Littérature

L’Algérie en deux tragédies – sur des romans de Kaouther Adimi et Mathieu Belezi

écrivaine et enseignante

Avec Au vent mauvais, Kaouther Adimi évoque une révolte de soldats algériens de la Seconde Guerre mondiale bloqués en France et interdits de rentrer chez eux. Avec Attaquer la terre et le soleil, Mathieu Belezi s’empare de la colonisation française en Algérie au 19e siècle. Deux romans qui diffèrent par leurs constructions narratives mais dont les tragédies se font écho.

L’Algérie inspire deux beaux romans extrêmement différents par leur construction narrative et les points de vue adoptés, par leur chronologie aussi, mais semblables par la pureté de leur style, la tragédie à laquelle ils se confrontent et la force de leur propos : Au vent mauvais de Kaouther Adimi et Attaquer la terre et le soleil de Mathieu Belezi.

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Le roman de Kaouther Adimi a pour point de départ narratif un sujet totalement méconnu, dont elle a découvert l’existence en allant enquêter dans les archives départementales des Yvelines. Une révolte de soldats dits « africains » (pour beaucoup en fait nord-africains) enrôlés dans l’armée française pendant la Seconde Guerre Mondiale, et qui attendirent des semaines à Versailles dans des conditions déplorables l’autorisation de rentrer chez eux en Algérie notamment. À travers l’histoire de Tarek, jeune berger qui sera l’une des figures de cette révolte, on touche du doigt le drame de ces hommes qui étaient suffisamment français pour se battre à Monte Cassino et libérer l’Europe, mais qui ne le furent plus suffisamment pour être traités avec la justice à laquelle ils avaient droit une fois la guerre finie, et gagnée.

Kaouther Adimi raconte, avec un sens aigu de la narration, les brimades, les humiliations, la ségrégation de ces dizaines de soldats entassés dans une caserne infâme à Versailles, et à qui les cinémas, les cafés, les restaurants, étaient interdits.

Son roman s’articule autour d’un trio de personnages. Outre Tarek, le berger, son frère de lait Saïd, le lettré devenu écrivain. Autant l’un est pauvre, fils d’une mère muette et d’un père mort au travail le lendemain de sa naissance, autant l’autre vient d’une grande famille algérienne, cultivée et pétrie d’idéaux. Le père de Saïd est en effet un imam qui fait l’instruction des enfants du village et à qui le gouvernement colonial interdit en 1937 de leur enseigner l’arabe.

Tous deux sont très opposés mais leur enfance commune a créé entre eux un lien indéfectible, autour aussi de leur amitié vite muée en amour pour Leila, la jeune fille mariée trop tôt, à 15 ans, qui s’enfuit du domicile conjugal avec son fils pour échapper à un mari qu’elle n’avait pas choisi, vieux et frustre, et qui se réfugie chez un personnage du village, une femme âgée, qui fabrique des poteries et défend une certaine idée de la liberté des femmes. Ce personnage solaire et solide est une incarnation d’une Algérie rêvée, celle qui n’adviendra pas avec l’indépendance, où seront trahis les idéaux de Tarek et de Saïd.

Car la guerre d’indépendance survient et bouscule tout. Tarek le jeune héros s’engage auprès des nationalistes algériens. Il prend des risques. Assiste à des scènes terribles de violence, en réchappe, marqué à vie. Il quitte le village, laissant Leila l’attendre avec les enfants, dans une maison qui est la leur, qui est la marque de leur rêve commun. Pour trouver du travail il part vivre à Alger, s’embauche comme il peut mais les temps sont durs. Le rêve de l’indépendance et d’une Algérie libre et démocratique est en train de s’éteindre. C’est la « grande désillusion » dont parle Albert Memmi dans Portrait du Décolonisé.

Le coup d’État militaire de Boumediene de 1965 jette une chape de plomb sur la liberté toute neuve. Tarek s’en aperçoit. Il a perdu la trace de son ami Saïd, devenu écrivain célèbre. Un jour à Alger, Tarek tombe sur le tournage d’un film. Cette mise en abîme de la guerre et des combats de rue, des attentats, évoqués dans le roman par la présence de La bataille d’Alger, est sans doute l’une des grandes trouvailles de Kaouther Adimi. La rencontre de l’ancien berger Tarek avec le réalisateur italien Gillo Pontecorvo permet à l’autrice de faire le lien avec sa propre histoire, elle qui a écrit ce roman pendant sa résidence à la Villa Médicis à Rome. Pontecorvo a obtenu du FLN l’autorisation de tourner à Alger, avec des figurants locaux, tous amateurs. Même les soldats français doivent être joués par des Algériens.

Tarek refuse de jouer la comédie, de faire l’acteur, mais il se retrouve embarqué sur le tournage comme homme à tout faire du réalisateur. Il le guide, l’assiste, le mène sur les lieux où se sont déroulés quelques années plus tôt les combats réels. Et finalement, en partant, Pontecorvo lui propose de le suivre à Rome. Mais Tarek refuse. Il lui faudra passer par l’émigration en France, la vie en foyer Sonacotra, pour qu’un jour il se décide à partir en Italie.

Devenir sujet d’un roman, c’est aussi en devenir l’objet. C’est ne plus s’appartenir.

Le roman se fait alors plus onirique. C’est la tentation de Rome, pourrait-on dire. Tarek écrit à sa femme, à ses filles, mais il faudra un scandale, le scandale d’un livre, celui de leur ancien ami Saïd, pour le ramener de force à la maison, au pays.

Là, Kaouther Adimi s’interroge sur ce que la littérature fait à ceux qui en sont l’objet, en particulier lorsqu’ils n’y ont pas eux-mêmes accès. On sent qu’à travers la tempête déclenchée par le roman de Saïd, c’est sur elle-même comme écrivain qu’elle réfléchit. Qu’a-t-on le droit de faire aux personnes réelles dont on se sert comme personnages ? Quelles conséquences pour leur vie que de se trouver ainsi projetées dans l’espace de la fiction ? Pour des gens simples, sans éducation, sans accès à la lecture et moins encore à l’écriture, comme les personnages de Leila et Tarek, la projection dans le roman est terrible. De même que dans la vie réelle, les grands-parents de Kaouther Adimi, qui ont inspiré ces personnages, voient leur univers transformé par la mise en récit faite par leur petite-fille.

Devenir sujet d’un roman, c’est aussi en devenir l’objet. C’est ne plus s’appartenir. C’est être happé, vampirisé. Lorsque le décalage social entre les sources d’inspiration et l’auteur, entre les écrits (au sens de ceux qui ont été écrits) et l’écrivant, s’aggrave d’un fossé culturel, le risque de détruire quelque chose d’eux-mêmes en les objectivant ainsi est plus que jamais critique.

C’est ce qui fait la beauté et la douleur du roman de Kaouther Adimi. Sa force et sa pudeur aussi.

*

De l’autre côté de l’histoire, l’Algérie coloniale à travers deux points de vue différents mais tous deux du côté des colonisateurs. Tel est le projet de Mathieu Belezi dans son nouveau roman, Attaquer la terre et le soleil. Le souffle lyrique de ce texte lui donne un aspect épique. Car il s’agit de guerre et de conquête. Il s’agit de sang et de larmes. De femmes et d’hommes devenus quasiment fous sur une terre où ils sont envoyés au nom de la France.

Attaquer la terre et le soleil est un texte où s’entrecroisent deux récits, l’un dont les chapitres s’intitulent « Bain de Sang », et l’autre « Rude Besogne ». On est loin du réalisme biographique de Au vent mauvais. On bascule par l’écriture dans l’autre côté de la tragédie de la colonisation : celle des colons eux-mêmes pris au piège d’une histoire qu’ils ont cru écrire mais qui n’a jamais été la leur.

Le roman se passe au XIXe siècle. D’un côté, on suit le destin tragique d’une famille partie à la faveur d’une mesure destinée à donner des arpents de terre à tous ceux qui voudront bien traverser la Méditerranée pour aller les cultiver. De l’autre, il y a l’armée de conquête de l’occupation, dont les soldats sous les ordres de leur capitaine, accumulent massacres, viols, pillages et actes de barbarie en tous genres pour asseoir la domination sur les villages colonisés.

La folie de cette entreprise apparaît à travers l’ubris du capitaine qui répète comme seul mantra à ses troupes : « nous ne sommes pas des anges ». On pourrait même dire qu’il s’agit là d’une antiphrase tant ce sont les derniers cercles de l’Enfer que vivent les populations sous le joug. Un épisode terrible de la conquête est ainsi relaté : celui où des villages entiers, terrorisés, se réfugient dans des grottes profondes et étroites où il est impossible à l’armée de pénétrer. Alors le capitaine décide d’enfumer ces grottes, provoquant la mort par asphyxie de centaines de personnes, hommes femmes et enfants.

Ne reste que la mort et la douleur d’un retour en arrière impossible.

L’autre point de vue dans le roman, comme un pendant, est celui des colons misérables poussés par la misère de l’autre côté de la Méditerranée, et au fond plus jouets de l’histoire qu’acteurs glorieux d’une prétendue conquête. C’est le destin des pauvres diables partis en Algérie pour travailler la terre qui n’est guère plus enviable que celui des colonisés eux-mêmes à cette époque. Ballotés sur des radeaux de fortune, parqués dans des baraques à leur arrivée, décimés par le choléra, ils finissent par s’installer péniblement dans des camps qu’ils tentent de transformer en villages, puis finalement créent des villages mêmes.

Mais à chaque instant ils se trouvent confrontés à tout ce qui les dépasse et avant toute chose à ce pays qui n’est pas le leur, qui leur est hostile. Ils doivent affronter tous les dangers et pour la majeure partie d’entre eux la mort.

La mort frappe de toute part et sans distinction d’âge, de sexe, de responsabilité ou d’innocence. Car la responsabilité incombe évidemment à ceux qui ont décidé de ces expéditions, de ces folles politiques de conquête et de colonisation. Mais la responsabilité est aussi celle de tous ceux qui outrepassent la limite, la mesure, la décence, ceux qui se croient trop puissants, et ainsi tous sont frappés, tous ceux qui participent de près ou de loin à cette idéologie folle, l’idéologie colonialiste, tous sont contaminés par son ubris, par la violence intrinsèque qu’elle porte en elle.

Sans qu’il soit besoin pour l’auteur de faire un pamphlet politique, on peut dire que tout le programme de cette colonisation française de l’Algérie, encore à ses débuts au moment du roman, lorsqu’au XIXe siècle, la France envoie des familles de jeunes colons défricher des terres, porte en germe la violence à venir. Ces familles ce sont des couples, avec enfants, qui partent pour un interminable voyage comme des exilés misérables plutôt que des aventuriers héroïques. Ces familles sont animées par des femmes, et ce sont des voix de femmes que l’on entend dans ce pan du livre.

En particulier une d’entre elles, Séraphine, qui affronte toutes les plaies de cette terre maudite : après un voyage terriblement éprouvant, l’installation et très vite, l’épidémie. Alors il faut reprendre le labeur, le soc et la charrue, et recommencer. Elle perd deux de ses enfants. Elle voit mourir sa sœur, son beau-frère. Elle perd toutes ses illusions, là encore. Comprend qu’elle a été le jouet non pas du destin mais de décisions absurdes prises au-delà d’elle, contre elle et les siens, et qui les ont détruits, comme ces militaires français qui sont censés les protéger et qui se perdent dans la folie de la guerre et de la barbarie. C’est l’illusion d’une conquête au nom de la civilisation qui ainsi s’évanouit. Ne reste que la mort et la douleur d’un retour en arrière impossible.

 

Kaouther Adimi, Au vent mauvais, Le Seuil, 272 pages, août 2022

Mathieu Belezi, Attaquer la terre et le soleil, Le Tripode, 160 pages, septembre 2022

NDLR – Sous le titre « Bain de sang », Mathieu Belezi avait confié à AOC en 2021 un extrait de son roman alors en cours d’écriture.


Aurélie Filippetti

écrivaine et enseignante , Professeure agrégée à Sciences Po, ancienne ministre de la Culture

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