Raison et bouillonnement – sur « Allemagne/Années 1920/Nouvelle Objectivité/ August Sander »
Avec un léger malaise, on suivrait bien, pour pénétrer dans cette exposition, l’inconfortable présence d’Otto Dix dans un autoportrait de 1922, À la Beauté. Quelque part dans un cabaret animé, le peintre, situé au premier plan de son tableau, semble comme détaché de cet arrière-plan festif, étranger à l’hédonisme nocturne qu’il contemple sans y être, visage suspicieux et air suspendu. Ce personnage, l’air à la fois malade et tiré à quatre épingles, est un guide symbolique pour l’exposition « Allemagne/Années 1920/Nouvelle Objectivité/August Sander », une métonymie de l’air du temps, entre effervescence sulfureuse et idéal de standardisation froide. Il condense à lui seul l’ambiguïté du mouvement culturel et artistique qui naît du traumatisme de la Grande Guerre, la Neue Sachlichkeit – Nouvelle Objectivité : mélange paradoxal de réalisme sans fard et de rationalisation idéalisante, bouillonnement jouisseur et regard désabusé de l’après-guerre, où, sous l’apparente légèreté de quelques notes de jazz, persiste un climat de confusion morale.
Tendance artistique protéiforme, dont le nom a été forgé en 1925 par l’historien de l’art Gustav Friedrich Hartlaub à la suite à la grande exposition de Mannheim la même année, la Nouvelle Objectivité est un ensemble sans unité, un mouvement esthétique sans manifeste, aux contours flous, plein de déconcertantes contradictions ; l’exposition du Centre Pompidou, en dépit d’un effort de clarté et d’objectivité, d’une volonté manifeste d’en faire un panorama rigoureux et méthodique, n’épuise pas le foisonnement de formes de ce mouvement : on s’y perd, dans un mélange de plaisir et d’incertitude, à l’image du trouble qui gangrène le projet rationnel de la Nouvelle Objectivité. Promenade subjective, non exhaustive et désordonnée au sein d’une exposition dense.
À l’image du contexte dans lequel elle émerge, la Nouvelle Objectivité est contradictoire : elle montre simultanément la fragmentation d’êtres blessés et son dépassement dans une recherche de neutralité standardisée. Après la boucherie de la guerre et l’expressionnisme exalté qui en témoigne, les artistes feignent l’apparent détachement. L’analyse rationalisante de la vie quotidienne cherche à étouffer le cri des diverses mutilations. Le monde de l’après est livré cru, sans introspection, affects dissous dans un idéal impersonnel.
Le fil conducteur de l’exposition du Centre Pompidou est le terme « sachlich », qui signifie « objectif » mais aussi « sobre », « fonctionnel », « neutre », « pratique » : de Sander au Bauhaus, c’est un même souci de prise directe sur le monde et les hommes qui est à l’œuvre. Il faut montrer les choses avec rigueur – exigence qui est aussi celle des commissaires de l’exposition qui, comme contaminés par leur objet, proposent à travers des salles aux titres secs et tranchants (Standardisation, Les Choses, Rationalité, Montages, Utilité, etc.) un recensement méthodique des tendances artistiques de l’époque.
C’est cette mise à distance de l’intériorité, cette sobriété objective, qu’on retrouve au même moment chez le photographe August Sander, dont une partie du travail est ici présentée en regard. Deux volets, davantage juxtaposés qu’intriqués, composent l’exposition : l’un fait le portrait, à travers peintures, photos, design, théâtre, dessins, architecture, de la Nouvelle Objectivité, sur fond de République de Weimar ; l’autre est une ample monographie du photographe-taxinomiste August Sander, dont la série Hommes du XXe siècle classe et répertorie en groupes socio-culturels la société allemande de cette même époque (la paysan, l’artiste, la femme, etc.).
Dans cette (fausse) neutralisation du regard, la Nouvelle Objectivité semble moins s’inaugurer sur les ruines de l’expressionnisme que le prolonger à sa manière.
La « neutralité » s’érige en style, le « regard objectif » devient une nouvelle norme esthétique. Mais qu’y a-t-il d‘objectif dans l’objectif ? Les artistes de la Nouvelle Objectivité, et l’exposition qui les donne à voir, semblent réaliser ensemble leur contre-programme : tout comme les miroirs ne peuvent être « froids » pas plus que le « style documentaire » ne fait l’impasse sur la subjectivité d’un regard, les productions artistiques de la Nouvelle Objectivité contredisent par leur existence même, brutalement singulière, la possibilité d’un regard impersonnel sur les choses.
Si bien que dans cette (fausse) neutralisation du regard, la Nouvelle Objectivité semble moins s’inaugurer sur les ruines de l’expressionnisme que le prolonger à sa manière. Il faut voir la mine détraquée, noyant son tourment mou dans l’alcool, de la journaliste Anita Von Harden peinte par Otto Dix ; entendre le cri de l’homme pourtant sans face ni mains des toiles de Georges Grosz, enserré dans un dédale urbain anxiogène ; regarder les natures mortes de la photographe Aenne Biermann devenir de vivants artefacts ; sentir les présences de Sander, percer sous la gangue archétypale qui les enserre. La Nouvelle Objectivité donne à voir, sous des masques d’indifférence, des pulsations fiévreuses.
Une ambiguïté que restitue l’une des salles les plus saisissantes : celle consacrée à ce que l’universitaire Helmut Lethen, cité par l’exposition, appelle la « persona froide », ou comment les quatre années de guerre ont généré chez les citoyens allemands une « culture de la honte » (suite à un échec d’autant plus grand que le départ à la guerre s’était fait fleur au fusil), à laquelle ceux-ci répondent par un masque de pudeur – des visages sans expression (on pense au narrateur de La Recherche du temps perdu qui dit : « peut-être, chez mon père lui-même, la froideur n’était-elle qu’un aspect extérieur de sa sensibilité »).
L’accrochage décline les figures de la neutralité, proposant différentes manières de disparaître : à travers l’asphyxie des gratte-ciels, dans la perspective infinie du travail aliénant ; englouti par des objets jusqu’à en devenir un, comme dans le stupéfiant tableau de Walter Shulz Matan Le Collectionneur de faïences ; assigné à un habitus social extérieur, à une profession évidant le sujet de sa singularité (notamment dans les séries de Sander) ; dissimulé sous un masque de femme fatale ou une panoplie de« femme libérée », Neue Frau.
C’est ce fascinant retour de l’intériorité refoulée que donnent à voir les personnages quoiqu’à première vue vidés d’affects – à l’instar des faces sans visages de Christian Schad ; qu’il s’agisse du profond malaise d’une femme en train de se maquiller, ou du bas légèrement tombant de Sylvia Von Haden. Irréductible, la présence perce sous le projet fonctionnaliste de la Nouvelle Objectivité, au point qu’explose, sous le masque de cire, le dedans tourmenté. La réalité déforme son moule : sous des dehors de clarté et de distinction, de netteté rationnelle, c’est le flou des émotions mêlées qui affleurent.
C’est ce même sentiment d’une profondeur introspective latente sous l’exigence de Sachlich qui traverse les photos d’Aenne Biermann : sous des apparences mécaniques, ses végétaux photographiés dégagent une sensualité bien humaine ; loin de n’évoquer que cette modernité technophile, célébrant l’apparition de machines, louant un imaginaire de paysages industriels, les ficus caoutchouc, cactus et autres plantes en fleurs de Biermann composent des machines animées, modernes et pourtant déjà obsolètes, aux atours rétrofuturistes – symboles d’un monde au futur compromis, allant, en ces années 20, vers le désastre.
Si la Nouvelle Objectivité puise sa source dans la décomposition d’un monde, elle manifeste, aussi, une volonté de rénovation.
Cette tension entre l’abstraction d’un modèle et le réel hirsute, entre la norme et sa transgression, les aquarelles de la peintre Jeanne Mammen la racontent aussi : s’y dessinent les nuits fiévreuses de la Grande ville qu’est Berlin après la guerre, l’ivresse des corps, les rencontres homosexuelles. Cette vague d’émancipation féminine et homosexuelle a lieu sur fond (et contre) de(s) normes sociales et de(s) pressions patriarcales : les peintres mettent en scène une série de représentations de meurtres de femmes, peignant et dessinant des pillages de corps – tel un exorcisme devant la peur d’une dévirilisation à venir. Le tableau de Karl Hubbuch, Meurtre sexuel, 1930, figure une terrifiante scène d’après-viol. Une femme, cul découvert, jupe retroussée, fesse blessée, occupe le premier plan, vautrée sur des décombres, face contre sol. Un homme au loin en pardessus s’en va.
Si la Nouvelle Objectivité puise sa source dans la décomposition d’un monde, elle manifeste, aussi, une volonté de rénovation. Ainsi du projet d’Otto Neurath, philosophe, sociologue, économiste viennois (1882-1945), d’établir un langage élémentaire visuel ; accompagné de sa femme designeuse Marie Reidemesiter et du dessinateur Gerd Arntz, ISOTYPE, acronyme d’International System Of TYpographic Picture Education, est une méthode d’éducation visuelle, nouveau système d’image à base de pictogrammes élémentaires, utopie graphique à destination des masses, dont l’objectif est l’intelligibilité : faire comprendre au prolétaire les agencements économiques et sociaux du capitalisme, les injustices qu’ils génèrent, afin de s’en libérer. Les douze gravures sur bois, Douze maisons du temps (1927) de Gerd Arntz, à travers des lignes élémentaires, des formes schématiques et bichromiques, fascinent par leur mélange d’épure et de synthèse. À la fois saisissants par la narration universelle qu’ils rendent possible, la simplification opérée par ces glyphes et la disparition de l’individu qui l’accompagne posent question.
Certaines réalisations de la Nouvelle Objectivité sont de ce point de vue plus franchement inquiétantes. Qu’il s’agisse des lignes pures du design Bauhaus, de l’ambiguë cuisine dessinée par l’architecte viennoise Margarete Schütte-Lihotzky, fonctionnelle, taylorisée à souhait, optimisant le travail domestique de la femme tout en l’y assignant encore un peu plus, l’exigence de rationalisation et d’optimisation n’en reste pas aux représentations (peintures, photographies, dessins…) mais s’incarne concrètement dans des objets et dans la vie quotidienne. La Neue Sachlichkeit se fait Neue Gestaltung, nouvelle mise en forme de la vie. Walter Gropius (qui soutiendra le régime nazi, comme quelques autres membres du Bauhaus) l’assume d’ailleurs pleinement : il faut « façonner la vie » en créant des « standards impersonnels » afin de reconquérir une harmonie perdue.
Ambigu Sander, dont le projet de taxinomie sociale, son exhaustivité, pourrait nous amener à l’assimiler (trop rapidement) à ceux qui, avant ou après lui, ont cherché à concevoir – ou réaliser – un ordre social à partir d’une classification des différents « types » humains. De la photographie, Walter Benjamin écrivait que « la plus exacte technique peut donner à ses productions une valeur magique ». Peut s’y manifester l’« aura », cette « petite étincelle de hasard, d’ici et maintenant, grâce à laquelle le réel a pour ainsi dire brûlé un trou dans l’image » (Petite histoire de la photographie, 1931). Benjamin voyait dans l’ouvrage de Sander un « cahier d’exercice » qui nous permet de « lire sur leur visage d’où viennent les gens ». Impossible, en regardant les silhouettes de Sander près de cent ans plus tard, de ne pas se demander où ils vont – tandis que le fascisme monte ; une réponse est donnée, pour les portraits de la toute dernière salle sur les « persécutés » et les « persécuteurs ».
La complexité d’une époque difforme – à l’image des corps macrocéphales de Grosz, des mains squelettiques de Dix –, confuse et tapageuse, semble finalement destituer sardoniquement le projet même de l’exposition qui cherche à la saisir.
« Allemagne/Années 1920/Nouvelle Objectivité/August Sander », au Centre Pompidou jusqu’au 5 septembre 2022.