Littérature

Mourir de rires – sur Tueurs de Jean-Michel Espitallier

Écrivain

La nouvelle œuvre de Jean-Michel Espitallier, Tueurs, pousse la poésie dans ses plus sombres retranchements. Alternant la description résolument clinique d’images d’exactions et la reproduction sans commentaires de citation d’acteurs des multiples « théâtres d’opération » des dernières décennies, le lecteur tourne la page comme il avancerait de quelques mètres dans une salle d’exposition sombre et sonore, remplie d’écrans vidéo qui le précipitent dans le vif du sujet, c’est-à-dire le vif de la mort, la mort à l’œuvre, à l’instant où elle se donne et si souvent dans les rires.

Voici un livre terriblement fascinant, et l’adverbe, ici, n’est pas de circonstance : car Tueurs est un livre aussi éprouvant qu’il fait date, et l’on ne saurait trop conseiller à ceux qui considèrent la littérature comme un divertissement agréable et valorisant de ne surtout pas passer leur chemin (comme le leur écrirait « un ami qui vous veut du bien »).

Loin des installations à l’humour corrosif dont l’auteur du Théorème d’Espitallier (Flammarion, 2003) nous a souvent crédités depuis qu’il s’est affranchi des notions de genre, oscillant entre poèmes, récits et théories aussi logiquement élaborées et solidement étayées qu’elles peuvent être foutraques (lire le désopilant Tourner en rond, paru aux PUF en 2016), Tueurs pousse la poésie dans ses plus sombres retranchements objectivistes. Les mots ont un sens littéral, c’est celui qui est à l’œuvre ici, appliqué au pire dont l’homme est capable, qui éclate au visage de toute l’humanité en temps de guerre ou d’occupation, qui éclate systématiquement au visage de toute l’humanité en temps de guerre ou d’occupation, où que ce soit que cette guerre ait lieu.

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De page en page, le principe du livre et plus encore le savant dispositif qui l’active contraint le langage, sinon la langue elle-même, à cracher le morceau : à nous confronter sans pare-feu au pire de ce que la langue commune peut donc ordonner, véhiculer, entraîner, provoquer, valider, c’est-à-dire, aussi bien, à ce que l’homme a de plus bestial, et qui le distingue assurément de l’animal bien mieux que le rire fédérateur dont on reparlera rapidement quand le rire des tueurs est en ces pages ce qui, peut-être, lacère le plus profondément notre capacité d’entendement.

Alternant la description résolument clinique d’images de meurtres et d’exactions et la reproduction sans commentaires de citation d’acteurs des multiples « théâtres d’opération » des dernières décennies, c’est au sens étymologique du mot « imagination » que Tueurs en appelle à celle du lecteur, à son corps défendant : car rapidement ledit lecteur ne peut que constater qu’il anesthésierait volontiers en lui cette « faculté que possède l’esprit de se représenter des images », en l’occurrence de les fabriquer à partir de signifiants regroupés par paragraphes compacts – qui ne sont pourtant faits que de mots ordinaires alignés sur une page ordinaire.

Plus que d’aucun genre répertorié, Tueurs relève en réalité de l’installation, au sens que l’art contemporain a su donner à ce terme. Une installation qui piège le sens et contraint le lecteur, non pas à y réfléchir (non pas à élaborer une construction intellectuelle), mais à le réfléchir, entraîné dans des abîmes dont il ne saurait s’extraire au prétexte de sa différence, de sa culture, de son haut degré d’éducation ou de civilisation.

Tueurs se lit d’ailleurs très exactement comme on visite une imposante installation. Sous le titre à entendre au sens littéral, le lecteur découvre une porte d’entrée à deux battants dont chacun reproduit une citation de Macbeth (et ce sont les trois sorcières qui déclarent ouverte une « action sans nom », et c’est Macduff qui s’écrie : « Horreur ! Horreur ! Horreur ! La langue ni le cœur ne peuvent te penser ni te nommer »). Cette lourde porte donne sur un premier sas où lire un « Cahier des charges » rassemblant sept citations, de Boubacar Boris Diop (« La table de l’écrivain n’est jamais éloignée de quelque charnier ») à Nietzsche (« On a mal observé la vie si l’on n’a pas vu aussi la main qui, avec mille ménagements, assassine ») en passant par une célèbre citation de Freud extraite des Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, écrites en 1915, et sur laquelle je reviendrai : « À en juger par nos désirs et souhaits inconscients, nous ne sommes nous-mêmes qu’une bande d’assassins. »

À ce « Cahier des charges » de deux pages succède une nouvelle salve de citations réunies sous le titre « Méthode », dont la dernière est extraite du Théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud et qui apporte peut-être le seul éclair de vérité potentiellement salvatrice que contienne ce livre : « Il y a, dans ce qu’on appelle la poésie, des forces vives, et (…) l’image d’un crime présentée dans des conditions théâtrales requises est pour l’esprit quelque chose d’infiniment plus redoutable que ce même crime, réalisé. (…) C’est par la peau qu’on fera rentrer la métaphysique dans les esprits. »

Ce n’était là que sas. Passé par l’inscription en pleine page d’un propos attribué à un lieutenant américain engagé au Vietnam (« Bon Dieu, c’est quoi la guerre sinon tuer des gens !  »), le lecteur tourne la page comme il avancerait de quelques mètres dans une salle d’exposition sombre et sonore, remplie d’écrans vidéo qui le précipitent dans le vif du sujet, c’est-à-dire le vif de la mort, la mort à l’œuvre, à l’instant où elle se donne et si souvent dans les rires, ce propre de l’homme qui est aussi un ciment de la haine toute puissante, de la jouissance partagée qu’elle entraîne.

Au comble de l’horreur et bien souvent de l’horreur gratuite, le rire est peut-être ce qui lacère le plus violemment la page.

Il faut ici quelques explications plus techniques. C’est qu’à partir de ce point de non-retour, c’est un double parcours que propose l’installation au lecteur – ce qui, dans le livre, prend la forme d’une alternance à chaque double-page entre la description d’images en mouvement et la reproduction de propos rapportés d’acteurs, c’est-à-dire de tueurs. L’alternance, double-page après double-page, implique souvent du lecteur une sorte de gymnastique, puisqu’il faut parfois, pour terminer un paragraphe, sauter deux pages avant de retourner en arrière pour les lire une fois ledit paragraphe terminé.

La lecture comme le parcours, donc, se dédouble dans un effet de miroir qui provoque une mise en abîme du sens autant qu’une mise en abyme, comme aiment à dire les manuels universitaires.

D’un côté, les courts chapitres intitulés « images » décrivent sans le moindre commentaire des scènes d’exaction capturées par des vidéos, le plus souvent amateurs, parfois par des photographies ou des témoignages. Ces exactions froidement décrites sont souvent si terribles qu’il serait obscène d’en extraire une pour la citer ou la reproduire en-dehors du dispositif mis en place (le mot reproduire ici prend lui aussi tout son sens). Certaines « images » en mouvement ne font pas plus de dix lignes, d’autres peuvent s’étendre sur une ou deux pages.

Les tortionnaires sont souvent : des soldats d’armées régulières, mais aussi des miliciens, des résistants, des hommes jeunes ou vieux, des femmes jeunes ou vieilles.

Les victimes sont souvent : des soldats d’armées régulières, mais aussi des miliciens, des résistants, des hommes jeunes ou vieux, des femmes jeunes ou vieilles.

Ces images sont numérotées de 1 à 100 ; tout à la fois répétitives et spécifiques, elles forment une liste, et comme l’on sait, le propre de la liste est d’être inépuisable (relire Perec). Tortures, viols, interminables supplices ou mitraillages à la chaîne devant les fosses communes, la liste des exactions elle aussi peut être interminable.

De l’autre côté, c’est-à-dire une double-page sur deux, on voit s’afficher des propos rapportés d’acteurs de crimes de guerre, acteurs que l’on peut pour se protéger décréter fous furieux, qui n’en restent pas moins des individus ordinaires, qui sont pour la plupart allés à l’école, ont grandi dans des familles à problème ou non, ont aimé, ont été ou seront aimés. À raison d’une ou deux par page, ces citations ne sont jamais datées, mais toujours attribuées : « Nguyen Ngoc, soldat nord-vietnamien », « Tony Lagouranis, interrogateur de l’US Army, Irak », « Anwar Congo, milice Pancasila Youth, Indonésie », « Khmer rouge, Kampuchéa démocratique », « John Musgrave, marine, Vietnam », « Antonio Benavides, assassin de Federico Garcia Lorca, Espagne », « Joseph Lécussan, Milice française », « Vinnie Byrne, The Squad, IRA », « Dr Mennecke, camp de Ravensbrück », « François, milicien hutu, Rwanda », « Ibrahim, djihadiste, État islamique »…

On l’a dit déjà : au comble de l’horreur et bien souvent de l’horreur gratuite, le rire est peut-être ce qui lacère le plus violemment la page, le rire que partagent les hommes et les femmes qui torturent ou assistent en festoyant aux tortures, le rire qui prend des accents obscènes, qui fédère, qui rassure, confère un sentiment de supériorité et bien sûr d’appartenance. Le rire, qui serait le propre de l’homme et qui jaillit régulièrement parmi les tueurs, le plus souvent jaillit accompagné de la conviction maintes fois exprimée que les corps martyrisés, violés, amputés, froidement abattus sont ceux, pas même de sous-hommes, mais d’animaux, ce qui facilite la tâche. Le rire ici de fait distingue ceux qui se considèrent comme des hommes, au verbe si puissant qu’on peut le dire mortel ainsi qu’un poison peut l’être, de ceux réduits à un corps qui suinte et pleure et tremble puis trépasse sans dire un mot.

Le lecteur sait bien, évidemment, où il situe spontanément ce qu’il appelle l’humanité, entre le camp des bourreaux et celui des victimes, mais il ne peut ignorer longtemps que l’humanité est un partage, et il est bien des cas hélas où tout laisse à redouter que les rôles pourraient aussi bien s’inverser et le rire changer de camp en fonction des lignes de front, effet de miroir là encore, sachant que « l’action est en Syrie, en Tchétchénie, en ex-Yougoslavie, en Algérie, en Israël » et suivent encore vingt-huit pays jusque « aux États-Unis, en Irak, c’est-à-dire n’importe où » – contrairement à l’action du Père Ubu, d’Alfred Jarry, qui comme on sait se passait « en Pologne, c’est-à-dire nulle part », un nulle part où la mère Ubu invitait dès les premières minutes son bon à rien de mari à se bouger enfin, en commençant par exterminer tous les descendants du roi Venceslas et ce dernier itou – c’était pour rire, puisque c’était nulle part, qui n’est pas n’importe où : qui n’est pas en Ukraine.

Car il faut bien ici le préciser, en passer par là : Tueurs paraît alors que, aujourd’hui, « l’action est » de fait, est aussi, en Ukraine. D’où le premier réflexe, un rien stupide mais fort révélateur, qui incite à penser qu’il y aurait une forme de collision entre la parution de Tueurs et l’actualité puisque la guerre est partout dans nos journaux. À la vérité ou à y mieux réfléchir (au sens le plus stricte du terme mieux…) on voit mal dans l’histoire du dernier siècle à quel instant miraculeux il eût été possibilité que ce livre parût sans entrer en collision avec l’actualité, puisqu’il n’y a pas eu un mois, une semaine, sans que ce type d’exactions se produise à un endroit ou un autre de notre petite planète.

Évidemment, apporter cette précision seconde c’est mettre le doigt sur un point on ne peut plus problématique. Force est de le reconnaître, ou, plus exactement, force est ici de le penser sérieusement : tant au plan individuel qu’au plan collectif, nous ne réagissons pas de la même façon aux images qui nous viennent de Boucha ou de Marioupol (et aux images montrant des soldats ukrainiens tirant froidement sur des prisonniers russes aux mains liées) qu’aux images bien moins reproduites qui nous viennent de Syrie, du Mali ou de Birmanie. Les journaux ne « couvrent » pas de la même manière tous les théâtres d’opération – grande loi de la proximité, bien sûr. Mais il y a tout autre chose aussi, et c’est par là que cette lecture invite à se replonger, au-delà de la citation qu’en donne le « Cahier des charges » de Tueurs, dans les Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, que Freud a donc écrites en 1915, effaré depuis l’arrière par la grande boucherie en cours (et l’on sait par ailleurs quel point de bascule ce texte représente dans l’histoire de la psychanalyse : quelques années après que Freud a ouvert une soupape salutaire sur les chaudières du progrès en inventant la libido qui nous fait vivre, le carnage de la Grande Guerre lui aura imposé d’y adjoindre la pulsion de mort).

« Finalement, les hommes, à en juger par les désirs et souhaits inconscients, ne sont qu’une bande d’assassins » écrivait donc Freud en 1915, dans la deuxième et dernière partie de ces Considérations. On voudrait ici rappeler également l’un des premiers paragraphes de la première partie de ce texte majeur, première partie sobrement intitulée « La guerre et ses déceptions » et qui semble dater par les lourds préjugés d’époque qui s’y expriment mais qui prend une indéniable actualité ce printemps, montrant par là que de ces lourds préjugés nous ne sommes sans doute pas si éloignés que nous pourrions l’espérer : « Lorsque je parle de déception, chacun devine sans peine ce que j’entends par ce mot. Sans être un apôtre de la pitié (…) on ne peut cependant s’empêcher de condamner la guerre dans ses fins et ses moyens et d’aspirer à la cessation des guerres. On se disait bien que les guerres ne pourront pas cesser, tant que les peuples vivront dans des conditions d’existence aussi différentes (…) et tant que les haines qui les séparent seront alimentées par des forces psychiques aussi profondes et intenses. On s’était donc habitué à l’idée que, pendant de nombreuses années encore, il y aurait des guerres entre peuples primitifs et peuples civilisés, entre des races séparées par des différences de couleur, voire entre certains petits peuples de l’Europe peu avancés ou en voie de régression. Mais on osait espérer que les grandes nations dominatrices de race blanche, auxquelles est échue la mission de guider le genre humain, qu’on savait absorbées par des intérêts s’étendant au monde entier, auxquelles on doit les progrès techniques leur ayant assuré la maîtrise de la nature, ainsi que tant de valeurs artistiques et scientifiques, il était permis d’espérer, disons-nous, que ces nations du moins sauraient vider leurs malentendus et leurs conflits d’intérêts autrement que par la guerre. Chacune de ces nations avait établi pour les individus qui la composent des normes morales élevées (…). Ces prescriptions, d’une sévérité souvent excessive, exigeaient beaucoup de l’individu : un grand effort de limitation et de restriction, un renoncement à la satisfaction d’un grand nombre de ses instincts. (…) Mais, pensait-on, les grands peuples eux-mêmes doivent avoir acquis un sentiment suffisant de ce qui les unit et assez de tolérance pour ce qui les sépare, pour ne pas confondre, ainsi que le faisait encore l’antiquité classique, l’étranger avec “l’ennemi”. »

Seule la poésie vraie peut être vitale, et percer parfois la carapace de la bienséance culturelle qui nous rassure si fallacieusement sur nous-mêmes pour se révéler absolument factice dès qu’un orage éclate.

La guerre revient en Europe, lit-on partout (la guerre des Balkans ou la guerre civile nord-irlandaise ne sont pourtant pas si lointaines). Et la barbarie. Et c’est en provoquant des accents de stupeur que la réalité de la guerre et de ses débordements, quand la guerre fait de l’homme un tueur, puisque c’est son principe même que de lever le commandement premier qui est de ne point tuer pour faire du meurtre une obligation, nous assaille : libération d’instincts que la culture et la civilisation n’ont jamais fait disparaître, tout au plus domestiqués en apparence.

Dès lors, ce qui est ici étrange, et qui fait date, invite aussi à une réflexion sur la poésie qu’il faut au moins esquisser : Tueurs résulte aussi de l’influence profonde et durable de la poésie objectiviste où culmine l’approche littéraliste, quand l’on pourrait ajouter, au souvenir de Gertrude Stein en l’occurrence, que « un tueur est un tueur est un tueur » comme une rose est une rose ; il est un tueur c’est-à-dire un homme comme les autres précipité dans la folie de la guerre et de la vengeance sans fin qu’elle entraîne – mais je me contente pour ouvrir le champ en guise de conclusion de rappeler ce que Georges Hugnet disait de l’art de Gertrude Stein dans The Making of Americans paru en 1925 : « Gertrude Stein fabrique des Américains comme chez Ford. Elle met un cheveu sur le tapis roulant de son usine et il en sort un Américain. Elle expose chaque rouage, chaque écrou. Elle explique leurs origines, leurs voyages, leur acclimatation, le changement de leurs mœurs, de leur caractère et même de leur nom, leurs tribulations, leurs croisements et comment ce peuple fabriqué de tous les peuples parvint en soixante ans à se former une tradition puissante et parvint si vite à se forger une si forte individualité, un tempérament tel qu’on ne peut pas ne pas reconnaître un Américain. »

Tueurs aurait pu s’appeler la fabrique des tueurs. Au-delà du profond malaise qu’il génère, c’est là sa grandeur et sa nécessité, qui s’expriment aujourd’hui mais ne datent pas d’aujourd’hui. Et c’est bien ce qui nous renvoie in fine aux propos d’Antonin Artaud cités plus haut : « Il y a, dans ce qu’on appelle la poésie, des forces vives (…). C’est par la peau qu’on fera rentrer la métaphysique dans les esprits. » Seule la poésie vraie peut être vitale, et percer parfois la carapace de la bienséance culturelle qui nous rassure si fallacieusement sur nous-mêmes jour après jour pour se révéler absolument factice dès qu’un orage éclate, en Europe comme ailleurs, en France comme ailleurs, dans n’importe quel immeuble, dans n’importe quel appartement, n’importe quelle chambre où la haine se déchaîne.

Jean-Michel Espitallier, Tueurs, Éditions Inculte, mai 2022, 180 pages.

Ndr – AOC a publié en mars 2018, rubrique « Fiction », le texte « Tueurs » de Jean-Michel Espitallier.


Bertrand Leclair

Écrivain, Critique littéraire

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