ligne dure et la partition binaire ; le passage du bleu au rose se fait dans un dégradé indistinct, un nuancier prolongé qui donne à toutes les couleurs intermédiaires et hybrides, indécidables et troubles, le loisir d’exister.

Le « Temple of Love », entre force et douceur, ossatures solides et parties tendres, appelle évidemment l’idée du corps. Et nous ne sommes pas la seule vie à animer ce temple, à évoluer dans ce corps : il abrite d’autres vies parasites et hôtes. À chaque recoin de l’exposition, Gaëlle Choisne cultive ainsi des boutures de plantes en bouteilles, qui demandent un entretien quotidien. D’une œuvre à l’autre, d’une forme de vie à l’autre, le temple accueille les manifestations diverses, les échanges, l’alchimie, les dialogues du vivant. Ce corps qui demande de l’attention et des gestes de soin – de cura, et de cultura –, c’est en corps qu’il nous envisage, et c’est en corps qu’il nous faut donc le sillonner pour susciter bien plus d’échos que ces quelques-uns que j’ai pu collecter sur mon passage.

« À mains nues », Commissariat Alexia Fabre, Florence Cosson et Mélanie Meffrer Rondeau, au Musée d’art contemporain du Val-de-Marne (MAC VAL) jusqu’en septembre 2023


Rose Vidal

Critique, Artiste

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