Art contemporain

Sous le volcan – sur « Ce que nous avons perdu dans le feu » à la Villa Arson

Critique d'art

À l’invitation de la Villa Arson, à Nice, l’artiste Lola Gonzàlez se fait curatrice et fait cohabiter son univers avec ceux de six artistes qu’elle connait, et qui ne se connaissent pas entre eux. Empruntant son titre à l’auteure Mariana Enriquez, « Ce que nous avons perdu dans le feu » entame ainsi un passionnant débat entre la célébration de la ruine et sa reconstruction.

Je me suis intéressé très tôt au travail de Lola Gonzàlez. Notamment car celui-ci nous semblait interroger frontalement la question de la collectivité, à une période où cela se faisait peu, et dans la pluralité des acceptions du terme. Cet enjeu esthétique serait pris de manière directe dans l’exposition Ce que nous avons perdu dans le feu, à la Villa Arson à Nice.

L’artiste se fait ici plasticienne et commissaire d’exposition à l’invitation du responsable du Centre d’art Éric Mangion. Un échange entre l’artiste et l’institution qui s’élabore dans un curieux passage du vous au nous, lequel témoigne bien d’une démarche inclusive qui se situe à l’origine du projet lui-même. Un dialogue qui se construit entre tous les acteurs du projet et qui s’impose au regard du spectateur dès l’entrée dans la Villa.

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« Nous avions envie de voir comment votre façon de vivre et de produire des films pouvait se traduire sous la forme d’une exposition collective. » C’est en ces mots qu’est formulée l’invitation du directeur à l’artiste. De fait, prenant au mot cette adresse, Lola Gonzàlez fait cohabiter dans le Centre d’art son univers mais aussi des artistes qu’elle connait, et qui ne se connaissent pas entre eux. Prolégomènes à cette vaste entreprise, et au seuil du dédale, l’artiste nous offre Tonnerre, titre grondant pour une vidéo chorale et dont l’acteur central n’est autre que la Vallée meurtrie de la Roya.

Six artistes accompagnent l’auteure, Abdelkader Benchamma ; Émilie Brout & Maxime Marion, Corentin Canesson, Zoé Heselton, Emma Lauro et Thomas Teurlai. Dans le document qui accompagne Ce que nous avons perdu, Lola Gonzàlez nous raconte les circonstances de chaque rencontre avec les participants. Un récit d’une sensibilité rare et auquel, nous visiteurs, avons rarement accès mais qui offre en l’état une excellente porte d’entrée.

Tonnerre

L’ouverture de l’exposition se fait donc par la vidéo Tonnerre, par un parcours collectif dans la Roya mais aussi dans notre histoire récente. Comment ne pas lire dans les corps lascifs et un peu détraqués des protagonistes une allégorie de notre jeunesse meurtrie. « Pour moi la tempête de la vallée de la Roya n’est pas un sujet en soi. Il s’agit plutôt de regarder ici en face une communauté qui comprend ce qui lui arrive. C’est pourquoi nous y voyons les corps dans le paysage comme posés après Alex. » De fait Tonnerre nous donne à voir le rythme d’une vidéo, des mouvements des corps. Forme ultime du transhumanisme, l’artiste propose aux acteurs d’interpréter des personnages dotés d’un sens supplémentaire, d’une acuité complémentaire, laquelle dérange à l’écran exposant des personnages aux allures de machine détraquée en écho d’un paysage d’éboulis.

C’est probablement la dernière scène de Tonnerre qui porte en elle la plus forte polysémie allégorique. À la tempête Alex répond alors, sur le toit de la Villa Arson, une pure décharge d’énergie. Celle-ci est portée par les élèves de l’école de danse Rosella Hightower de Cannes qui se font ici les acteurs imaginés d’une nouvelle incantation divinatoire. Dans cette rencontre improvisée, une part des danseurs et danseuses se sont ajoutés au cours du tournage venant mettre en exergue, avec justesse, les parallèles entre danse et libération, et produisant ou suggérant des connexions, fusions ou renversements inédits entre différents éléments constitutifs de l’histoire récente et de la tempête. Il nous semble pendant un instant voir exploser le puritanisme de l’époque, les châtiments du confinement, la crise écologique, les paradis de la jeunesse (éventuellement artificiels), le moralisme, le capitalisme, et tout cela en miroirs d’une danse paraissant inspirée des Shakers du XVIIIe siècle et leur messianisme au féminin. On est content.

Le labyrinthe

Visiter la Villa Arson offre la double possibilité de visiter conjointement une école d’art et un Centre d’art. Radicalement inscrite dans une double perspective d’excellence pédagogique et dans la programmation du site, il s’agit aussi de mettre en relation les deux entités et de proposer, par-là, de nombreux formats expérimentaux. Ce que nous avons perdu dans le feu appartient à ces grandes tentatives. « Il y avait des règles du jeu » m’explique l’artiste lors d’un entretien, « travailler avec la beauté et les rencontres qui lient des artistes qui s’ignorent. » Et de fait l’école et le bâtiment, lieu de rencontre et d’échange qui, pour chaque exposition, devient un autre invité. « Je voulais aussi mettre au centre du projet ce que les gens peuvent donner, ce qui lie les travaux entre eux. Les artistes viennent en cela dialoguer avec la démarche de lecture que j’ai placée au centre de mes réflexions pour l’exposition. »

Alors, à la manière d’un autre Ouvroir de Littérature Potentiel, les règles de l’écriture viennent rejoindre celle de l’interprétation pour le visiteur. Le titre, lui-même emprunté à l’auteure Mariana Enriquez se fait ici programmatique entre référence littéraire et ambition personnelle. Le dialogue littéraire intervient comme un fil rouge entre les auteurs, une parole muette qui s’immisce dans leurs échanges., « J’aime l’idée que nous soyons relié par un récit commun sans pour autant faire communauté, j’aime l’idée d’une confrérie secrète dont les protagonistes eux-mêmes ne savent pas qu’ils en font partie. »  Comme nous l’explique l’auteure dans son échange avec Éric Mangion.

Tout pété

Comme évoqué précédemment, Lola Gonzàlez a toujours eu la réputation d’une artiste de la communauté. Les œuvres Summer Camp (2015) ou Winter is coming (2014) semblaient s’inscrire dans la droite ligne du Comité invisible et chacun des titres A nos amis, L’insurrection qui vient ou encore Maintenant pourraient sans équivoque faire noble intitulé pour l’artiste. Néanmoins, en écho à la démarche du groupe d’auteurs du mouvement révolutionnaire, Lola Gonzàlez clarifie lors de notre entretien son rapport au collectif : « En fait, depuis longtemps je travaille sur les limites de la communauté, sur l’oubli et la violence, sur une disparition du soi. Pour moi cette dimension est sensible par le biais d’une crainte de l’avenir et la plupart des représentations qui apparaissent dans mes vidéos sont ambiguës, bien que l’on en conserve l’image utopique d’un faire à plusieurs. »

Et, en effet, comme cela est attendu, Ce que nous avons perdus dans le feu est une exposition qui se lit et se décrit à plusieurs niveaux de lecture. Les invitations formulées à Maxime Marion & Emilie Brout et à Zoé Heselton traduisent ici un bouleversement de notre époque avec une rare intensité. La poésie des deux œuvres peut se lire de manière comparée entre fossile et fétiche. Maxime Marion & Emilie Brout décrivent dans la vidéo A truly shared love (2021) l’absurdité mais aussi l’incroyable esthétisme de nos univers contemporains entre déshumanisation et fascination du soi. L’œuvre, évidement réalisée en 4K, nous place dans une situation étrangement inconfortable. A truly shared love semble à elle seule définir ici « l’inquiétante étrangeté » que Freud déclinait dans le texte éponyme, dans cette ressemblance des avatars contemporains construits par le web. Nous traversons les définitions successives à la fois visuelle et verbale d’un monde froid mais pourtant le nôtre et qui, projeté face à nous, effraie par sa familiarité. Les artistes définissent l’œuvre comme une tragédie, probablement celle de la schizophrénie capitaliste avec son lot d’indécence, les codes de l’imagerie commerciale qui décrivent nos sociétés comme notre quotidien en ligne, mais aussi ce qu’ils nomment les « représentations normatives et idéalisées de leur genre » qui se font devant nous un présent indésirable.

À l’inverse Zoé Heselston nous emmène sur le chemin d’une poésie qui ne peut se décrire. En réactualisant par sa démarche artistique à la fois le spoken word et le champ de la poésie contemporaine l’auteure nous rapproche et nous réunit avec simplicité. L’œuvre est placée en dialogue d’une installation vidéo de Maxime Marion et Émilie Brout. Cette dernière montre une accumulation d’écrans, lesquels diffusent un feu de bois. Ensemble les œuvres détonnent par leur simplicité et leur efficacité. La rencontre des travaux ici nous rappelle, dans l’intimité des travaux, des mots et des sons, ce que fait le travail d’amitié dans un projet artistique. De fait l’amitié semble échapper, au même titre que l’amour, à une définition figée et cette dernière n’a cessé d’appeler des discussions inversées ou des appréciations contradictoires. L’ami, dans cette exposition, prend les traits d’un autre “moi” avec lequel nous partageons et croisons les œuvres comme l’espace. En cela, l’amitié, dans le trouble d’une époque toute pétée, ouvre l’espace d’une communauté que l’on veut investir et d’une politique située en amont de toute identité.

Fossiles ou fétiche

Il y a de toute évidence, et dans la construction propre de l’exposition, une beauté et un attrait des circonstances qui rendent possible un tel projet. La volonté de l’artiste de nous en donner les codes par le biais des rencontres est la première pierre, le récit d’une semaine de co-création en serait la seconde mais aussi l’idée de travailler les péripéties puisque l’auteur pense ce travail comme une « épopée » c’est-à-dire, littéralement, la rencontre de l’histoire et de la légende. Les œuvres de Thomas Teurlai ou de Corentin Cannesson travaille en cela d’une vision de l’instrument, d’une position ambigüe du spectateur quant à leur simple présentation. La construction au sein d’une machine à laver d’un cinéma primitif ou l’exploitation d’un ventilateur pour composer un instrument ancestral interroge sur les nouveaux fétiches et fossiles de notre temps. Au-delà de l’interrogation inhérente à l’œuvre de l’artiste sur l’électroménager, il s’agit d’observer chez Thomas Teurlai sa faculté à exploiter dans les futurs fossiles la dimension d’un fétiche propre à l’œuvre. Comme l’explique W. J. T Mitchell, « Nés de la science moderne et de la raison objective, les fossiles ne sont nullement « Autres », ils sont nos choses. » Thomas Teurlai ne se réduit pas, à son tour, à la fossilisation de l’objet domestique, il en prend la valeur purement objective qu’il vient ensuite investir d’une valeur, qui tendrait vers le sacré et l’hypnose, à l’image du rendement psychédélique de la machine à laver ou du vrombissement d’une chaussure Nike en rotation.

Ruine et patrimoine

Ainsi, contre tout attente, c’est bien au seuil d’un débat entre la célébration de la ruine et sa reconstruction que nous assistons dans l’exposition de Lola Gonzàlez. Les échos des œuvres comme la pièce initiale Tonnerre oscille entre cette contemplation de la ruine, inviolable et qui serait le mouvement d’un conservatisme patrimonial et qui propose en écho une reconstruction à notre main d’un monde dévasté. Cette forme d’actualisation permanente nous la retrouvons avec persistance chez Abdelkader Benchamma et chez Emma Lauro. Chez le dessinateur cela se trouve dans les inspirations, dans les architectures et dans cette persistance des lignes du marbre dans les noirs et blancs. Chez la vidéaste cela s’inscrit dans le processus éternel du montage. Ce que nous avons perdu dans le feu trouve une réponse poétique et souple à la complexité de notre époque, ou peut-être est-ce là ce que le spectateur voudrait y trouver. L’un dans l’autre, dans l’ouverture de ces discours, à s’y perdre l’on y gagne.

 

« Ce que nous avons perdu dans le feu », une exposition présentée à la Villa Arson, à Nice, jusqu’au 17 avril


Léo Guy-Denarcy

Critique d'art