La doublure intérieure du désastre écologique
Il y a 60 ans, Rachel Carson montrait pourquoi la « guerre contre la nature » des sociétés industrielles est en réalité « une guerre contre nous-mêmes »[1]. Elle rassemblait dans Printemps silencieux les preuves de cette autodestruction sous son aspect physique – à commencer par les cancers induits par les pesticides. C’est ici l’indissociable versant moral de cette guerre contre la nature que nous voudrions aborder, en mettant en lumière les conséquences psychologiques morbides du « partage moderne » entre nature et culture. Cette perspective est aussi une invitation à cesser de penser séparément intérieur et extérieur, âme et Terre, névrose et extinction.
La guerre contre nous-mêmes
La semaine dernière, dans une chambre funéraire du cimetière Saint-Pierre à Marseille, je me suis recueilli devant le corps de S*, entièrement recouvert d’un drap blanc. C’était l’ancienne épouse d’un ami proche, et aussi la maman de deux jeunes filles. Elle s’est jetée par la fenêtre, à l’âge de 46 ans. Son visage n’était plus visible.
Son geste me hante – non pas parce que je le trouve aberrant, mais au contraire, horriblement familier. Angoisses, dépression, burn-out, insomnies, phobies, obsessions, sentiment d’irréalité, dissociation mentale, paranoïa, pulsions de destruction et d’auto-destruction… Tous ces maux, nous sommes nombreux·ses à cohabiter tant bien que mal avec eux ; mais, pour tout un tas de raisons, sans doute respectables, qui vont de la pudeur au déni, nous préférons les tenir dans l’ombre ; et ils sont d’autant plus actifs et puissants qu’ils ne sont pas verbalisés, pas écoutés, pas formulés publiquement, pas travaillés collectivement – et pas mis en relation avec d’autres phénomènes morbides de notre temps.
Comme si cette détresse, venue du fond de la nuit, était le fruit d’une défaillance personnelle dont nous devions avoir honte, et contre laquelle il fallait lutter avec fermeté ; comme si elle ne concernait que notre histoire intime, familiale… et pas notre vie commune. Comme si ces maux ne pouvaient faire l’objet, au mieux, que d’une thérapie individuelle, dans le secret d’un cabinet – et non pas d’une réflexion politique.
Le mal-être est pourtant la chose du monde la mieux partagée – au point que la névrose est souvent définie comme la condition de l’humanité moderne[2]. Dans quelle mesure peut-on séparer cette « condition névrotique » du fait que nous faisons partie d’un monde qui a détruit l’idée de nature[3] et mis en œuvre l’extinction de la vie sur Terre ? Peut-on considérer la morbidité psychologique sans la mettre en lien avec la morbidité écologique – et inversement ?
Les raisons de cette séparation sont nombreuses. La première touche à l’idée que nous nous faisons de notre intériorité ; la seconde, à l’idée que nous nous faisons de la crise écologique ; et la troisième, à l’idée que nous nous faisons de la névrose. Mais pour peu qu’on reconsidère ces trois éléments – notre âme, la terre, nos angoisses – à la lumière des pensées de l’écologie, un autre paysage ontologique et éthique se dessine.
Notre intériorité animale
Pour les modernes, les phénomènes psychologiques relèvent d’un niveau de réalité qui appartient à la sphère de la subjectivité – ontologiquement distincte du reste des éléments (politiques, naturels…) du monde extérieur objectif. Et dans une perspective freudienne, la profondeur de cette sphère psychologique ne ferait que renforcer son autonomie ; le fond de l’inconscient renvoyant soit à l’ancienneté de l’héritage enfantin ou culturel, soit au sous-sol d’une libido bestiale et anonyme[4].
Mais si, avec les pensées de l’écologie, on comprend la vie terrestre comme une société de sociétés, au sein desquelles s’inscrivent les sociétés humaines, et qu’on relie cette compétence sociale fondamentale à l’existence d’une subjectivité animale[5], alors on ne pourra plus tenir l’intériorité pour une prérogative humaine – et on sera amené à distinguer intériorité et conscience.
Si, avec les pensées de l’écologie, on conçoit tous les vivants comme pourvus d’une intériorité, alors on pourra envisager la pleine continuité entre ce qui se passe dans le monde et ce qui se passe en nous, cela étant uni et continu. Et si, avec les pensées de l’écologie, on essaie de définir en quoi consiste cette intériorité, on ne pourra pas la tenir pour une substance immatérielle et subjective (opposée à une substance matérielle et objective qui serait celle de notre corps et du monde), mais plutôt comme la doublure intérieure indissociable de nos vies physiques – puisque chez les êtres vivants, il n’existe aucune « physicalité » qui ne soit dotée d’une « intériorité », et inversement[6].
Nous pouvons du reste sentir et concevoir aisément que notre vie intérieure plonge ses racines très profondément dans notre être physique, et que notre vie physique résonne d’une vaste symphonie intérieure. Cette vie intérieure nous vient du fond des temps, possède son dynamisme propre, ses structures, son « anatomie[7] », de sorte que le psychisme constitue un héritage aussi ancien que celui de notre corps, qui nous est donnée lui aussi tout entier à la naissance. C’est par exemple une conviction centrale du psychologue Carl Gustav Jung :
« Le corps a une préhistoire anatomique de millions d’années – de même le système psychique ; et comme le corps humain moderne représente en chacune de ses parties le résultat de ce développement et que partout transpercent les étapes préalables de son présent – il en va de même de la psyché. (…) La conscience commença, selon la perspective de son développement historique, dans un état quasi animal auquel nous donnons la valeur d’inconscience ; de façon analogue, l’enfant répète cette différenciation[8]. »
Cette vie intérieure de notre corps vivant, on peut l’appeler psychisme ou, selon un mot archaïque, âme – du latin anima, souffle, qui donne aussi le mot « animal »[9]. Il faudrait alors définir notre subjectivité non pas comme une conscience transcendante, mais plutôt comme une subjectivité naturelle, une intériorité animale – au double sens de sa réalité d’âme et de son ancrage dans l’histoire terrestre de la vie.
Dans la mesure où cette vie intérieure possède tout autant d’empirie et d’autonomie que le monde extérieur, elle se prête à des expériences et à une connaissance expérimentale parfaitement analogues à celles qui nous font connaître le monde hors de nous. « La psychologie opère avec les idées et les autres contenus mentaux comme la zoologie avec les différentes espèces animales[10] ». C’est ainsi que Jung a été contraint, dans l’élaboration de son savoir empirique et scientifique de la psyché, à étendre l’idée de nature à l’ensemble formé par la physicalité et l’intériorité, l’âme et le monde. Il retrouvait ainsi, par-delà la modernité, la notion complète de l’idée de nature – cette physis intégrant l’humain corps et âme.
La guerre contre la nature
À partir de cette conception de la Terre comme d’une société de sociétés formée par des vivants doués d’une intériorité, on peut envisager d’un autre œil la réalité de la « crise écologique ».
Techniquement appelée « sixième extinction de masse », la destruction en cours de la vie sur Terre est le résultat de deux actions principales des sociétés modernes. D’abord l’industrialisation de la campagne, c’est-à-dire la production massive d’une nourriture aussi nocive pour la santé des humains que pour la vie des sols, et fatale pour les mondes et les savoirs paysans. Et ensuite, la corrélative industrialisation de la ville, un mode d’habitat humain – caractérisé par le gigantisme, l’étalement urbain, les routes, la voiture – qui détruit les habitats des vivants.
Cette dimension mortifère est invisibilisée par des descriptions inexactes, techniques, métaphoriques, euphémistiques… de la « crise écologique ». Il ne s’agit pas simplement d’une crise climatique, ni d’une insuffisante « protection de la nature », encore moins d’une future ère géologique – il s’agit de la destruction méthodique et exponentielle de la vie terrestre par les sociétés industrielles, d’une administration de la mort – d’une nécropolitique[11].
Cette administration de la mort n’est pas un accident de la société industrielle, mais son accomplissement interne ; elle n’est même pas en contradiction avec les valeurs fondatrices de l’Occident moderne, mais résonne au contraire de façon cohérente avec la grande idée, morale et métaphysique, d’une dignité absolue de l’Homme et de la guerre corollaire qu’il se doit d’entreprendre contre la Nature. Le projet moderne dont nous héritons tous – et il serait présomptueux de s’en croire épargné –, c’est l’idée que nous gagnons notre humanité à travers cet effort individuel et collectif de nous arracher à notre condition naturelle. Cette conception dénaturalisante, caractéristique des sociétés industrielles, a été mise en place en Occident aux XVIe et XVIIe siècle avec la science moderne, le protestantisme, la conquête des Amériques, l’invention du capitalisme et des États-nations, l’esclavagisme – tout ce qu’on en est venu à appeler « civilisation ».
Cette destruction a lieu depuis quatre siècles, mais elle a atteint une intensité inédite depuis la victoire du « monde libre » à la fin de la Seconde Guerre mondiale, notamment avec la mise en place de vastes complexes transnationaux entre États / grands groupes industriels / armées[12] pour qui concerne notamment la production d’énergie, l’agriculture, les transports, les communications… Ce système nécropolitique est ce qui a été appelé, à partir du discours d’investiture du président Truman de 1949, le « développement », pour prendre la relève du projet colonial[13].
Peut-on être citoyen·ne d’une cité malade, membre d’une civilisation mortifère, et avoir une vie intérieure placée sous le signe de l’amour et de la paix ? Peut-on être « civilisé » de la sorte, sans être agité de pulsions morbides ? On a beaucoup insisté, et à juste titre, sur les conséquences psychiatriques de la colonisation pour les colonisés – mais il ne faut pas sous-estimer la gravité de la psychopathologie des colons[14] ; et la prise en charge de cette maladie peut être conçue comme faisant pleinement partie du travail décolonial.
Le grand clivage
Peut-on participer à un monde qui conçoit et traite la nature comme une réalité non-humaine, extérieure, inerte – et ne pas avoir de problèmes d’identité en tant qu’humains nés de la terre[15] ? Pour qui, pour quoi faut-il se prendre – que faut-il être devenu – pour pouvoir se penser hors nature ?
Que se passe-t-il lorsque nous nous rapportons à notre intériorité animale en la concevant comme une conscience transcendante ? Trier en nous ce qui relève de la « raison » et de la volonté, pour le mettre à l’abri des forces obscures du désir, de l’imagination et du sentiment – ne serait-ce pas là la version intime de la guerre contre la nature ? L’identification exclusive de soi au pôle conscient, la déconnexion de ses propres affects, l’ignorance de ses propres profondeurs, le déni d’âme autant que d’animalité : tout cela fait courir au conscient le risque d’être submergé par un raz-de-marée de contenus refoulés, qu’il ne va pas reconnaître – et je vais apparaître étranger à moi-même, aliéné, envahi, possédé. Typiquement occidental, ce rejet de l’âme par le conscient manifeste une analogie structurelle avec le partage moderne. Vu sous cet angle, le partage moderne ne constituerait pas seulement une erreur philosophique, mais un symptôme psychopathologique.
Avant même l’apparition du mouvement écologiste, cette hypothèse est formulée à plusieurs reprises par Jung :
« L’attitude consciente de mon malade est tellement unilatérale, intellectuelle et rationnelle, que la nature en lui s’emporte et se déchaîne, anéantissant tout son monde conscient de valeurs.[16] »
Ou encore :
« Parmi les malades dits névrotiques d’aujourd’hui, bon nombre, à des époques plus anciennes, ne seraient pas devenus névrosés, c’est-à-dire n’auraient pas été dissociés en eux-mêmes, s’ils avaient vécu en des temps et dans un milieu où l’homme était encore relié […] à la nature vécue et non pas seulement vue du dehors ; la désunion avec eux-mêmes leur aurait été épargnée.[17] »
Traduit en termes psychologiques, le partage nature/culture constituerait donc une sécession du conscient vis-à-vis de la profondeur naturelle de l’âme, sécession qui entraînerait une compensation de l’inconscient, sous forme de névrose. Assignés comme nous le sommes à cette tâche impossible de nous séparer de la nature, nous parviendrions cependant à nous séparer de nous-mêmes – c’est-à-dire à devenir névrosés, ou à voir s’éteindre notre âme. Dans une culture où l’idée de nature est morte, où l’extinction fait rage, les âmes aussi tombent malades et meurent ; et cette épidémie moderne est ce qu’on appelle névrose. Ce que la modernité tente en vain de vouloir « partager » en deux, elle le tue au-dehors, et elle le clive au-dedans ; l’impossible « grand partage » tournant ainsi au grand clivage.
Combattre et soigner
Cette structure clivée, on la retrouve démultipliée dans nos structures socio-économiques. Ainsi barricadés contre nos propres sentiments par notre Moi, contre les bactéries par les antibiotiques, contre les rivières par nos infrastructures, contre les peuples des Suds par les frontières de nos États-nations, contre les « terroristes » par la « guerre contre la terreur » (une variante de la guerre contre la nature) – nous autres Modernes, assiégés par la peur, obsédés par la force matérielle, pensons œuvrer à maximiser notre sécurité, en créant au contraire les conditions d’une catastrophe à la fois psychique, sanitaire, écologique et géopolitique.
Dans ce contexte moral de scission, de dissociation, de séparation et de mort, la question centrale de notre siècle devient donc celle de la santé et de la guérison – de la Terre, de nos corps, de nos âmes. De la façon dont on va pouvoir retrouver et libérer les puissances de la vie. De la façon dont on va pouvoir renaître et engendrer, continuer à naître et à faire naître (selon le sens étymologique du mot « nature »[18]). Lutter contre le désastre écologique, ce serait donc être à la fois un combattant et un soignant : un combattant qui lutte contre les crimes et les mensonges du front moderne ; et un soignant, à l’arrière du front, qui répare le tissu dévasté des âmes et des vivants.
Parce que les deux crises sont indissociables, on ne peut résoudre l’une sans résoudre l’autre : une société de gens malades ne saurait être compétente pour prendre soin de la vie sur Terre ; et on ne peut pas être en bonne santé au sein d’une Terre où la vie se défait. Sixième extinction et névrose – deux variétés de la même dégradation de la vie – seraient dans cette hypothèse les deux volets du retour négatif adressé au projet moderne. L’enjeu des pensées de l’écologie – mettre fin à la guerre contre la nature – serait alors, en supplément des immenses luttes politiques et sociales, aussi un enjeu de thérapie collective. Et une réponse complète à la crise écologique ne pourrait se passer de la profondeur psychologique.
Tel est le projet de l’« écopsychologie », un courant de pensée officiellement ouvert dans les années 1990 par Theodore Roszak, mais qui est déjà central dans l’œuvre de Jung.