Littérature

20 ans après… – à propos de Stardust de Léonora Miano

Écrivain

Où se situer, quand on n’a pas de « chez soi », qu’on ne sait plus quelle culture on peut faire vivre sincèrement en soi, quand on sent ses racines floues ? Le vrai-faux premier roman de Léonora Miano dépeint une société française des années 1990 abîmée par la violence sociale et les préjugés discriminants.

Stardust, le nouveau roman de Léonora Miano, date d’il y a 20 ans. C’est un cas assez exceptionnel de premier livre qui aura mis des années à être publié, tandis que son auteure est devenue une personnalité en vue, une voix forte et largement célébrée dans le « monde des lettres » (elle a été récompensée par exemple du prix Goncourt des Lycéens en 2006 et du Femina en 2013, et un prix a même été créé à son nom par l’université de Lorraine en 2020).

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Pour parvenir à cette reconnaissance, l’écrivaine a emprunté un chemin singulier, dont on ignorait en partie l’origine, mais dont la lumière s’annonce déjà dans Stardust, inscrite comme un but possible, une destination, la flamme un peu vacillante d’un horizon… Sur ce chemin, il y eut aussi de la poussière et pas mal de cailloux : la traîne douloureuse d’une étoile, ou d’un destin, dont le livre présent, dans son titre même, rend compte de façon saisissante.

Qu’on ne se méprenne pas : Stardust n’est pas un livre refusé, un texte de jeunesse retrouvé, une curiosité des commencements. Léonora Miano, comme elle l’explique dans son court avant-propos, n’a cessé au fil des années de « l’amender », et si elle le fait publier aujourd’hui, c’est peut-être qu’il a fallu tout ce temps pour livrer quelque chose comme une clé originelle, un texte qui lui permette de dialoguer avec elle-même, ou son double du passé qu’elle rebaptise ici Louise, de l’un de ses autres prénoms.

Le récit est celui de son arrivée du Cameroun à Paris : elle a à peine plus de vingt ans quand elle débarque de Douala pour faire ses études en France, où elle rencontre un jeune homme dont elle aura une petite fille et avec lequel elle s’installe à Paris, avant que rapidement les choses ne tournent court, ne tournent mal : elle le quitte et se retrouve sans domicile ni titre de séjour, contrainte de s’installer dans un centre de réinsertion et d’hébergement…

Tout cela se passe dans la France des années 90, qui peut nous sembler lointaine, déjà, mais dont l’auteure explique encore, dans son avant-propos, qu’elle demeure terriblement actuelle : « C’est une France oubliée que l’on retrouve dans Stardust. Une France d’avant l’euro, où le revenu minimum d’insertion (RMI) n’avait pas été remplacé par celui de solidarité active (RSA). Ces détails constituent le décor de l’histoire. Ce qui compte échappe au temps. Aujourd’hui comme hier, les accidents de la vie poussent des personnes de toutes origines et conditions sociales dans le fossé de l’exclusion. »

On pourrait croire, à partir de là, que Stardust relève essentiellement du témoignage et vaut comme une sorte de document, fût-il littéraire, sur un certain état de la société dont nous ne serions pas sortis. Ce n’est pas absolument faux, mais c’est bien sûr insuffisant : il y a une force de la narration, et une espèce d’épaisseur temporelle dans le travail du souvenir, proche encore à l’instant de l’écriture, et s’éloignant au moment de sa reprise, qui font du livre une œuvre vraiment originale, d’une qualité d’émotion assez rare.

Le travail du roman est bien d’essayer de recoller ces parts de soi, de joindre les femmes d’ailleurs et d’ici, d’hier et d’aujourd’hui, dans une identité qui ne soit pas simplifiée.

Léonora Miano raconte en chapitres courts quelque chose comme un apprentissage, et peut-être une descente aux enfers, dans ce foyer du 19e arrondissement de Paris, rue de Crimée, où un monde dont on ne parle pas d’ordinaire réunit des recalées de la vie. Elle propose des pensionnaires qu’elle y rencontre des portraits souvent allusifs, mais toujours frappants, comme si trop s’y attarder revenait à prendre le risque d’y demeurer fixée. C’est alors une jeune femme de 23 ans, accompagnée de sa fille Bliss, qui a connu déjà de la France les cours d’une université de province, où les préjugés de ses camarades sur l’Afrique l’ont proprement sidérée : elle a pu, ainsi, leur faire croire sans difficulté qu’au Cameroun elle vivait dans un arbre… pour un peu, explique-t-elle, ils auraient admis qu’elle avait rejoint la France à la nage !

De cette France, et de ce qu’elle peut représenter pour des Africains comme elle, et donc de ce qu’y demeure de la colonisation, elle parle avec une sorte de lucidité décapant tous les clichés : il y a là quelque chose d’un décillement, indigné mais posé, en définitive, d’autant plus fort qu’il ne dérive pas vers quelque lyrisme dénonciateur débordant. Sécheresse dans le trait, rage bue : peut-être est-ce précisément le travail du temps, les années d’« amendement » de ce texte dont la révolte n’est pas éteinte, qui lui donnent cette sorte d’efficacité dans le tableau pourtant désespérant d’une marge tue de notre société.

Le plus remarquable, dans un tel tableau de « passagères » souffrantes et reléguées, cette espèce de « fosse commune », comme l’écrit Léonora Miano, où l’on essaie de faire encore semblant de vivre et dont elle voudrait surtout que sa fille ne se souvienne jamais, c’est l’absence de complaisance avec laquelle il est représenté : nulle idéalisation d’un supposé refuge, aucun angélisme dans la présentation de ces femmes qui gardent toute leur personnalité.

Leur bien hypothétique fraternité, ainsi, n’est jamais réduite à quelque schématisation sociale ou politique : il y a de la violence, de la complexité et du mauvais esprit dans l’esquisse de ces figures poignantes, simples passantes ou pures héroïnes potentielles, Virginie, Maya, Prudence, Véronique… L’écrivaine elle-même ne transforme pas ce qu’elle fut, la rudesse de son caractère, voire le scabreux des situations où elle se retrouve. « Louise est froide, constate-t-elle. Glacée. Tout le temps. ». Le texte en acquiert une sorte de vérité inconfortable, presque râpeuse, qui en fait le prix spécial et nous oblige à affronter, aussi, des plaies françaises.

Le monde que découvre Louise dans le foyer d’insertion, « à Crimée », est d’abord un monde de femmes, et l’une des qualités du livre est d’adopter sans artifice ni présupposés militants ce point de vue « genré », dont il arrive même, non sans humour, que la narratrice s’agace…

Celle-ci, ainsi, n’hésite pas à intervenir dans le récit, glissant la ponctuation de son « je » dans la suite des tribulations à la troisième personne de son double Louise, et cet effet de distance est aussi une manière d’inscrire le livre dans la problématique de la transmission, puisque dès l’initiale, l’auteure s’adresse à sa grand-mère, en l’interpellant en langue douala du Cameroun : Mbambe… Ainsi l’écart géographique entre l’Afrique et ce Paris des profondeurs (de l’âme) se double-t-il d’une réflexion sur la distance entre générations : où se situer, quand on n’a pas de « chez soi » sûr, que l’on a été élevée par ses parents dans le culte de la littérature occidentale, par exemple, et qu’on ne sait plus quelle culture on peut faire vivre sincèrement en soi, quand on sent ses racines floues ?

Dans une belle page de Stardust, le personnage de Louise observe des femmes africaines qui sont comme derrière la vitre de sa propre étrangeté à elle-même…

« Derrière la vitre, un groupe de femmes subsahariennes. De l’Ouest, du centre. Elles parlent à voix haute. Avec force interjections, onomatopées, battement des mains. Louise n’est plus habituée à cela. Les trouve bruyantes. Elle se font des tresses avec des rajouts synthétiques pour s’inventer des cheveux longs. (…) Leurs enfants sont là. Ils courent, ils jouent. Ils sont nombreux. Les mères également. Cela donne une impression de désordre. Au cours de la séance de tressage, elles semblent aussi gaies et détendues que dans une cour là-bas, sur le Continent. Elles sont dans leur monde. Rien n’a de prise sur elles. De là où elle est assise, Louise les entend parfaitement. Elle écoute leurs conversations sans rien laisser paraître, sans les rejoindre. Elle voit dans leurs yeux quand elles se croisent ici et là, qu’elles ne comprennent pas cette distance. Elles savent qu’elle vient du Continent. (…) Elle ne leur dira pas que l’Afrique lui est devenue une blessure. Plus elle y pense, moins elle a le sentiment d’avoir sa place. Louise se dit qu’il est trop tard. Qu’il est absurde de devoir s’intégrer chez soi. Elle est sans territoire. (…) Ces femmes sont une part d’elle-même. Une plaie léchée durant toute son adolescence, quand elle ne lisait que les auteurs caribéens et afro-américains, pour retrouver le monde dont ses parents l’avaient privée.»

Le travail du roman, qui donc traverse le temps comme pour laisser dans le tracé des événements quelques poussières d’étoile à destination d’aujourd’hui, est bien d’essayer de recoller ces parts de soi, de joindre les femmes d’ailleurs et d’ici, d’hier et d’aujourd’hui, dans une identité qui ne soit pas simplifiée : une identité qui assume les violences subies, mais demeure ouverte aux promesses heureuses, aux victoires sur nos faiblesses, contre les injustices de la société. Le premier roman de Léonora Miano a quelque chose, en ce sens, d’un livre de sagesse.

Stardust, Léonora Miano, Grasset, 2022


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire