Cinéma

Blessures de jeunesse, sagesse combattante – sur Armageddon Time de James Gray

Critique

Le nouveau film de James Gray est une fausse chronique nostalgique, qui dissimule une œuvre de combat contre l’offensive réactionnaire d’aujourd’hui. En scrutant les élans et les désarrois de l’enfance, elle permet même au cinéaste de renouveler son inspiration, et de montrer qu’il n’apparaît pas si isolé dans la galaxie du cinéma américain.

En apparence, Armageddon Time est une chronique familiale, intimiste et pointilliste, teintée d’autobiographie, et à double entrée temporelle : celle dans les années 80 (juste avant l’élection de Reagan) et celle dans l’adolescence. En apparence, toujours, le soin de sa reconstitution et son absence de grand sujet affiché peut même trahir une forme de repli dans les ambitions de James Gray. Mais cette nouvelle inspiration du cinéaste est déjà une première surprise. On ne l’imaginait pas – lui dont l’inspiration originelle croisait les codes du film criminel avec ceux de la tragédie – en cinéaste si attentif aux enthousiasmes et déceptions de l’enfance.

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Paul Graff, 12 ans – et évident alter ego du cinéaste –grandit au sein d’une famille aimante du Queens. Le jour de son entrée en 6e, une punition le prive de récréation, mais cette mise à l’écart lui permet de nouer une amitié indéfectible avec Johnny, un camarade de classe à la peau noire, redoublant et souffre-douleur du prof. Tous deux comprennent vite qu’ils n’évoluent pas tout à fait dans le même environnement. Paul grandit dans une famille nombreuse et pittoresque, où se côtoient trois générations. Johnny n’a qu’une seule mère qui survit dans un logement décati et rêve de rejoindre son frère ainé, militaire en Floride. Mais tous deux trouvent une complicité immédiate, grâce à leur imaginaire commun (conquête spatiale, superhéros) et leurs fugues dans un Manhattan dépeint en grand terrain d’aventures.

Les rêves de ces garçons n’ont rien de bien originaux, mais ils constituent la base insouciante d’un roman d’apprentissage dont les lignes se feront de plus en plus brisées. En l’occurrence, Paul doit poursuivre son éducation dans un établissement privé, où est également inscrit son frère ainé redouté. Et éprouve un lien de plus en plus fort avec son grand-père Aaron (merveilleux Anthony Hopkins), dépositaire d’une histoire familiale qui, comme celle de très nombreuses familles juives américaines, a quelque chose à voir avec l’Histoire tout court. Cette patiente construction d’une place au sein du système scolaire, d’une mémoire familiale et d’une mémoire historique place aussi le jeune Paul à une croisée des chemins intimes, où ses rêves et ses amitiés fondamentales se révèlent moins robustes qu’il l’espérait. Le tragique nait de cette confrontation qui est aussi une responsabilisation. Paul devient un esprit qui se forme, un enfant émissaire évoluant dans un monde un peu plus huppé que celui de sa famille. Derrière les injonctions à la réussite et les espoirs placés en lui, il devine aussi qu’il devra composer avec une insidieuse ségrégation dont la société américaine n’arrive pas vraiment à se débarrasser.

L’émotion construite par Armageddon Time, séquence après séquence, outrepasse de loin la simple carte postale vintage. Elle met en balance la douloureuse histoire d’une amitié brisée avec la construction personnelle d’une éthique, sans pour autant que ces deux termes ne s’opposent frontalement. La finesse du film est de faire ressentir la palette des interférences morales entre ces différentes sphères si cruciales du jeune âge (la famille, l’école, l’amitié). Parfois, d’autres logiques plus claniques, plus cruelles, et sur lesquelles des jeunes esprits ont peu de prises, s’imposent au-dessus de ces considérations. Il en sourd, chez Paul comme chez les spectateurs et spectatrices, la douleur d’une poignante incompréhension qui interdit de penser que le film est simplement « mineur » et « nostalgique ». La fluidité de sa forme, et la souveraineté de l’image de Darius Khondji réactivent peut-être la vieille antienne du « film classique moderne ». Mais le calme de ce classicisme est un leurre. Aux revers de ces souvenirs affleure une bouillante désillusion, et même une interpellation qui en fait un film véritablement pour aujourd’hui.

Pourquoi d’ailleurs un titre aux relents bibliques, Armageddon Time, pour une œuvre toute en délicatesse ? Ce hiatus productif fait rentrer du mythologique dans du familier. Quel est donc cet Armageddon, cette horloge annoncée de l’apocalypse ? Le film abat rapidement la carte politique, avec l’élection de Ronald Reagan, acte inaugural d’un âge de l’arrogance dont nous ne sommes pas encore sortis. L’ex-acteur, pas-encore-président n’apparait à l’image que dans un poste de télé, sous les sarcasmes d’Irving, le père de Paul. Son discours électoral brandit la menace que les futures générations connaitront peut-être le temps de l’Armageddon. Prophétie à la limite du grotesque, dans la ligne du messianisme dévoyé du Parti Républicain et des fantasmes idéologiques de cette décennie (transformation de la Guerre Froide en dite « guerre des étoiles » puis chimère de « la fin de l’Histoire » après la chute du Mur de Berlin). Mais James Gray ne joue pas au géopoliticien, et son film reste à la hauteur de l’appréhension du monde par un esprit juvénile. Partir en quête du secret de cette époque, c’est chercher à localiser l’épicentre, l’année zéro d’une catastrophe advenue à petit feu, celle d’une offensive réactionnaire avec laquelle nous n’avons pas fini de nous débattre.

Chez James Gray, l’ampleur romanesque et les enjeux intimes ont toujours entamé un pas de deux qui alimente le mouvement même de ses fictions.

À l’image de ce grand écart temporel entre 1980 et les années 2020, les inspirations du film sont d’ailleurs à double foyer. C’est un film entre deux âges, qui travaille la connexion secrète entre enfance et vieillesse (même si les parents sont loin d’être des personnages négligeables), découverte et sagesse, jeunesse et mémoire. C’est aussi un film qui se nourrit d’inspirations européennes revendiquées – une nouvelle variation sur « l’enfance nue » ou les « 400 coups » (comme dans le film de Truffaut, c’est un larcin fomenté par des gamins qui précipite le drame) – pour cerner un moment crucial où le rêve américain ne s’est plus montré digne de ses promesses. Aussi bien dans l’esprit d’un enfant de douze ans, que d’un point de vue historique, dans ce début des années 80, où s’opère un étrange passage de relais entre le candidat Ronald Reagan et la famille Trump qui assoit, en ces années-là, son empreinte sur New York, dans l’immobilier comme dans le soutien à l’éducation.

Dire cela, c’est réduire Armageddon Time à un simple film « démocrate bon teint », comme Hollywood en produit encore en nombre. L’ambition de James Gray est plus singulière. Elle pointe, derrière l’impuissance à maintenir une amitié, l’effarement de voir les élites assumer leur racisme, et la douleur de ne plus savoir accueillir son meilleur ami, une réelle faillite du modèle américain. Il a beau dépeindre l’apprentissage de la sagesse (mais pas une sagesse résignée), il propose aussi une réelle œuvre de combat.

Chez James Gray, l’ampleur romanesque et les enjeux intimes ont toujours entamé un pas de deux qui alimente le mouvement même de ses fictions. Les multiples traversées de l’Amazonie (Lost City of Z) ou l’épopée spatiale jusqu’aux confins de la galaxie (Ad Astra) partagent la même destination secrète : la confrontation avec le père. Scénario freudien qui trouvait dans le merveilleux dernier plan de Lost City of Z une stupéfiante traduction plastique avec cette jungle tropicale rentrant dans le salon d’une demeure victorienne.

Dans Armageddon Time, cette question des figures éducatives obéit davantage à un étoilement. La mère est aimante, le père est soucieux. Tous deux sont avides d’offrir une position sociale plus élevée que la leur à leurs enfants. Le personnage du grand-père est une réelle gageure d’écriture et d’interprétation, un personnage éminemment moral, par lequel passent les grands discours et les moments solennels, mais qui n’est jamais moralisateur.

C’est aussi lui, qui fait entrer par la puissance de sa parole, les fantômes de l’Histoire dans l’obscurité de la chambre d’enfant de son petit-fils. Ce croisement de l’intime et de l’Histoire sait se faire aussi plus ironique, quand, dès son premier jour dans sa nouvelle école privée, le jeune Paul croise un autre mentor dégingandé, qui s’avèrera s’appeler… Fred Trump (père de) et devra se confronter au discours édifiant d’une certaine… Maryanne Trump (sœur de).

Pour Paul, comme pour James Gray, le meilleur moyen de ne pas faillir est aussi de rester fidèle à ses rêves, précisément situés à la jonction de la sortie de l’enfance et de l’entrée de l’adolescence. L’épiphanie devant une toile de Kandinsky lors d’une sortie scolaire au Musée Guggenheim fournit ainsi la répétition d’un fétiche plastique, au même titre que les autocollants de la mission Apollo dont Johnny ne se sépare jamais. Toile de maître, dessins d’enfants, autocollants promotionnels, Gray filme et explore ces objets pour leur valeur de talisman. Nulle fixation régressive là-dedans, au contraire un plus profond respect pour l’imaginaire comme outil de la construction d’une identité.

Et si le cinéaste s’est emporté, lors de sa conférence de presse au festival de Cannes, contre les « films franchisés », c’est sans doute parce que ce cinéma-là ne prend pas si au sérieux que cela les rêves et l’imaginaire de ses jeunes spectateurs et spectatrices. L’emprise Marvel & Co sur le cinéma hollywoodien est un autre Armageddon, une bataille apparemment perdue pour les cinéastes et cinéphiles qui pensent encore que les moyens des studios pourraient être mis au service des visions de réalisateurs artistes. Il est courant de présenter James Gray comme le « dernier des classiques », héritier assumé de Francis Ford Coppola, troussant des « grands spectacles adultes » tout en ayant malheureusement pris acte de l’impossibilité de transformer Hollywood. Il aurait donc troqué l’hubris de son père de cinéma contre une mélancolie foncière d’astre isolé dans la galaxie du cinéma américain.

La bonne nouvelle d’Armageddon Time est qu’il n’apparait plus si seul. Sa façon de considérer avec le plus grand respect l’imagination et les désillusions de deux jeunes garçons de douze ans, en fait un cousin de Wes Anderson, pour qui « onze ans et demi reste le plus bel âge de la vie ». Le pittoresque enlevé des scènes de repas de familles ou de premier jour de classe peut même faire penser au début d’Annie Hall de Woody Allen. Et pour compléter avec une autre référence new-yorkaise des années 80, l’injonction grand-paternelle « You gonna be a Mensch » peut aussi résonner avec le titre-slogan de Spike Lee : « Do the right thing », film qui lui aussi confrontait les générations et cherchait la juste voie personnelle pour ne pas abdiquer face au racisme et à l’injustice.

Avant Armageddon Time, on n’aurait jamais pensé rapprocher James Gray de ces trois cinéastes-là – aux styles et aux registres très éloignés – signe que volontairement ou non, d’autres voix peuvent venir en écho à sa poignante écoute de ses blessures secrètes d’enfance. Preuve aussi que dans sa croisade autant morale qu’esthétique, il n’est ni si démuni, ni si solitaire.

Armageddon Time de James Gray, en salle le mercredi 9 novembre.


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