Art contemporain

Composer les temps – sur Time No Longer d’Anri Sala

Philosophe et écrivain

Jusqu’au 16 janvier 2023, la Bourse de Commerce consacre une partie de ses espaces aux œuvres d’Anri Sala. L’exposition, dont le titre reprend celui de la vidéo installée dans la Rotonde, déroule de 1999 à aujourd’hui le fil d’un travail dont on peut ainsi mesurer la richesse et la cohérence. De Nocturnes, court-métrage tourné en Super 16 mm, à Time No Longer, réalisé en images de synthèse, Anri Sala n’a cessé de reprendre et d’approfondir une même question, celle de la composition des temps.

Une platine vinyle en apesanteur tourne sur elle-même périodiquement : première révolution. Un disque posé sur cette platine tourne à la vitesse correspondant à son format de 33 tours par minute : deuxième révolution. Cette platine est en apesanteur parce qu’elle est située dans un module de la station spatiale internationale qui orbite autour de la terre, qui elle-même orbite autour du soleil : troisième et quatrième révolutions, plus une cinquième, celle de la terre girant sur son axe.

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Parce que la platine tourne, son bras s’approche et s’écarte du disque : irrégulièrement, la pointe touche un sillon et la musique qui y est gravée se fait entendre. Le hasard ce ces rencontres tient au croisement aléatoire des deux premières révolutions. Impossible de savoir sans de complexes calculs où et quand la pointe atterrira sur le disque et quel passage résonnera dans l’air : ici ou là, c’est-à-dire avant ou après puisque l’espace du disque quand il est touché par la pointe devient le temps de la musique.

Ce que ces quelques lignes tentent de décrire est Time No Longer (2021) une installation vidéo d’Anri Sala actuellement exposée dans la Rotonde de la Bourse de Commerce à Paris. Projetée sur un immense écran LED dont la courbure épouse celle du cylindre de béton que Tadao Ando a érigé sous la coupole, elle est la reconstitution en images de synthèse d’une scène potentielle (la platine tourne à la vitesse à laquelle elle devrait tourner si elle était effectivement dans un module de la station spatiale internationale). En plus de la platine tournant sur elle-même à distance du sol mais toujours raccordée au système électrique de la station, on voit la terre à travers un hublot, à l’horizon de laquelle, au début puis au terme des 13 minutes de la vidéo, le soleil point.

Les cinq révolutions sont bien visibles à l’image et avec elles les temps qui s’emboîtent : ceux, cosmiques, que déterminent les révolutions stellaires et celui, musical, que produit le croisement de celles, internes à la station, de la platine et du disque. Seul ce dernier temps est aléatoire et fragmenté : la durée musicale ne cesse de s’interrompre et d’aller et venir d’un point à l’autre de l’œuvre gravée. Ce qu’on entend est l’effet, impossible à prévoir précisément, de l’emboîtement de ces cycles temporels sur le bras de la platine car la révolution de cette dernière est une conséquence de celle de la station en orbite autour de la terre dont le mouvement est déterminé par la force gravitationnelle du soleil. La platine qui n’est jouée par personne est néanmoins active. Mais ce n’est pas une main humaine qui actionne son bras, c’est le jeu emboîté des révolutions gravitaires. Ainsi libérée et de l’humain et de la pesanteur, elle joue toute seule une musique trouée de silences. Et même si l’on sait qu’elle est agie par des forces qui la dépassent, sa position au centre de l’écran et les mouvements qu’on dirait chorégraphiés de son bras la dotent d’une mystérieuse puissance d’agir : en font un quasi-sujet.

Le disque posé sur la platine est celui du Quatuor pour la fin du temps d’Olivier Messiaen mais les fragments que l’on entend appartiennent tous à l’« Abîme des oiseaux », le troisième mouvement, pour clarinette seule. Messiaen le composa pour Henri Akoka, un clarinettiste juif qu’il rencontra en 1939 à Verdun et avec lequel il fut capturé et emprisonné à Görlitz, une ville de l’est de l’Allemagne, dans le Stalag VIII-A. Ce mouvement fut d’abord une œuvre autonome pour clarinette. C’est au Stalag que Messiaen eut l’idée du Quatuor et de son étrange nomenclature (violon, violoncelle, piano, clarinette) dictée par les circonstances : les instruments dont jouaient les musiciens qui étaient emprisonnés avec lui.

Dans Time No Longer, la clarinette n’est plus seule, elle est accompagnée d’un saxophone qui la suit comme une ombre portée. La proximité de leur timbre renforce cette impression de dédoublement assourdi, cette impression d’écho que souligne la spatialisation des voix. Ce mouvement du Quatuor et son arrangement (réalisé par André Vida et Olivier Goinard) ancrent la vidéo dans le temps terrestre : celui du Stalag où Messiaen le composa en 1940 et celui de l’accident de la navette Challenger qui se désintégra en plein vol le 28 janvier 1986. Un des astronautes de cette mission, l’africain-américain Ronald McNair, était aussi saxophoniste. Il avait prévu de jouer de son instrument dans la station spatiale internationale.

Ces temps terrestres – celui, suspendu, de la captivité et celui, dramatique, de la catastrophe – sont sans effet sur les mouvements de la platine mais ils accompagnent notre perception de la musique qu’elle joue avec intermittence. La durée humaine, semblent-ils nous dire, peut être à tout moment interrompue : la fin lui est essentielle, elle structure son cours. Cette fin est le signe de sa finitude. Une finitude que renforce l’impression d’abandon que la vidéo suggère. La station spatiale est vide de toute présence humaine, comme la terre que l’on voit partiellement par le hublot l’est peut-être également.

Cependant, le Quatuor de Messiaen dit aussi autre chose : que le temps musical peut s’abstraire de la durée humaine, qu’il est capable de signifier un autre temps, voire le « contraire du temps ». Comme il l’écrit dans la préface de la partition, commentant le titre du mouvement (éd. Durand, 1942) : « L’abîme, c’est le Temps, avec ses tristesses, ses lassitudes. Les oiseaux, c’est le contraire du Temps ; c’est notre désir de lumière, d’étoiles, d’arcs-en-ciel et de jubilantes vocalises ! »

La musique aurait cette puissance d’articuler les deux temps, l’humain et le stellaire, autrement dit l’humain et le divin : le temps et son contraire, l’éternelle synchronie. Et ce sont bien deux temps que la vidéo met en scène : le temps des sphères et des révolutions stellaires (auquel on identifia longtemps la musique) et celui – humain, fini et circonstancié – de la musique, qui ne peut exister sans la médiation d’instruments et de dispositifs techniques.

Cette opposition est cependant loin d’être stricte. Quand elle résonne dans l’espace de la Rotonde, la musique est autant du côté des sphères que de la durée humaine : le saxophone et la clarinette sont comme deux astres dont l’un serait de l’autre le satellite. Et ce que fait Time No Longer est précisément d’articuler ces temporalités, de leur trouver dans l’image, et le son, une commune mesure, un point d’enchâssement. Ce point est une pointe, celle du bras de la platine agie par les gravités stellaires et ce qu’elle fait entendre est une durée humaine résonant après sa fin, dans le vide, mais dont les sons accompagnent sans hiatus les mouvements cosmiques.

Cette question de la composition des temps me semble être une des questions centrales de l’œuvre d’Anri Sala. Une vidéo actuellement présentée dans l’exposition Musicanimale à la Philharmonie de Paris la pose avec une extraordinaire littéralité. Elle s’intitule If and Only If (2018). On y voit l’altiste Gérard Caussé jouer l’Elegy d’Igor Stravinsky dans un plan-séquence de huit minutes. Cette durée n’est pas celle de l’Elegy, dont l’interprétation n’excède jamais six minutes. Sur son archet, un escargot glisse. On l’a déposé à la tête de l’archet et, lentement, à son rythme, il descend le long de la baguette. Les huit minutes de la vidéo sont celles dont il a besoin pour rejoindre la main de l’altiste. Celui-ci doit accompagner jusqu’à son terme la course de l’escargot, faire en sorte que l’Elegy s’achève au moment précis où l’escargot atteint son but. Il lui faut donc allonger sa durée, ce qu’il fait en jouant successivement des voix que Stravinsky superpose, dépliant en quelque sorte la polyphonie de l’œuvre.

If and Only If est la composition de trois temps : celui, relativement fixe, de l’Elegy, celui de son interprétation par Gérard Caussé et celui de l’escargot glissant sur l’archet. Trois temps qui, afin de se composer, doivent se laisser affecter les uns par les autres. Pour respecter le rythme de l’escargot, l’interprète doit modifier la durée de l’Elegy mais il doit aussi jouer sans mettre en péril la course de l’animal, en évitant les mouvements brusques et les variations d’angle. Mais l’escargot n’est pas en reste qui doit glisser sur la baguette d’un archet en mouvement sans perdre l’équilibre.

Peter Szendy parle à ce propos de « parabiose », qu’il définit comme une « greffe » de temps, le partage d’un même temps par deux espèces différentes[1]. Il n’y a pas symbiose dans la mesure où les deux organismes ne sont reliés que temporairement et sans contact direct. Néanmoins, ils s’affectent mutuellement. C’est là me semble-t-il une des conditions essentielles de cette composition des temps : ils ne peuvent se composer que s’ils agissent l’un sur l’autre. Leur relation ne saurait donc demeurer seulement extérieure.

Dans les deux œuvres que j’ai décrites, cette relation est rendue manifeste par la musique ou, plus précisément, par la manière dont elle affecte la musique. Dans Time No Longer, le solo de clarinette de Messiaen est fragmenté et dédoublé. Dans If and Only If, l’Elegy de Stravinsky est allongée et dépliée. Le plus fascinant est que ces déformations du temps musical ne sont jamais seulement externes : en le recomposant, elles contribuent au renouvellement de notre écoute. À tel point que la platine et l’escargot peuvent être considérés comme des co-interprètes à part entière de ces nouvelles versions du Quatuor et de l’Elegy. C’est dans l’image mais par la musique que les temps se composent, que la « parabiose » devient effective. Et cette composition ne va pas sans une certaine décomposition du temps musical.

L’exposition que la Bourse de Commerce consacre à Anri Sala comprend trois œuvres plus anciennes dont deux intéressent particulièrement notre propos. L’une est une installation vidéo dans laquelle deux écrans courbés en quart de cercle se font face, Take Over (2017). L’autre est un film de 43 minutes qui suit le parcours d’une femme que l’on devine musicienne à travers une ville de Sarajevo en état de siège, 1395 Days without Red (2011). À la différence de celles décrites plus haut, ces deux œuvres ne sont pas des plans-séquences. Le travail de composition des temps passe dans la première par le dispositif d’installation et dans la seconde par le montage.

Take Over filme au plus près les claviers de deux Disklavier (pianos équipés d’un système de jeu automatique) dont l’un joue La Marseillaise et l’autre L’Internationale. Les deux écrans montrent d’abord des touches qui s’enfoncent en cadence sans produire d’autres sons que ceux, mécaniques, des échappements. On comprendra un peu plus tard qu’il s’agit des deux hymnes réduits à leurs carrures rythmiques. Puis le rythme s’apaise et des blocs mélodiques apparaissent derrière lesquelles on reconnaît La Marseillaise d’un côté, L’Internationale de l’autre. Bientôt, un bras[2] surgit qui entreprend de jouer par-dessus et contre lui ce que le piano joue, qui continue à jouer comme si la main n’était pas là, L’Internationale quand elle joue La Marseillaise et inversement sur l’écran d’en face.

Il y a bien deux temps ici, ou plutôt quatre, deux par écrans, mais ils ne se composent pas, ils s’opposent, ils se font la guerre : temps de la main contre temps de la machine. La main commence par jouer son hymne sur toute la surface du clavier, dans tous les octaves à la fois. Puis elle resserre son jeu et la mélodie devient identifiable. Parallèlement, le Disklavier raréfie le sien jusqu’au silence. Les mains restent seules. Elles ne font plus la guerre, elles enseignent. Le Disklavier se met à suivre leurs doigts, à jouer après elles ce qu’elles jouent, répétant docilement les notes, brouillant les mélodies dans le halo des résonances. Puis les mains s’éloignent des touches tout en continuant à faire les gestes, elles deviennent des mimes car c’est le Disklavier qui maintenant joue à leur place. Les mélodies retrouvent progressivement leurs lignes mais le moment dure peu. La main devient poing et coude, frappe le clavier, plaque des clusters, étouffe les mélodies à peine nées, fait des hymnes table rase.

La relation des temps est, nous l’entendons, plus complexe qu’elle semblait l’être. D’opposition, elle devient d’apprentissage. Deux manières de composer qui sont cette fois-ci internes au temps musical, qui l’écartent de lui-même, le feuillettent en temporalités disjointes. Ce que travaille Take Over est le différentiel de ces temps et l’étrange musique qui en résulte. Il s’agit moins d’opposer les hymnes que des manières de les jouer, de rendre sensible comme autant de strates ce qu’ils ont pu vouloir dire et faire faire : marches, guerres, révolutions, transmissions, trahisons, héritages, etc. Un contenu symbolique qui est inséparable des manières concrètes dont le temps du Disklavier s’articule à celui de la main et des jeux sonores fascinants qu’ils produisent ensemble.

1395 Days without Red donne à voir deux scènes parallèles que le montage conjoint. Une femme traverse Sarajevo assiégé. Un orchestre répète le premier mouvement de la Symphonie n°6 dite « Pathétique » de Tchaïkovski. Pendant toute une partie du film, les deux scènes ne sont reliées que par le montage. La femme marche dans un parc puis dans les rues de la ville vidées de ses habitants. On la voit de côté, en travelling latéral, puis de face, son visage occupant seul l’image. Elle croise une femme, un vieil homme, des piétons pressés. Parallèlement, dans une salle de plain-pied où l’on a disposé des chaises, un orchestre répète. Le montage s’attarde sur l’une puis sur l’autre.

On la voit rejoindre un groupe en train de patienter à un carrefour. Ils attendent. Un homme se lance, traverse la rue en courant. Une femme fait de même. Une détonation retentit. Personne ne semble y prêter attention. Une fois de l’autre côté, ils se remettent à marcher. On est à Sarajevo, un jour parmi les 1395 que dura, entre 1992 et 1996, le siège de la ville. Les détonations sont, imagine-t-on, celles des tirs des snipers qui visent les passants.

Dans la salle, la répétition se poursuit, le chef crie une indication aux musiciens. Pendant qu’elle marche, bouche fermée, la femme fredonne un air. Excepté le bruit des pas, du vent et des armes, le silence règne. On devine au volume du sac qu’elle porte dans son dos qu’elle est musicienne. Elle marche toujours, se chante à elle-même un air impossible à identifier, mais cette fois-ci, des instruments se font entendre : une clarinette, une flûte, un basson jouent quelques notes puis c’est l’orchestre entier qui s’accorde. La musique de la seconde scène contamine la bande-son de la première.

Puis elle est à l’orée d’une place vaste et nue bordée d’une avenue à plusieurs voies. Un homme court dans l’autre sens et s’arrête à côté d’elle, à bout de souffle. Ils échangent un regard. Elle attend un moment puis court à son tour. On la voit de haut traverser la place jusqu’à sortir de l’image. Les musiciens ont fait une pause. On les voit regagner leurs pupitres. Le chef d’orchestre les rejoint. La répétition reprend.

Encore une rue à traverser. Elle est à l’abri d’un bosquet. Elle fredonne un air et se met à courir. Elle est de l’autre côté maintenant, à l’abri, elle se remet à marcher. La caméra la suit. On entend l’orchestre jouer le premier mouvement de la Pathétique et l’on reconnaît la mélodie qu’elle vient de chantonner. Elle fredonne et la musique l’accompagne. Entre les deux scènes, la distance s’abolit. Le son les conjoint. Elle est en même temps ici, en train de marcher dans la ville et là-bas, avec eux qui répètent un concert à venir.

Nous pourrions nous dire qu’elle chante pour se donner du courage, s’obliger à marcher alors que la mort rode. Nous pourrions nous dire qu’elle appelle l’orchestre et que celui-ci de loin lui répond, qu’il symbolise ce qui dans cette ville résiste à la peur et à la mort, que tant qu’il jouera, les gens continueront à marcher et à courir. Nous n’aurions évidemment pas tort mais l’essentiel, me semble-t-il, se joue ailleurs. Comme dans les œuvres précédemment décrites, c’est par la musique que les scènes de 1395 Days without Red se superposent, conjoignent leurs temps dans une même image, surmontent la séparation qu’imposait le montage parallèle. Cette conjonction n’est toutefois pas une fusion. Les deux temporalités demeurent séparées. Ce que la scène montre est le miracle, que l’on peut imaginer quotidien, de leur rencontre.

Que se passe-t-il alors ? La femme devient, mais elle l’était en vérité depuis le début du films, co-interprète de la répétition en cours, de la même manière que la platine, l’escargot et les pianos Disklavier sont co-interprètes des musiques que ces autres œuvres donnent à entendre. Ce qu’Anri Sala met en scène dans tous ces cas est la conjonction dans l’image et par la musique de temps structurellement disjoints. Mais cette conjonction n’est possible que s’il y a partage au présent des durées. Pour composer les temps, il faut durer ensemble. Chez Anri Sala, le temps ne devient pas espace, il devient durée.

Anri Sala, Time No Longer, Bourse de Commerce – Pinault Collection, jusqu’au 16 janvier 2023.


[1] Peter Szendy, Coudées – Quatre variations sur Anri Sala, Mousse Publishing, 2019, p. 100.

[2] Deux bras en vérité, un par écran. Il s’agit dans les deux cas du bras droit du pianiste Clemens Hund-Göschel.

Bastien Gallet

Philosophe et écrivain

Notes

[1] Peter Szendy, Coudées – Quatre variations sur Anri Sala, Mousse Publishing, 2019, p. 100.

[2] Deux bras en vérité, un par écran. Il s’agit dans les deux cas du bras droit du pianiste Clemens Hund-Göschel.