Photographie

La vie des morts – sur « Heliotropo 37 » de Graciela Iturbide

Journaliste

Figure majeure de la photographie latino-américaine depuis cinquante ans, mais mal connue en France, Graciela Iturbide fait l’objet d’une belle exposition-portrait à la Fondation Cartier, « Heliotropo 37 ». L’occasion de découvrir une œuvre documentaire et poétique, révélant de manière singulière les visages et les rituels de communautés ancestrales du Mexique. Une œuvre en mouvement, où l’attention à des peuples oubliés se mêle à celle du monde des objets et des signes, des rêves et des esprits.

Des nuées d’oiseaux, survolant au crépuscule des territoires nus, paysages désertés, routes infinies, poteaux électriques en forme de croix, près de chevaux ou de chiens égarés : c’est à une forme d’inquiétude opaque, comme dans un film d’Hitchcock ou d’Antonioni, que l’on peut se laisser traverser en découvrant pour la première fois le travail de Graciela Iturbide à la Fondation Cartier pour l’art contemporain. Aux oiseaux (de mauvais augure ?), se mêlent au fil du parcours sur les deux niveaux de la Fondation d’autres présences animales, obsédantes, rattachées à la vie humaine elle-même, dans une sorte de symbiose secrète – des crocodiles posés sur des genoux, des iguanes en forme de chevelure…

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« Je ne peux pas photographier s’il n’y a pas de surprise, si une étincelle d’émerveillement ne jaillit pas » : c’est à cette visée – la quête de surprise dans l’ordinaire – que se tient la photographie de Graciela Iturbide, où rien de la réalité qu’elle capte ne ressemble absolument à notre propre vision, frontale, imparfaite, plate. Chez elle, quelque chose se déplace, se trouble, se libère, dans le mouvement même de la documentation du réel.

Très rarement exposée en France (au Centre Pompidou en 1982, seulement), l’œuvre de la photographe mexicaine née en 1942 fait enfin l’objet d’une rétrospective, Heliotropo 37 (qui emprunte son titre à la rue où se situe son studio à Mexico, conçu par son fils, l’architecte Mauricio Rocha, scénographe de l’exposition) permettant de révéler la richesse de son travail démarré dans les années 1970. Outre de révéler son nom au grand public, l’exposition, curatée par Alexis Fabry et Marie Perennès, a l’intelligence de s’attacher aux multiples strates d’une vie de photographe résumée par plus de 200 images, dont l’unité tient autant à une démarche continue de proximité avec ses sujets qu’à l’attachement à des lieux et motifs récurrents – la vie quotidienne de communautés indigènes du Mexique. En cinquante ans, pour s’en tenir à quelques points de fixation, ses sujets ont évolué au fil de ses voyages et de ses rencontres.

Aux confins d’une approche documentaire et d’une exploration poétique, où l’intime se fond dans l’exploration des autres, l’œuvre de Graciela Iturbide reste surtout connue pour la force de ses portraits d’Indiens Seris du désert de Sonora ou ceux des femmes de Juchitán. Enchaînant les séjours à la fin des années 1970 au sein de la communauté Seri, dans le désert de Sonora, au nord-ouest du pays, mais aussi dans la vallée d’Oaxaca, au sud-est du Mexique, parmi des femmes de culture zapotèque, héritières d’une vieille civilisation amérindienne précolombienne de structure matriarcale, la photographe traduit dans ses images mêmes la nature de sa relation familière avec celles et ceux qu’elle regarde. Échappant au folklore de l’imagerie commune des peuples indigènes, Graciela Iturbide « invente » des portraits portant en eux une étrangeté qui excède toute forme de naturalisme documentaire.

Au Mexique, la mort se cultive autant qu’elle se pleure, on en joue, on y fait face à travers des rituels sophistiqués, ancrés dans des systèmes culturels ancestraux.

Le magnifique portrait de cette « dame aux iguanes » (Nuestra Señora de las Iguanas), devenue depuis une sorte d’icône de la culture zapotèque, dégage cette singularité poétique dont le regard se sent immédiatement captif. Cette image ne fut d’ailleurs que le fruit d’un hasard ; Henri Cartier-Bresson aurait dit d’un instant décisif. « C’est une photographie que j’ai prise par hasard au marché. Cette dame est arrivée avec des iguanes sur la tête et je lui ai dit : “Attendez, laissez-moi prendre une photo” », explique la photographe dans le catalogue de l’exposition. Cette facilité à saisir la beauté des instants fugaces procède du temps que la photographe passait avec les femmes de Juchitan, lieu mythique s’il en est dans l’histoire des images, puisqu’avant elle, Henri Cartier-Bresson, Sergueï Eisenstein, Tina Modotti et Frida Kahlo y avaient séjourné.

C’est bien la vie quotidienne de ces peuples indigènes du Mexique qu’elle capte simplement, comme chez les Indiens Seris du désert du Sonora, où « les hommes vont à la pêche, font des sculptures, où les femmes ramassent des coquillages et confectionnent des colliers. » Au contact, direct, empathique, amical, de ces indigènes du Mexique, elle, la bourgeoise de Mexico, apprend ainsi l’art photographique, sous la protection de son mentor Manuel Àlvarez Bravo (1902-2002). Elle apprend à prendre son temps, à attendre l’instant nécessaire pour photographier, c’est à dire le moment où la vie est au comble de son vertige, où rien ne s’explique plus intensément que par la trace du visible. Manuel Àlvarez Bravo la pousse en 1970, au moment où Graciela perd sa fille âgée de 6 ans, à creuser la voie de la photographie, comme un exutoire possible, comme une survie rendue possible par le regard.

Aujourd’hui, elle reconnaît avoir été obsédée par la nécessité de photographier la mort, notamment celle des enfants habillés en anges, selon une ancienne coutume mexicaine. « Peut-être pour soulager ma propre peine », souligne la légende accolée à une photo d’un nouveau-né dans un petit cercueil. Au-delà même des images de ces enfants défunts, le motif de la mort hante toute l’exposition, à la fois de manière explicite et de façon secrète, comme si des spectres circulaient partout (des crânes, corps immergés dans l’eau, des animaux sacrifiés ou empaillés, des gisants…).

Outre l’événement biographique tragique qui marque sa vie et son regard, l’imaginaire de la mort dont la culture mexicaine semble pétrie explique cette obsession. Une obsession à laquelle s’est souvent ajustée la photographie, comme le rappelle Graciela Iturbide dans le catalogue : « Selon Jean Cocteau, le cinéma est la seule façon de tuer la mort. J’aime bien cette phrase et je trouve qu’elle convient autant au cinéma qu’à la photographie. Je l’avais en tête lorsque je photographiais les rites funéraires et les cimetières ».

La photographe mexicaine revendique fortement la place du rêve dans sa pratique.

Mais, au Mexique, la mort se cultive autant qu’elle se pleure, on en joue, on y fait face à travers des rituels sophistiqués, ancrés dans des systèmes culturels ancestraux. Tout le travail de Graciela Iturbide repose sur cette attention à ces cérémonials, oscillant entre magie et mystique, entre violence et réappropriation. « Au Mexique, on souffre avec la mort, on rit avec elle », explique la photographe. Femmes déguisées en squelettes, hommes portant des masques mortuaires, mais en robe de mariée…, de nombreuses images rappellent ici combien la présence de la mort dans la vie quotidienne pousse à une forme de fantaisie ritualisée, conjurant le morbide par le jeu, le trépas par le travestissement. L’attraction du rituel, sensible chez Graciela Iturbide, se manifeste dans sa pratique artistique elle-même. La photographie forme un rituel en soi, voué à s’approcher de ce qui échappe à l’œil nu. Elle avoue : « La photographie est un rituel pour moi. Partir avec mon appareil, observer, saisir la partie la plus mythique de l’homme, puis pénétrer dans l’obscurité, développer, choisir le symbolique. »

Le symbolique dépasse ainsi le cadre mortuaire ; il l’absorbe et l’excède. Car le motif de la mort ne se réduit pas à des images de défunts et d’animaux sacrifiés, comme dans cette série de chèvres ensanglantées dans la région de Mixteca, que la photographe a réalisées en 1993. Déshumanisée, c’est à dire délestée de toute présence humaine ou animale, la photographie de Graciela Iturbide prend après cette série une sorte de tournant ontologique pour ne plus s’attarder que sur des objets, des pierres, des plantes, des traces, des symboles, à l’image de ces plantes du jardin botanique d’Oaxaca en pleine restauration, qui ressemblent à des sculptures, ou de ses voyages en Inde, dominés par des éléments non humains, condensant des traditions culturelles et des situations sociales.

Les visages et le sang font ainsi place aux textures et aux matières (des enseignes publicitaires, des antennes relais, des maisons abandonnées, des amoncellements de chaussures et de couteaux, des objets banals…), dans une tradition plus proche de William Eggleston que d’Henri-Cartier Bresson, dans une sorte de symbiose entre deux photographes qu’elle admire, Brassaï et Josef Koudelka, son ami. Graciela Iturbide aime citer une phrase d’Henry Miller que Brassaï avait reprise dans l’un de ses livres pour éclairer son travail : « la vie ne peut être saisie ni par le réalisme ni par le naturalisme, seulement par le rêve, le symbole, la fabulation ». La photographe mexicaine revendique ainsi fortement la place du rêve dans sa pratique.

« Je fais des rêves qui ont un rapport avec mon travail. Un jour, j’ai fait un rêve dans lequel j’entendais cette phrase qui se répétait : “Sur ma terre, je sèmerai des oiseaux”, et je voyais un homme au-dessus duquel volaient de nombreux oiseaux. Dans mon rêve, la phrase et les images apparaissaient ensemble. Je ne sais pas ce que la phrase signifiait ; visuellement, l’homme était entouré d’une multitude d’oiseaux. Plus tard, j’ai trouvé cet homme par hasard. J’étais sur une île où ne vivent que des oiseaux, et il y avait là un homme qui était le gardien de l’île. Il existe une photographie où l’on voit cet homme regardant les oiseaux dans le ciel. Je la relie à mon rêve. C’est au moment où j’ai voulu tirer cette image que je me suis souvenue du rêve et que cela m’a interpellée. Je ne sais pas si j’ai forcé le rapprochement entre les deux ou si c’est le rêve qui m’a obligé à voir une certaine réalité ».

C’est bien cette part de rêve, recouvrant une couche de réalisme ethnographique saisissant, qui traverse l’ensemble de son œuvre, baignant quasi exclusivement dans un noir et blanc aux contrastes subtils (le noir du réel, le blanc du rêve ?). Prolongeant un axe central de sa programmation sur la photographie latino-américaine après Claudia Andujar, Fernell Franco, Alair Gomes ou l’exposition collective America Latina 1960-2013, la Fondation Cartier révèle ainsi le travail sidérant d’une artiste inqualifiable mais pleine de ces qualités qui définissent le regard sensible : celui qui, faisant face à la réalité des vies et des morts, se laisse submerger par les rêves enfouis de la nuit, qui « obligent à voir une certaine réalité ».


Jean-Marie Durand

Journaliste, Éditeur associé à AOC

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