Hommage

La nuit expérimentale – lire Jean-Louis Schefer

Critique

Jean-Louis Schefer, écrivain au sens fort du terme, mort le 7 juin dernier, nous a diagnostiqués, nous cinéphiles, tels que nous sommes : mélancoliques, atteints d’une maladie du temps. Il ne pouvait en être autrement. Ses livres nous ont démontré que c’était là le prix à payer à notre attachement à la projection cinématographique et à ces mouvements de temps.

Comment rendre compte d’une énigme ? Comment rendre compte d’une somme relativement conséquente de livres, près de quarante, tous connus pour être difficilement abordables ? Ce n’est pas que les textes de Jean-Louis Schefer, théoricien et historien des images, de leur origine comme de leur destin, écrivain au sens fort du terme, décédé le 7 juin dernier, se refusent à son lecteur, c’est davantage qu’ils semblent nouer avec lui un pacte nocturne : écrire les choses pour continuer d’en préserver le secret.

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Leur style volontairement inactuel, lointain, terrorisant parce que solide (éducation gréco-latine mais aussi germanique connaissance profonde de la théologie, ponctuation redoutable – qui aujourd’hui peut prétendre manier la langue de la sorte ?), met tout de suite à distance ses contemporains, et assurément cela lui était vital : « le monde est celui que les autres habitent » écrivait-il. On le disait facilement misanthrope, difficile, dandy cassant. Sans doute, et cela ne surprend pas le lecteur attentif qui a bien pris garde, toutes ces années, à ne jamais aller à sa rencontre. Les livres, parfois, suffisent à entretenir un lien indéfectible. Lui parler, mais pour lui demander quoi ? Comment est le temps, par exemple ?

On s’étonne qu’un tel individualisme féroce par des mouvements (le structuralisme, en premier lieu, tous ses livres ont été écrits comme pour s’en extraire, tentative désespérée de faire oublier un premier essai, Scénographie d’un tableau, livre d’abord écrit à Milan en 1965, mais progressivement retouché jusqu’à l’erreur : « Le pli du style en a été effacé pour donner naissance à l’odieuse et stérile caricature d’une sémiologie de la peinture. »).

Il est pourtant acclamé et la signature de Schefer habitera les années 70 à travers des revues – Tel Quel, Cahiers du Cinéma, Art Press – qui avaient valeur de groupe. Ne pas oublier qu’elles étaient alors faites par des gens qui n’étaient pas dans l’Institution, qui avaient décidé de rassembler un certain nombre de personnes rejetées par ces mêmes institutions pour mieux les attaquer. Avec la même humeur, il refusera en 1977 un poste de directeur d’études à l’École pratique des hautes études que lui tendait Roland Barthes.

De l’intérieur même de ces mêmes groupes, son écriture s’est distinguée à la fois par le dialogue étrange, presque de sourd, qu’il entretenait avec Sollers, avec Daney, avec Oudart, avec Deleuze, avec de Certeau, avec Païni, avec Narboni, pour mieux se réfugier dans une communication de l’au-delà avec d’autres interlocuteurs extirpés de l’épaisseur du temps : saint Augustin, Giordano Bruno, Vico, Maine de Biran, Renan, Taine, Montaigne, Casanova, quelques romantiques allemands, Alberti, Michelet, Valery (aïeul lointain). Plus près de lui, Barthes encore une fois, Michaux, et les aventures de Tintin : « Je suis encore dans la tranche d’âge », écrivait-il en 2015 : il était né en 1938. Just in time, donc.

En quelques pages, Schefer a décrit le spectateur comme pris dans une poétique du mouvement.

Les dates font-elles sens, chez lui ? Quitte à rêver, autant aborder Jean-Louis Schefer comme une fiction, celle d’un homme depuis longtemps égaré dans le temps. Ce pourquoi, peut-être, ce sont les cinéphiles, voyageurs assis, cloués là, qu’il a le plus intensément emporté dans son sillage.

Il s’en étonnait, visiblement : son livre le plus lu, celui qui continuait de le « poursuivre internationalement », était un livre de cinéma. On imagine bien qu’il devait trouver cela saumâtre, qu’il nous reste d’abord en mémoire un texte écrit par distraction, un été, en deux semaines seulement, pour répondre à une commande passée avec les Cahiers : c’est L’Homme ordinaire du cinéma. Mais c’est ainsi : L’Homme ordinaire… était sans même s’en douter, ovni total, le plus beau livre sur le cinéma jamais encore écrit, lors de sa sortie en 1980. Quarante ans plus tard, il reste toujours aussi énigmatique : a-t-on jamais pensé ainsi, dans un tel dévisagement, quasi-délirant, le cinéma, sa machine même et ses effets intérieurs sur le spectateur ? En un coup de dés, ce livre rompait avec dix ans de sémiologie appliquée, mais aussi avec la crise maoïste, soit avec toutes les impasses de l’analyse, tous ces mouvements qui auraient pu l’emporter (il était « dans la tranche d’âge ») pour ouvrir sur un champ qu’il faut bien baptiser de poétique, faute d’autre chose.

On ne dira pas que L’Homme ordinaire est un livre plus simple que les autres, il ne l’est pas. Mais il a d’abord pour lui d’avoir été écrit avec le sentiment de traverser quelque chose qui allait devenir ensuite le vrai sujet de la réflexion scheferienne mais qui ne pouvait encore se dire dans ses textes sur Uccello, ou sur saint Augustin : il ouvre une réflexion sur le temps, ce que c’est « d’aller dans le temps ». Et ce faisant, ouvrant cette béance, il touche au passage à quelque chose de l’enfance.

Il faut se calmer quand on croit résumer ce livre en sa formule princeps, celle rabâchée partout depuis : « ces films qui nous ont regardés », et a fortiori « qui ont regardé notre enfance ». Ça n’en fait pas pour autant un livre sur la petite enfance du spectateur, ses souvenirs gluants et sa dose de sentimentalité Disney. C’est l’inverse : L’Homme ordinaire plonge dans l’énigme en nous, l’enfance c’est celle-là, c’est une enfance perdue, dont on croit être sans mémoire, le fonds de cale, flaque de monstruosité qui résonne à l’intérieur de notre corps, de nos nerfs, de façon troublante, tâche noire, opaque, sur laquelle s’écrivent, suivant un choix qu’il faut des années à analyser, nos émotions.

Cela pourrait être seulement une autre façon de dire le sujet, l’affect comme interférence avec l’inconscient, lequel embraye sur le corps, avec d’autres mots, à peine d’autres mots que ceux de Freud ou de Lacan. Et bien sûr que L’Homme ordinaire du cinéma est un livre sur le spectateur comme « sinthome », bien sûr que c’est encore et toujours un livre sur l’inquiétante étrangeté. Et mettant à nue une double scène : une image vient, qui par un détail, lequel n’a rien à voir avec son récit, « touche brusquement un scénario demeuré invisible en nous ». Soudain un savoir s’agite, tremble, et se déchaîne. Ce savoir n’est pas tout à fait celui du sujet mais celui de « son alliance avec des formes ». L’effet en nous, en notre corps même, est celui d’une disproportion soudaine. S’ouvre alors, à travers ce choc, un temps qui n’est pas « lié à notre vie », qui n’est pas non plus un temps discrètement glissé dans des romans d’enfance, par sécurité, au cas où… Ce temps, c’est une désorganisation du monde, un attentat, une possibilité que des temps multiples s’additionnent autour de nous. Le cinéma nous a livré à un monde qui a besoin de deux éléments pour exister dans l’instant seul de sa projection, se présentant tout à la fois comme « un monde d’images impalpables et pourtant dures comme l’acier » qui n’existe que pour en savoir long sur nous qui les attendions sans les espérer, et qui en sommes traversés.

Ce monde, le reste du temps, vit enfermé dans le sommeil osirien des boites conservées dans les cinémathèques, c’est un monde monstrueux, castré, mais véritable puisqu’il s’anime quand on le passe dans la machine et que l’on peut marcher dedans. Au risque d’être pris dans ses dents, prisonniers à vie d’une manière redoutable de fabriquer du temps, de faire temps, dans un jeu sur les cadences, la machine même devient univers, propulse ses propres atomes, qui flottent, devant nous et en nous, pris dans l’empreinte de la pellicule avant de venir boucher ces trous qui nous servent de mémoire, nous ramenant tous à une sorte d’adolescence permanente : l’âge du spectateur de cinéma est toujours celui-là, pas un autre.

En quelques pages (irrésumables, on le voit), Schefer a décrit le spectateur comme pris dans une poétique du mouvement. Ça n’était jamais arrivé, ou du moins pas aussi loin, avant lui, sinon par les premiers écrivains qui avaient reçu en pleine face la terreur de ce mouvement sur les corps et perçus que décidément un ensorcellement inédit venait d’avoir lieu (1895 : invention concomitante du cinéma, de la psychanalyse et des rayons X). On projette une copie du monde et elle débuche sur l’ouverture d’un temps qui nous emporte.

Les plus belles pages de Schefer sont des descriptions de traversées.

Bien sûr, c’est encore et toujours un travail délirant sur les bords même de l’inconscient, mais alors un inconscient étendu aux machines. Il fallait oser. Il fallait le cinéma et l’épuisement d’un état mélancolique, les textes qui suivront insisteront sur cette solitude intellectuelle qui les a créés, Schefer ne trouvait plus dans l’exactitude scientifique que recherchait la sémiologie ou le structuralisme l’essentiel de ce qu’il avait à dire : nous sommes faits d’oublis et de doutes. Il faut bien trente livres pour forger non pas des réponses mais des questions. Une entrée dans notre nuit expérimentale.

La disproportion fut son arme fatale, celle que produit l’écriture et qui permet de poser la même question cent fois, sans jamais cesser de la préciser d’un adverbe, d’un mot qui permettra que se maintienne son énigme : s’approcher de la première image, de L’origine du crime, la laisser s’effacer, une fois encore.

L’écriture seule, le scriptible, peut produire la possibilité sensible de frôler cette image-là au détour d’une phrase qui, dans la joie du travail de description, en une fulgurance poétique, dit de ce qui me tord, ce qui me noue, en tant que spectateur : « quiconque écrit sait cela : que tout objet d’écriture est en quelque sorte emporté ailleurs, qu’il se déspécifie, se détypifie, se met à nue en une place où il bouche quelque chose qu’il montre » (à la page 54 de L’Espèce de chose Mélancolie, ce livre un peu maudit qu’il n’a jamais fait réédité sous sa forme initiale, préférant – c’est dommage – le désosser au fur et à mesure des anthologies tardives publiées dès 2000 chez P.O.L). Et de conclure aussitôt : « Écrire sur la peinture, c’est au moins la traverser ». Les plus belles pages de Schefer sont des descriptions de traversées.

Jean-Louis Schefer a donc été cet analyste sauvage qui nous a diagnostiqué, nous cinéphiles, tels que nous sommes : mélancoliques, atteints d’une maladie du temps. Il ne pouvait en être autrement. Ses livres nous ont démontrés que c’était là le prix à payer à notre attachement à la projection cinématographique et à ces mouvements de temps. Ils ont écrit une histoire autre, celle de notre corps énigmatique, un corps qui nous a été donné par la littérature, et par des images fuyantes : déluges, descentes de croix… Il travaillait depuis dix ans sur la mort qui danse. Il savait que cette longue histoire des danses macabres, laquelle croisait une autre histoire, celle des épidémies.

Il savait que ce serait son dernier livre. Il avait même commencé à en livrer différentes étapes et hypothèses au cours de ses derniers journaux publiés par P.O.L (5 volumes sous le titre générique de Main Courante) ou encore au détour d’un film documentaire, très beau et trop peu vu hélas (Danses macabres, Squelettes et Autres Fantaisies, co-réalisé avec Rita Azevedo Gomes et Pierre Léon). Il se murmure que, quelques jours avant de mourir, il avait subitement écrit deux-cents feuillets : quelque chose venait de se débloquer.

La fin de l’énigme?


Philippe Azoury

Critique, enseignant à l'ECAL (Lausanne)

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