Art contemporain

Cartographie affinitaire – sur l’exposition « Amitiés, créativité collective »

Journaliste

En saluant les vertus créatrices des liens amicaux qui unissent entre eux certains artistes dans l’histoire de l’art, depuis le début du XXe siècle jusqu’à nos jours, « Amitiés, créativité collective », une exposition du Mucem conçue par l’artiste Jean-Jacques Lebel et la conservatrice Blandine Chavanne, célèbre les œuvres collectives comme des vraies utopies picturales ou politiques.

Maurice Blanchot définissait l’amitié comme un sentiment d’étrangeté au monde partagé inconditionnellement avec un autre. Admirable définition, suggérant que ce qui constitue un lien amical ouvre souvent des espaces de création communs qui, dans leurs formes d’expression, peuvent aller du silence à la colère, du mutisme à l’effervescence créatrice. Ainsi comprise, cette amitié a traversé une partie de l’histoire de l’art moderne et contemporain, au-delà des groupes « officiels », des écoles, courants ou collectifs (Fauves, impressionnistes, expressionnistes, dada, surréalistes, Fluxus, Pop art, nouveaux réalistes, art conceptuel, figuration libre…) qui ont toujours remis à sa place la mythologie de l’artiste isolé dans sa tour d’ivoire triomphante.

publicité

Inspirée par cette fécondité créative propre à l’amitié, la riche exposition du Mucem, « Amitiés, créativité collective », proposée par l’artiste Jean-Jacques Lebel et la conservatrice du patrimoine Blandine Chavanne, élabore ainsi un récit latéral et inédit dans la manière de considérer la vie artistique. Plus encore que la force des collectifs organisés, des mouvements constitués ou même des couples et fratries, la puissance des amitiés inconditionnelles nourrit des formes de créativité libres et incandescentes.

L’amitié génère par elle-même des gestes créatifs qui n’ont qu’elle comme ressort premier. Entre amis, on se lâche, on s’élance, on s’amuse. Comme si la seule présence d’un ami dans sa vie, même éphémère, protégeait et débloquait à la fois, activait l’audace, conjurait la peur, levait la censure en soi. Jean-Jacques Lebel, qui n’a jamais cessé depuis les années 1950 de faire de l’amitié le lieu et l’origine du travail artistique, le précise : « On pourrait croire que le collectif empêcherait l’individu d’explorer à fond son imaginaire, mais c’est tout le contraire : le collectif suscite des embardées, des schizes et des désirs imprévisibles auxquels l’individu seul n’a que très difficilement accès. »

Selon lui, « l’œuvre collective est un espace/temps expérimental, une utopie picturale, sculpturale, philosophique ou scientifique, un travail d’équipe lourd de conséquences rhizomiques dans le réel, certes, presque toujours marginalisé voire rejeté par les instances institutionnelles qui réagissent en forteresses assiégées ». Des amis, son exposition se veut l’amie. « L’amie de mes amis », aurait pu l’intituler Jean-Jacques Lebel, tant il fut proche de beaucoup d’artistes ici exposés (Breton, Kaprow, Paik, Filliou, Burroughs, Ginsberg, Guattari, Coleman…).

Au fil d’un parcours très fluide, scénographié par Joris Lipsch et Floriane Pic, mettant à disposition du public des bancs suffisamment larges pour que les visiteurs se sentent autorisés à s’y installer et prolongent l’échange logé au cœur des œuvres, l’exposition s’intéresse ainsi à ces collaborations spontanées, à des œuvres créées lors de rencontres fortuites, dans des moments où s’exprime une énergie collective.

Cette énergie collective tend souvent vers une volonté de transcender les normes esthétiques et politiques, d’en contester l’autorité établie. Attaché aux avant-gardes politiques et esthétiques, Lebel estime que les œuvres choisies parmi des collections privées et publiques « mettent en jeu et en question, par leur singularité même, l’échelle des valeurs marchandes et les codes esthétiques dominants ».

À l’image de l’une des plus célèbres œuvres de Lebel, saisie et séquestrée pendant 26 ans, le Grand Tableau Antifasciste Collectif, peint à Milan en 1960-61 avec cinq autres artistes (Baj, Crippa, Dova, Erro, Recalcati), qui visait à dénoncer les atrocités commises par les militaires français pendant la guerre d’Algérie. Un tableau sur lequel il colla un exemplaire du Manifeste des 121, pour appeler à la désertion. Si le tableau, trop grand (5 mètres sur 4) pour entrer dans les salles du Mucem, n’est pas exposé, plusieurs documents exposés rappellent l’importance de cette toile dans l’œuvre de Lebel et dans l’histoire du processus collaboratif.

Si, à la manière du Grand Tableau antifasciste collectif, l’œuvre collaborative porte souvent la marque d’un engagement politique, d’autres s’en démarquent pour toucher à des enjeux plus intimes, esthétiques ou affectifs. Le parcours démontre d’ailleurs la multitude des processus collaboratifs en dévoilant 117 œuvres créées par des groupes d’amis, à la fois artistes, philosophes, poètes, cinéastes, musiciens, réunies en cinq grandes sections thématiques, proposant plusieurs types d’élaborations intersubjectives, où le « Nous » écrase le « Moi », sans pour autant que la personnalité de chaque artiste soit effacée.

Au contraire, la proximité et l’affinité éclairent le moi d’une autre intensité, plus éclatante par sa modestie même. Bien que parfois, remarque Blandine Chavanne, l’amitié, ciment de ces œuvres, puisse « être dévorante et se transformer en hostilité ouverte », à l’image d’Arnulf Rainer et Dieter Roth dont la collaboration s’est achevée par des injures.

Lebel et Chavanne proposent ainsi une coupe transversale de l’histoire de l’art du XXe siècle, proprement saisissante en ce qu’elle révèle moins des artistes que des affinités entre artistes. Si, pour leur grande majorité, ceux ici exposés (Picabia, Arp, Hains, Villeglé, Brauner, Filliou, Beuys, Paik, Klein, Tinguely, Spoerri, McCarthy, Boltanski, Pane, Breton, Dali, Rauschenberg, Lavier, Toroni, Huygue…) ont marqué l’histoire de l’art de leur empreinte individuelle, leurs collaborations spontanées avec d’autres artistes restent souvent méconnues. Or, ces processus de créativité partagés ont aussi rythmé la vie de la scène artistique, dont témoignent ici quelques œuvres phare, autant que des œuvres méconnues

Exemples d’œuvres cultes : L’Œil cacodylate de Picabia et ses proches, en 1921, peinture aux allures de graffiti, sur laquelle on lit des noms d’artistes, de musiciens, d’écrivains et de comédiens de passage dans le salon du peintre où la toile, montée sur un chevalet à côté d’un pot de peinture, attendait leurs signatures ; le film de Francis Picabia et René Clair réalisé en 1924, Entr’acte, où le génie du peintre s’exprime dans des inventions visuelles époustouflantes (pirouettes optiques, surimpressions, délires visuels, cadrages obliques).

À leurs côtés, on découvre aussi des œuvres plus rares, dues à des associations ponctuelles d’artistes ou d’écrivains sur des projets communs. Nam June Paik et Joseph Beuys, Arman et Martial Raysse, Christian Boltanski et Gina Pane, Gilles Deleuze et Félix Guattari, Paul-Armand Gette et Bernard Heidsieck, Yves Klein et Jean Tinguely, Mike Kelley et Paul McCarthy, Pierre Huyghe et Philippe Parreno : tous ont travaillé ensemble, unis par des visions communes, par des engagements pour une cause ou un idéal, dans un rapport de connivence située dans le temps et l’espace.

Dans chacune des salles du Mucem vibre une certaine idée de l’art, proche de l’utopie artistique.

À chaque fois, quel que soit le médium et quelle que soit l’ambition esthétique ou politique de la collaboration, un sentiment d’affinité élective s’impose au regard du visiteur. Et ce, dès le début du parcours, inauguré avec une œuvre-clé qui a valeur de statement : L’Album zutique, album de 48 pages composé en 1871 à l’Hôtel des Étrangers par quatorze poètes et musiciens iconoclastes, Verlaine et Rimbaud en tête, pour réagir aux massacres de la Commune de Paris.

À l’image de cette œuvre poétique et des « cadavres exquis », initiés en 1925 par Yves Tanguy et André Masson, déployés par les dadaïstes et surréalistes – des œuvres écrites et dessinées collectivement selon le principe de collaboration intuitive ou automatique –, de multiples artistes n’ont cessé jusqu’à nos jours de se consacrer à l’expérimentation intersubjective et aux méthodes de travail coopératives. Comme le précise Blandine Chavanne, « ici, c’est le mode de production spontané, permettant de démultiplier les énergies créatrices, qui importe plus que toute autre préoccupation technique ou formelle ».

Dans cette cartographie affinitaire, des histoires émeuvent particulièrement. Comme celle qui rassemble Joseph Beuys et Nam June Paik, rencontrés à Düsseldorf en 1961. L’installation Beuys Vox (1961-1986), qui couvre toute la durée de leur amitié à travers une accumulation de leurs œuvres respectives, a la force d’un album souvenir. Ou comme celle de William Burroughs et Brion Gysin, inventeur de la technique du cut-up, The Third Mind, livre composé d’écrits recombinés des deux poètes (à la mort de Gysin en 1986, Burroughs déclara qu’il était le seul homme qu’il ait respecté). Ou comme ce Tableau Blanc de Bertrand Lavier et Niele Toroni (1982-1991), dont les deux parties distinctes se retrouvent dans un cadre commun sans se confondre. Ou comme cette affiche lacérée (leur première prélevée en morceaux dans la rue), de Raymond Hains et Jacques Villeglé, Ach Alma Manetro (1949), la partie gauche étant restaurée par l’un, la droite par l’autre. Une œuvre que personne ne savait alors voir et qui leur apparut telle une abstraction déjà là. Ravir plutôt que fabriquer soi-même.

Dans chacune des salles du Mucem vibre ainsi une certaine idée de l’art, par-delà la grandeur plastique plus ou moins évidente des œuvres exposées. Une idée proche de l’utopie artistique. Jean-Jacques Lebel rappelle ici avec force que « parce qu’elle collective, cette sorte d’œuvre est avant tout un laboratoire social et libidinal de potentialités innovantes, forcément disruptif qui à l’instar de l’Album zutique, des cadavres exquis, de l’album Free Jazz d’Ornette Coleman, des ouvrages consacrés à l’analyse du capitalisme et de la schizophrénie coécrits par Gilles Deleuze et Félix Guattari, annonce et déclenche tout à la fois de profondes mutations sociétales ».

Mais comme le souligne le philosophe David Lapoujade dans un texte du beau catalogue de l’exposition, « derrière la notion d’amitié, Lebel a en tête autre chose : il veut faire entendre le concept d’agencement collectif d’énonciation forgé par Deleuze et Guattari (dont il était proche). D’où ce montage d’œuvres collectives, ou, du moins, pluri-individuelles, poly-encéphaliques ».

En donnant à voir ce concept d’agencement collectif d’énonciation, Jean-Jacques Lebel et Blandine Chavanne défendent un art à rebours d’une conception classique, individualisante, dépolitisée et dévitalisée. Une démarche à laquelle fait écho une autre exposition collective du Mucem, « L’ami.e modèle », proposée par la Fondation Pernod Ricard, curatée par l’artiste Mathieu Mercier : une boîte à souvenirs, posée dans le hall du musée, qui célèbre à sa manière l’amitié dans l’art, à travers une accumulation de portraits d’artistes par d’autres artistes accrochés sur quatre murs, à la manière d’un salon du XIXe siècle. Où l’on retrouve les visages d’une centaine d’artistes français des vingt dernières années (Nina Childress, Rebecca Bournigault, Claude Closky, Boris Achour, Saâdane Afif, Virginie Barré, Mathieu Laurette, Natacha Lesueur, Caroline Mesquita, Jean-Luc Moulène…), qui tous ont prêté attention, via une peinture ou une photographie, à leurs ami.e.s.

En invitant ses amis artistes à exposer les traces effectives de leur propre attention aux autres artistes, Mathieu Mercier invente un dispositif aussi simple qu’émouvant, où l’idée de l’amitié s’incarne dans le foisonnement et le mouvement des images. Ces images animées par la « philia » (l’amitié chez Aristote) laissent aussi entrevoir des filiations au sein du paysage artistique hexagonal. En écho à l’exposition de Lebel, « L’ami.e modèle » salue l’amitié vive, dont Maurice Blanchot (cité par Siegried Zielinski dans le catalogue) disait qu’elle « passe par la reconnaissance de l’étrangeté commune qui ne nous permet pas de parler de nos amis, mais seulement de leur parler ».

« Amitiés, créativité collective », au Mucem à Marseille, jusqu’au 13 février 2023.

« L’ami.e modèle », au Mucem, jusqu’au 12 décembre 2022.

 


Jean-Marie Durand

Journaliste, Éditeur associé à AOC